Tunisie 2011 : l'économie tunisienne entre occultation et miroir aux alouettes
Les yeux rivés sur le 23 octobre 2011
Nous voici à présent au milieu du gué, à la veille des élections pour la Constituante. Les heureux élus auront le privilège et le devoir de contribuer à façonner les institutions de notre Tunisie, telles que nous les espérons : instruments d’un Etat de droit, d’une démocratie moderne, et d’une société de justice sociale, de liberté et de tolérance. A la fin de ce parcours, ils auront accompli une oeuvre majeure, qui façonnera le visage de notre beau pays, pour des décennies. Et pourtant, tous ces travaux qui s’annoncent, et qui sont inévitables, vont nous replonger à nouveau, totalement, dans les débats constitutionnels, d’une importance incontestée, avec cependant pour conséquence, qu’à l’instar de ce qui se passe actuellement, ils finiront par occuper tout l’espace du débat démocratique, au détriment de sujets aussi essentiels que, par exemple, la culture avec toutes ses composantes, et l’économie dans toute sa plénitude.
La nécessaire pédagogie du redressement économique
Je me garderai bien de parler de culture, mais l’économie tunisienne qui se dégrade chaque jour, comment ne pas crier haut et fort qu’elle ne focalise encore pas, de la manière la plus insistante, l’attention de tous.
Le Tunisien sait parfaitement que le taux des sans-emploi s’accroît chaque jour, depuis le 14 janvier, pour des raisons multiples, pour la plupart endogènes.
Permettez-moi de vous rappeler quelques chiffres :
• Dans le tourisme : pertes supérieures des revenus de 51% par rapport à 2010 et moins 39% du nombre de nuitées.
• Dans les autres secteurs, 45 entreprises étrangères ont quitté le pays, occasionnant la perte de plus de 3.000 emplois.
A ce jour, les entreprises sinistrées sont au nombre de 265, avec à fin avril 10 000 emplois perdus.
Le nombre de chômeurs en Tunisie s’élève à 520 000 dont 160 000 diplômés de l’enseignement supérieur. Ce chiffre est appelé à croître. Il atteindrait 700 000 à la fin de l’année 2011, sachant que le marché enregistrera l’arrivée de nouvelles demandes, estimées entre 150 000 et 200 000.
Cette situation conduira à un taux de chômage atteignant les 19% de la population active contre un pourcentage de 14% en 2010. Ajoutons à cette triste litanie une baisse du PIB de 7,8% par rapport au dernier trimestre 2010 et de 17,2 % des investissements directs étrangers (IDE) par rapport au premier semestre 2010.
Sans tomber dans l’outrance de l’alarmisme, il est clair qu’aussi bien les responsables actuels, qui font pourtant ce qu’ils peuvent, par ces temps difficiles, que les prétendants aux responsabilités futures, se devaient, se doivent encore plus que jamais, d’être plus présents sur ce terrain, qui finira par malmener le citoyen lambda, dès lors qu’il verra son pouvoir d’achat menacé, son emploi disparaître, et surtout l’horizon s’obscurcir pour les générations à venir, celles de ses enfants et petits-enfants.
Notre révolution si belle, si grande, que l’écrivain académicien Amine Maalouf vient de qualifier d’homérique, n’a pas prolongé la noblesse de sa démarche par un effort de citoyenneté, tout au moins au niveau de la concorde entre les partenaires économiques, qui ont perdu plus de temps à régler des comptes et à afficher des ambitions, plutôt qu’à affirmer, avec force, le côté «sacré» de la préservation de l’outil économique.
S’il y avait eu, dès les premiers jours, ce consensus absolu sur le caractère intangible de l’outil économique, nous n’en serions pas là : perte supplémentaire de plus de 10 000 emplois au moins en quelques mois, agressions répétées des investissements étrangers, des usines bloquées et des surenchères en provenance non pas des ouvriers, qui eux connaissent la valeur de leur outil de travail, mais des petits «caïds» qui se sont intronisés, faute de concorde sociale, «leaders des négociations», généralement pour leur seul bénéfice et celui de leurs «bandes».
Un exemple, parmi d’autres, de la stupidité des moments que vit notre peuple : depuis le 27 juin, la cimenterie d’Enfidha, première entreprise du secteur avec 25% de part de marché, est à l’arrêt suite à la confiscation de ses engins de carrière par un groupe d’habitants du village d’Aïn M’dhaker. La société fait travailler sur son site 800 personnes et contribue à l’emploi de près de 50 000 personnes dans le secteur de la construction dans sa région.
Malgré les efforts déployés par la société en faveur, notamment, de l’aide sociale directe, l’aide à l’école, l’embauche, et la proposition de participer à un fonds structurel de développement local au côté des autres entreprises de la Délégation, la situation n’a pas évolué. Dans ce contexte, la décision de l’Etat d’importer du ciment de l’étranger étonne. Que ce soit en nature ou en devises, cette importation représente une perte de richesse pour la communauté et constitue un signe de faiblesse à l’égard des fauteurs de troubles et de manque de soutien à l’égard des investisseurs qui, dans le cas de la cimenterie, ont investi dans notre pays plus de 425 millions de dinars.
