La Suisse est décidée à soutenir la transition historique en Tunisie
La Suisse vous est reconnaissante de pouvoir participer à la première réunion de la Task Force UE-Tunisie. Mon pays a décidé de soutenir de manière substantielle et ciblée le processus historique de transition actuellement en cours en Tunisie, en étroit partenariat avec les autorités locales. Nos efforts conjoints visent à promouvoir les structures démocratiques et l’Etat de droit ainsi que l’émergence d’un secteur privé durable.
En ce qui concerne ce dernier point, je pense notamment à la création d’emplois et à l’encouragement d’investissements en Tunisie. Je me réjouis de la discussion de ce soir qui sera précisément consacrée à cette question. Mais avant la question des investissements, se pose la question de rendre justice au peuple tunisien en lui restituant ses fonds.
Le recouvrement de biens dont la population a été privée par le régime Ben Ali constitue un enjeu central pour la nouvelle Tunisie et pour sa capacité à investir. Notre réunion d’aujourd’hui et de demain en témoigne : ce message a été bien reçu, en Suisse et dans les pays membres de l’Union européenne. J’aimerais réitérer ici la grande importance qu’attache mon pays au recouvrement d’avoirs d’origine illicite déposés en Suisse.
La Suisse a été le premier pays à réagir aux bouleversements politiques en Tunisie en ordonnant, le 19 janvier 2011, le gel de tous les avoirs en possession de personnes proches du régime Ben Ali. Les autorités suisses ont fait preuve d’une très grande diligence lors de la mise en œuvre de l’ordonnance de blocage pour assurer que l’ensemble des fonds sis en Suisse soit saisi. Un montant total d’environ 60 millions de francs suisses a été bloqué.
Les 60 millions bloqués en Suisse représentent un montant faible par rapport aux sommes gelées sur le plan international et qui se chiffrent en milliards selon des estimations. Cela tient à 2 raisons :
La première, le régime du président déchu Ben Ali n’entretenait pas de sympathie particulière ni de liens étroits avec la Suisse étant donné les critiques émises par la Suisse à l’égard de ce régime.
Il convient par ailleurs de souligner que, si les montants bloqués en Suisse peuvent paraître peu importants, cela s'explique par le fait d'une législation très stricte en matière de lutte contre le blanchiment d'argent, soumettant les instituts financiers à des obligations de diligence et de communication étendues. Ce dispositif anti-blanchiment a été constamment renforcé au cours des dernières années, de même que l’arsenal législatif à notre disposition permettant le recouvrement de fonds illicites. En effet, mon pays n’a aucun intérêt à ce que sa place financière soit utilisée de manière abusive pour blanchir des fonds d’origine illicite. Pour ce faire, la Suisse a mis sur pied un système fondé sur deux piliers : d’une part la prévention et d’autre part l’identification, la saisie et la restitution d’avoirs d’origine illicite.
S’agissant de la prévention, les mesures prévues servent avant tout à éviter le dépôt en Suisse d'avoirs d'origine criminelle. Nous considérons que les avoirs des « personnes politiquement exposées » (PPE) et de leur entourage présentent des risques particulièrement élevés, raison pour laquelle ils sont soumis à des obligations de diligence particulièrement strictes. Les intermédiaires financiers doivent alors vérifier non seulement l'identité de l'ayant droit économique mais aussi l'origine des valeurs patrimoniales remises, l'origine de la fortune, le contexte et la crédibilité des versements entrants si ceux-ci sont particulièrement importants, ainsi que le but dans lequel les valeurs patrimoniales sont prélevées.
Au sujet de la saisie et de la restitution : Si, malgré les multiples mesures de précaution, des avoirs illégitimes parviennent en Suisse, ils doivent être identifiés par les autorités judiciaires compétentes et restitués à leur pays d’origine, par le biais de l’entraide judiciaire internationale.
Certains cas sont particulièrement complexes à résoudre, notamment en raison de la défaillance de l’État d’origine. Pour ces cas, la Suisse a créé récemment la loi sur la restitution des avoirs illicites de personnes politiquement exposées (LRAI). Cette loi fixe les modalités du blocage, de la confiscation et de la restitution de valeurs patrimoniales des « personnes politiquement exposées » (PPE) ou de leur entourage, lorsqu’une demande d’entraide judiciaire internationale en matière pénale ne peut aboutir en raison de la défaillance de l’État requérant dans lequel la personne exerce ou a exercé sa fonction publique. Cette loi, qui est une première mondiale dans ce domaine, est l'illustration claire de la politique que mène la Suisse depuis plus de 20 ans.
Heureusement la Tunisie est loin d’être ce que l’on considère comme un Etat défaillant ; je me félicite de constater que la magistrature tunisienne dispose d’un excellent savoir-faire et d’un professionnalisme reconnus que les années difficiles de la dictature n’ont pas réussi à détruire. La célérité avec laquelle les premières demandes d’entraide judiciaire nous ont été adressées, après la chute du régime Ben Ali, en est la preuve.
Cette démarche active de la part des autorités tunisiennes est un élément très important, car l’appui des autorités du pays requérant est essentiel pour la réussite de toute procédure d’entraide. Compte tenu de ce fait, une collaboration très étroite entre les autorités judiciaires tunisiennes et suisses s’est instaurée pendant les six derniers mois.
