La TVA sociale : une piste de lutte contre le chômage en Tunisie ?
Introduction
D’une manière générale, la TVA dite sociale consiste à augmenter le taux de TVA de quelques points supplémentaires pour que les recettes additionnelles générées par cette hausse puissent financer les dépenses sociales. De ce point de vue, elle est conçue comme un instrument de socialisation et de solidarité concernant les dépenses de sécurité sociale. Elle est aussi conçue comme un instrument fiscal de relance de l’emploi. Dans ce cas, le principe de la TVA sociale consiste à diminuer les cotisations sociales payées par les employeurs et les compenser par une augmentation du taux de TVA afin de continuer d’assurer le financement de la protection sociale des salariés.
C’est donc un mécanisme qui permet de substituer une partie/ou la totalité des cotisations sociales des employeurs par une recette fiscale payée par les consommateurs. Les recettes de ladite taxe sont alors collectées par l’organe de sécurité sociale au lieu du trésor public.
L’ambition de ce dispositif est de baisser le coût du travail afin de permettre aux entreprises d’embaucher davantage et de bénéficier d’un surplus de compétitivité basé sur une dévaluation déguisée.
L’idée parait toute simple et facile à mettre en oeuvre ; ses répercussions sur l’économie et sur le chômage peuvent être relativement significatives, L’engagement des acteurs, Gouvernement, Entreprises et Syndicat, est cependant crucial pour sa réussite.
Les mécanismes économiques de la TVA sociale
Dans un système bismarckien, les prestations sociales sont financées par les charges sociales. La différence entre le salaire brut réellement payé par l'employeur et le salaire net, revenu réellement perçu par le salarié, est constituée de charges sociales et d’impôts. Cette différence entre le salaire brut et net est communément appelée le coin fiscal.
Le succès de la TVA sociale comme instrument de relance de l’emploi dépend du poids du coin fiscal dans l’économie. S’il est élevé, il est alors dommageable pour l’emploi et sa réduction permet à court et à moyen terme de relancer l’emploi. Dans un tel contexte, l’allègement du coût du travail incite les entreprises à embaucher davantage et leur permet également d’améliorer leur marge et de profiter d’une dévaluation fiscale qui améliore leur compétitivité. Si le mécanisme escompté ne fonctionne pas, la TVA sociale se réduit à un transfert de revenu des consommateurs vers les entrepreneurs et l’impact sur le chômage est nul.
L’effet réduction du coût du travail
Comme indiqué précédemment, la TVA sociale conduit à un allégement significatif des charges payées par les entreprises et par conséquent à une réduction du coût du travail assimilable à une réduction du salaire réel. L’effet immédiat à court terme est une amélioration de la marge des entreprises ce qui pourrait améliorer la profitabilité et la capacité à investir des entreprises.
Le mécanisme le plus important est celui de la réduction du coin fiscal. Comme en général, la demande de travail des entreprises dépend négativement du coût du travail, l’impact de la baisse de ce dernier génère une augmentation de l’offre d’emploi pour un niveau donné de la demande. Cet effet dépend fortement de l’élasticité du coût du travail. Plus elle est élevée plus l’impact escompté est élevé. Elle induit aussi à court terme une substitution de travail au capital qui est cruciale pour le chômage des qualifiés.
L’impact dépend aussi de la nature de la main d’oeuvre. L’élasticité de l’offre d’emploi varie selon que la main d’oeuvre est qualifiée ou non. Il est généralement admis qu’elle est plus élevée pour le travail non-qualifié, ce qui justifie dans certains cas l’utilisation de la réduction des charges sociales des non-qualifiés comme instrument de réduction du chômage de cette catégorie de main d’oeuvre.
Il est par conséquent légitime de cibler le mécanisme de la TVA sociale selon l’objectif escompté en choisissant d’appliquer la réduction des charges sociales soit d’une manière uniforme soit d’une manière ciblée.