Encore une fois, s’il y avait eu ce consensus incluant non seulement les partenaires sociaux, mais bien toute la classe politique, les prétendants et les accédants à cette classe, on n’en serait pas là : des investisseurs qui s’en vont, d’autres qui envisageaient de s’installer dans notre beau pays qui changent de destination, en allant dans des endroits plus sûrs, et des touristes, y compris nos voisins, qui nous abandonnent. Même le tourisme local est aux abonnés absents.
De leur côté, les médias ont rempli leur mission d’information.Néanmoins, ils auraient pu aller plus loin, et faire oeuvre utile, s’ils avaient multiplié, aux heures de grande écoute, des débats et discours pédagogiques mettant l’accent sur le nécessaire sauvetage de l’économie tunisienne. Car, qu’on le veuille ou pas, notre économie sinistrée ne pourra pas se relever dans les prochains mois. Et plus le temps passe, plus il sera difficile de réparer les dégâts, dont les victimes seront les personnes les moins protégées, et les plus démunies, logées aux avant-postes des risques et des malheurs.
Il n’est pas encore tard pour donner à l’économie sa priorité, parmi les priorités, en sauvant le peu qui reste à préserver, pour cette année, mais surtout pour ne pas poursuivre dans cette quasi-absence de consensus autour de l’intangibilité de l’outil de production nationale, et au contraire pour réunir toutes les composantes de la société, pour un pacte autour de son inviolabilité.
C’est probablement la charte nationale la plus facile à signer, à vulgariser et à faire exister, par toutes les parties prenantes de la sphère citoyenne, et sans que cela puisse de quelque manière que ce soit gommer les différences d’approches économiques légitimes des partis politiques.
Justement, parlons des programmes politiques, pour les périodes à venir, et ce que nous citoyens souhaitons y voir figurer.
Les programmes politiques : le parler vrai et le miroir aux alouettes
Les quelques programmes présentés sans fanfare, ce qui confirme le peu d’intérêt des «politiques» et des médias pour la chose économique, sont, il est vrai, des clones les uns des autres, avec les mêmes axiomes, qui reviennent à la virgule près, en tout cas pour les grandes lignes : augmentation par milliers, et dans l’instant, des emplois, décentralisation, renforcement, jusqu’à la surenchère, des pouvoirs régionaux, réduction drastique des inégalités sociales et tutti quanti.
Peu de choses séparent les programmes déjà présentés formellement ou dont les contours ont été esquissés dans les rares débats et présentations audiovisuels.
Ce qui est saisissant et un peu regrettable, c’est le côté immédiat des promesses offertes aux Tunisiens, alors que tout le monde sait que pour donner, il faut disposer de ressources propres et de ressources d’emprunt et que dans les deux cas nous en sommes sacrément dépourvus.
Ceux qui prétendent aux plus hautes charges de l’Etat se grandiraient et gagneraient en crédibilité, en autorité et en popularité, s’ils s’armaient de courage, en affirmant comme l’avait fait Churchill, en son temps, qu’ils ne peuvent à court terme «offrir que du sang, de la sueur et des larmes».
En effet, nos ressources propres fondent, et les promesses reçues du G8 et des pays amis, qui par les temps qui courent «n’engagent que ceux qui les reçoivent», tant il est vrai que ces pays, USA compris, et à l’exception notable des émergents, traversent leur été meurtrier, celui de tous les périls, du fait de l’explosion de leurs dettes souveraines.
Le «miroir aux alouettes» de nos partis est bâti, au mieux, sur de bonnes intentions, et au pire sur un électoralisme de circonstance, qui ne tient compte ni du volume de nos ressources, ni de la faible capacité de rebond, à court terme, de notre économie. Ils souffrent d’un oubli que nos réserves budgétaires et de change s’épuisent, et que notre capacité à recourir au soutien étranger est affaiblie par notre économie ravagée par les turpitudes des fauteurs de troubles, qui ne permettent pas aux bailleurs de fonds, qui nous observent au microscope, de nous créditer d’anticipations positives. D’autant plus que notre révolution a révélé, au grand jour, le manque de gouvernance dans la gestion des financements extérieurs obtenus, phénomène aggravant qui conduit à se poser la question de savoir quand l’Etat tunisien sera soluble dans la gouvernance.
Les programmes et anticipations économiques de la sphère politique sont échafaudés comme si les ressources de référence, internes et externes, sont acquises, alors que notre note souveraine, déjà dégradée avec un biais négatif, renchérira nos futurs emprunts, augmentera le service de la dette et en un mot rendra moins facile qu’annoncé les promesses avancées.
Conclusion
Il nous faudrait un moment, un vrai moment de grâce, pour que nos politiques comprennent que si on joue avec l’économie, elle finira par se révolter durablement et acceptent de privilégier, sans compter, le parler vrai des hommes qui font la grande Histoire, qui traverse et s’inscrit dans le temps aux promesses incertaines, qui font la petite politique, celle qui s’envole, comme un grain de sable, au moindre coup de vent.
M.G.