Dans ce contexte, la Suisse a proposé à la partie tunisienne une série de mesures visant à accélérer le traitement des demandes d’entraide judiciaire. Ainsi, plusieurs missions ont été organisées pour permettre des rencontres directes entre responsables de l’entraide judiciaire en Tunisie et en Suisse. Par ailleurs, la Suisse a mis à disposition des autorités pénales tunisiennes un expert en matière d’enquête criminelle et d’entraide judiciaire pénale. Nous étudions ensemble la mise en place d'un pôle financier.
Parallèlement, les autorités compétentes suisses ont ouvert des enquêtes pénales en Suisse pour soupçon de blanchiment d’argent.
Lors de précédents cas de recouvrement d’avoirs, la jurisprudence suisse a précisé la pratique permettant de traiter ces cas de la manière la plus rapide. Ainsi, le Tribunal fédéral suisse a développé, dans le cadre de la procédure visant la restitution de 800 millions de dollars des fonds Abacha au Nigéria, une jurisprudence qui permet, a certaines conditions précises, de renverser le fardeau de la preuve en ce qui concerne l’origine illicite des avoirs. Le défi auquel nous faisons face actuellement consiste à déterminer comment adapter et faire évoluer au mieux cette pratique au cas de la Tunisie. Nous sommes tous conscients que le temps presse. Il faut donc encore trouver d’autres possibilités permettant d’accélérer la procédure de restitution. Une piste pourrait consister à raccourcir le laps de temps qui s’écoule normalement, dans les cas de recouvrements d’avoirs, entre le moment de la décision de confiscation par un juge et l’entrée en force de cette décision. Toutefois, raccourcir ce laps de temps implique nécessairement de limiter, d’une manière ou d’une autre, les voies de recours nationales, ce qui pourrait soulever de nouvelles questions sous l’aspect de l’état de droit. Une autre piste pourrait consister à ce que la communauté internationale s’accorde à développer une solution au niveau international.
Je pense ici à une confiscation par le biais des Nations Unies. Concrètement, le Conseil de sécurité pourrait adopter des sanctions qui permettraient ensuite la confiscation des avoirs bloqués. Une procédure analogue avait été adoptée pour l’Iraq en 2003. Par sa résolution 1483, le Conseil de sécurité avait décidé à l’époque que les avoirs personnels du dictateur déchu et de son entourage seraient confisqués et restitués en faveur du peuple irakien. Certes, nous nous trouvons dans un cas de figure différent en ce qui concerne les avoirs tunisiens. Toutefois, compte tenu de l’urgence de trouver une solution, cette piste mériterait à mon avis d’être examinée de plus près.
Certains analystes soulignent la différence de traitement entre leur pays, citons la Tunisie, et la Libye où 385 millions viennent d’être débloqués. Les situations ne sont en effet pas identiques : Je réponds de la façon suivante :
En ce qui concerne la Libye, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté des sanctions qui ont été reprises par la communauté internationale, y compris la Suisse. Le comité de sanctions est habilité dans ce contexte à autoriser certains déblocages concernant des avoirs en possession ou sous le contrôle d’entités publiques libyennes à des fins humanitaires. Le 16 septembre 2011, le Conseil de Sécurité de l’ONU a en outre adopté la résolution 2009 (2011) et a levé, dans son paragraphe 14, les mesures de gel concernant notamment les avoirs de la Compagnie pétrolière nationale libyenne (Libyan National Oil Corporation).
Pour la Tunisie, aucune sanction onusienne n’a été adoptée. La Suisse a toutefois décidé de geler des avoirs en possession du président déchu Ben Ali et de son entourage pour soutenir les autorités judiciaires tunisiennes. Conformément aux règles sur l’entraide judiciaire internationale en matière pénale, la restitution d’avoirs bloqués ne peut avoir lieu que si l’origine illicite des valeurs a été prouvée par le biais d’une procédure judiciaire.
L’expérience démontre que le recouvrement d’avoirs est un processus complexe qui nécessite un partenariat solide. En effet, ni l’Etat d’origine des fonds, ni l’Etat requis ne peut, à lui seul, procéder à la restitution. Ces deux Etats doivent par conséquent travailler main dans la main pour constituer la chaîne de maillons indispensable à l’entraide judiciaire internationale et, ensuite, au recouvrement d’avoirs.
Je me félicite dès lors de l’initiative lancée, lors de cette première réunion de la Task Force UE-Tunisie, visant à réfléchir activement aux possibilités d’intensifier et d’accélérer le processus de restitution. Quant à la Suisse, je peux vous assurer qu’elle est déterminée à soutenir au mieux le peuple tunisien et à rendre dans les plus brefs délais tous les avoirs d’origine illicite bloqués en Suisse.
La révolution tunisienne a été suivie dans le monde entier avec sympathie et admiration. En se débarrassant de la dictature, le peuple tunisien a tourné lui-même la première page de ce nouveau chapitre de son histoire. Nous restons à ses côtés pour le soutenir dans ses aspirations à une société plus juste, offrant des perspectives à toutes et à tous.
Mme Micheline Calmy-Rey
Présidente de la Confédération Suisse
Discours prononcé à Tunis, mercreci 28 septembre 2011,
à l'occasion de la première réunion de la Task-Force Tunisie-UE