L’effet compétitivité
Sur le marché étranger, la TVA sociale est assimilée à une « dévaluation fiscale » par opposition à une « dévaluation monétaire ». Comme la dévaluation monétaire, l’effet de la dévaluation fiscale est immédiat et sans délais.
Comme les prix à l’exportation ne sont pas soumis à la TVA, elle fait baisser les coûts des exportateurs par le biais de la baisse des cotisations sociales. Les importateurs subissent une hausse des prix de vente des produits importés car l’augmentation de la TVA s’applique aussi à leur produit. Cet effet pourrait être bénéfique pour les produits locaux qui subissent deux effets inverses : la hausse de la TVA et la baisse des cotisations sociales. Le prix des produits locaux baisse relativement aux produits importés. L’effet global sur la balance commerciale dépend du degré de substituabilité des produits locaux aux produits étrangers.
En définitive, la TVA fiscale possède un puissant impact de compétitivité qui pourrait se traduire par une augmentation de l’emploi résultant à la fois de la réduction du coin fiscal et l’augmentation de la demande locale et étrangère suite à l’effet compétitivité.
L’effet inflationniste
Comme la compensation de la baisse des charges sociales est générée par une hausse supplémentaire de la TVA, les prix à la consommation pourraient augmenter immédiatement et d’une manière définitive induisant ainsi une hausse immédiate et permanente des prix et une inflation temporaire. En effet, l’augmentation de la TVA est faite une fois pour toute et intégrée dès la première année dans le niveau général des prix ce qui rend transitoire l’effet inflationniste générée par la TVA sociale.
Il est bien entendu possible que les entreprises répercutent la baisse des charges sociales sur les prix hors taxes en réduisant leurs prix. Cet effet est peu probable vu la rigidité des prix à court terme mais pourrait en tout cas neutraliser l’effet inflationniste. L’occurrence de ce mécanisme dépend en grande partie du comportement des entreprises et de la structure concurrentielle du marché des biens.
Il y a lieu enfin de noter que l’effet inflationniste, contrairement aux autres effets, est immédiat, sans délais d’ajustement et fort probable.
L’effet anti-redistributif
La baisse des charges sociales pour les entreprises est compensée par la hausse de la taxe sur les biens de consommation payée par les consommateurs. Il s’agit ainsi d’une redistribution au profit des entreprises d’autant plus que l’inflation générée par la hausse de la TVA pourrait conduire aussi à une baisse du pouvoir d’achat des ménages mesurée par la baisse du salaire réel.
A court terme l’effet anti-redistributif est incontestable mais les négociations salariales, basées généralement sur l’indexation des salaires sur l’inflation, pourraient l’atténuer à moyen et long terme. De même, pris dans leur ensemble, les ménages bénéficient globalement de l’augmentation de l’emploi et l’augmentation de la masse salariale globale. Enfin, ce qui est collecté par la hausse de la TVA sociale sera remis de nouveau aux ménages sous forme de prestations sociales.
D’une manière générale, la TVA sociale pourrait être un mécanisme efficace de réduction du chômage. Etant donné son impact sur les acteurs, elle nécessite en particulier une mise en oeuvre concertée entre tous les acteurs : le Gouvernement, les syndicats et les entreprises.
Quelques expériences internationales
La simplicité de ce mécanisme et son effet quasi immédiat sur le coût du travail ont poussé plusieurs pays à le mettre en oeuvre ou à étudier la possibilité de le faire. Les cas du Danemark et de l’Allemagne sont les plus connus alors qu’en France le débat est lancé depuis longtemps et continue de l’être.
A la fin des années 1980 et au début des années 1990, le Danemark avait connu un accroissement de son taux de chômage, des déficits publics importants et un déficit important de sa balance des paiements. Pour faire face à ce problème, le gouvernement socialiste de l’époque avait mis en place un ensemble de réformes dont l’introduction de la TVA sociale de + 3 points supplémentaires contre une réduction des cotisations sociales. Dans un contexte mondial défavorable, l’effet immédiat était une amélioration de la compétitivité de 5% et une légère inflation avec une amélioration des marges bénéficiaires des entreprises. L’effet sur le chômage est mitigé mais ce pays a pu le réduire de 10%, début des années 90, à 4% en 2011.
L’Allemagne avait aussi instauré en 2007 un dispositif de TVA sociale qui a conduit à une augmentation de la TVA de 3 points allant de 16 à 19% afin de financer une baisse des cotisations chômages employeurs. 1 point de TVA était suffisant pour compenser la réduction des cotisations sociales. Le coin fiscal allemand était identifié comme l’un les plus élevé en Europe et comme une source de chômage.
Soutenue par une conjoncture mondiale favorable, l’expérience Allemande était un succès en matière de croissance et de chômage. Les craintes inflationnistes étaient dissipées puisque seulement 0.9 point d’inflation supplémentaire a été enregistré contre 3 points supplémentaires de TVA. La compétitivité coût de l’économie s’est améliorée et la marge des entreprises a progressé de 37%.
En France, la question a été débattue en 2007 et est revenue dans le débat public récemment. Des simulations montrent qu’un point de TVA compense 1.5 point de cotisation. Le surcroit d’emplois à moyen terme est estimé à plus de 300.000. Il serait induit par une baisse des cotisations, concentrée sur les bas salaires, financée par une hausse de 1.5 point de TVA.
Les enseignements économiques pour la Tunisie
En Tunisie, le système de sécurité sociale est l’un des socles de la politique sociale du pays. Les taux de cotisations sociales de 25.75 % sont subdivisés en une part patronale égale à 16.57% et une part salariale, égale à 9.18%. La TVA est égale à 18%.
Les résultats des simulations à l’aide d’un modèle d’équilibre général calculable multisectoriel et dynamique montrent l’efficacité d’une telle mesure. Nous nous proposons en effet de réaliser deux batteries de simulation. La première consiste en une baisse progressive des taux de cotisation d’une manière uniforme pour tous les types de travailleurs (qualifiés et non qualifiés). La baisse varie de 5 points à 15 points. La deuxième, limite uniquement cette baisse aux travailleurs qualifiés puisque le chômage en Tunisie touche beaucoup plus cette catégorie.
Tableau 1 : | ||||
| Baisse de 5 points des cotisations | Baisse de 10 points des cotisations | Baisse de 15 points des cotisations | |
Taux de la TVA sociale | 1.1 | 2.3 | 3.4 | |
Variation du taux de croissance du PIB | 0.51 | 0.93 | 1.25 | |
Variation du taux de chômage des qualifiés | -3.59 | -6.86 | -9.89 | |
Variation du taux de chômage des non-qualifiés | -4.32 | -8.08 | -11.35 |
Le tableau 1 présente les résultats de la première batterie de simulations qui consiste en trois scénarios de baisse respectivement de 5 points, 10 et 15 points des cotisations sociales. Dans tous les cas, une baisse de 5 points des cotisations est compensée par 1.1 point d’augmentation de la TVA ce qui s’explique largement par l’importance de l’assiette fiscale de la TVA par rapport à celle des cotisations sociales. L’impact de la baisse de 5 points des cotisations sociales se traduit par un demi-point de croissance supplémentaire et une réduction de 3.5 points du taux de chômage des qualifiés et 4.3 points du chômage des non-qualifiés. Cet effet est d’autant plus prononcé que la baisse des cotisations est importante. Le cas extrême est celui d’une baisse des cotisations de 15 points compensée par une hausse 3.4 points de TVA. L’impact sur la croissance est de 3.4 points supplémentaires avec une réduction du chômage des qualifiés et des non-qualifiés respectivement de 9.89 et de 11.35 points.
La deuxième variante de simulation est présentée dans le tableau 2. L’impact est à peu près le même en ce qui concerne la réduction du chômage des qualifiés alors que le chômage des non-qualifiés augmente légèrement. L’emploi des qualifiés est imparfaitement substituable à celui des non qualifiés et donc les entreprises sont tentées d’embaucher des qualifiés à la place des non-qualifiés ce qui explique la légère augmentation du taux de chômage des non-qualifiés. En termes de croissance du PIB, l’impact est assez faible de l’ordre de 0.2 points lorsque la baisse concerne 15 points des cotisations sociales. La compensation des 15 points de baisse des cotisations par la TVA est aussi très faible et de l’ordre de 0.8 points supplémentaires.
Tableau 2 : | |||
| Baisse de 5 points des cotisations | Baisse de 10 points des cotisations | Baisse de 15 points des cotisations |
Taux de la TVA sociale | 0.2 | 0.5 | 0.8 |
Variation du taux de croissance du PIB | 0.06 | 0.13 | 0.2 |
Variation du taux de chômage des qualifiés | -3.24 | -6.55 | -9.91 |
Variation du taux de chômage des non-qualifiés | 0.06 | 0.15 | 0.26 |
Conclusion
La TVA sociale est une piste à explorer pour lutter contre le chômage. Elle nécessite en tout cas que les entreprises jouent le jeu et traduisent la baisse des cotisations en un surcroit d’emploi. Sa mise en oeuvre commence par un débat social et économique et se termine par un engagement de tous les acteurs : Gouvernement, Syndicat et Entreprises.
Le Cercle des Economistes de Tunisie
Le Cercle des Economistes est créé par des professeurs d’université en sciences économiques pour les universitaires spécialistes en économie pour pouvoir organiser les débats et les discussions économiques. La vocation du Cercle est de produire des analyses enrichissantes et des propositions constructives et de les exposer au plus grand nombre. Les approches adoptées sont multiples et se caractérisent par le professionnalisme, la diversité mais reposent toujours sur l’examen des faits et la rigueur des analyses. Il en résulte un enrichissement du débat et la confrontation des idées et des politiques qui est menée dans un esprit contradictoire constructif. De même, les membres du Cercle sont animés par l’esprit d’ouverture, de tolérance et de respect des positions politiques des uns et des autres.
Le programme de travail repose sur les éléments suivants:
1. Le développement d’un site web du cercle. Le contenu du site repose sur les informations produites par les membres en l’occurrence, les publications, les notes, les cahiers, les rencontres, les liens utiles, les informations.
2. Le développement de Blogs thématiques. Un blog est un lieu ou un forum de discussion d’un ou plusieurs sujets avec un modérateur qui gère la mise en ligne des différents commentaires
3. L’organisation de débats périodiques sous forme de rencontres économiques : C’est un lieu d’échange et de discussion ouvert au public. Ces rencontres thématiques doivent être mensuelles, publique, préparées à l’avance avec un présentateur spécialisé sur des thèmes spécifiques. L’intervenant pourrait être un membre interne ou externe au cercle.
4. La publication de points de vue dans des journaux et des magazines : C’est une activité individuelle auquel chaque membre devrait participer activement. Les notes préparées par le cercle peuvent faire l’objet de publication. Ces articles traduisent en grande partie le point de vue de ses rédacteurs
5. La participation dans les médias audiovisuels : Il est important de diversifier la présence des membres dans les émissions spécialisées des médias audiovisuels. Cependant, il convient d’adopter une approche stratégique en établissant un lien durable avec un partenaire spécialisée dans le domaine économique.
6. Les publications : Deux types de publications sont envisagées :
6.1 Les cahiers : Chaque année, des cahiers qui rendent compte des travaux et débats du Cercle sur des sujets d’actualité (chômage, développement régional, inégalités…) doivent être publiés.
6.2 La Lettre du Cercle des Economistes de Tunisie. Ces Lettres sont une synthèse de point de vue sur des questions importantes. Elles résultent en principe de discussions internes du Cercle et sont en quelque sorte des supports aux discussions et à l’exposé des points de vue des membres du cercle.
7. L’organisation d’une conférence annuelle du cercle : C’est une activité importante et devrait s’effectuer en collaboration avec des partenaires scientifiques nationaux et internationaux.
Hedi BCHIR
Expert international
Taoufik RAJHI
Professeur des Universités de France