Taieb Baccouche : Le difficile pari gagné à l'Education
S’il est encore prématuré de dresser un bilan équitable du gouvernement de transition, une première auto-évaluation par les ministres eux-mêmes est, sans doute, instructif. A la veille du scrutin du 23 octobre devant marquer, en principe, la fin de leur mission, nous les avons invités à nous livrer, faute d’un bilan exhaustif, du moins, leurs sentiments, sur ces mois passés au gouvernement. Pour structurer les réponses, quatre questions leur ont été posées :
1. Quelle est la mesure que vous avez prise et dont vous êtes le plus fier ?
2. Et celle que vous n’avez pas pu prendre et en êtes resté frustré ?
3. Y a-t-il une décision que vous regrettez ?
4. Quelles sont les principales réalisations de votre mandat?
Tous, ou presque, ont accepté d’y répondre, mais happés par le quotidien, devant en outre se rendre à l’étranger, et limités par les délais de bouclage du magazine, cinq parmi eux ont pu nous faire parvenir leurs réponses à temps. Il s’agit de MM.:
• Mohamed Ennaceur, ministre des Affaires sociales
• Taieb Baccouche, ministre de l’Education
• Lazhar Karoui Chebbi, ministre de la Justice
• Ahmed Adhoum, ministre des Domaines
de l’Etat et des Affaires foncières.
• Dr Slaheddine Sellami, ministre de la Santé Publique
Un panel réduit, mais assez significatif.
M.Taieb Baccouche, Ministre de l’Education
Linguiste reconnu, syndicaliste combatif (ancien secrétaire général de l’UGTT), militant irréductible des droits de l’Homme (fondateur de l’Institut arabe des droits de l’Homme, après avoir éprouvé les affres de la prison), le Pr Taieb Baccouche, qui a accepté dès le 17 janvier 2011 de rejoindre le premier gouvernement d’union nationale en tant que ministre de l’Education et d’être le porte-parole du Conseil des ministres, savait d’avance l’ampleur de la tâche qui l’attendait. Mais, il ne la croyait certainement pas aussi lourde à porter, aussi délicate à assumer. Reprise des cours et restauration du calme dans les établissements scolaires, négociations avec les syndicats, réintégration de 2000 enseignants et cadres victimes d’injustices sous l’ancien régime, tenue des examens nationaux, notamment le bac, dans de bonnes conditions, mouvement des directeurs de collèges et lycées, révision de pas moins de 24 manuels scolaires pour les expurger des références de l’ancien régime, accueil d’écoliers libyens, lancement du Téléthon Madrassati et mise en place de nouveaux cadres de réflexion stratégique sur l’éducation : avec son calme habituel et la modestie qui l’a toujours caractérisé, il s’y était attelé et y a réussi, fort de la synergie développée avec les équipes du ministère, dans les régions et dans les établissements. Récit.
Dresser le bilan d’un mandat de neuf mois, au sein d’un gouvernement provisoire, pendant une période transitoire, et qui plus est, dans un département censé fonctionner sur la longue durée, pourrait ressembler à un défi. Aussi m’en tiendrai-je à quelques actions tout en étant conscient qu’il est difficile d’être à la fois juge et partie.
Il importe de souligner d’emblée la persistance, dans le domaine de l’éducation, de certaines pathologies, parfois endémiques, auxquelles le ministère envisage, bien entendu, d’apporter les remèdes nécessaires dans le cadre d’une stratégie à long terme. A court et â moyen terme, le ministère s’est fixé des priorités.
Réalisations
D’abord, la question du pilotage du système éducatif. Le projet de réaménagement de l’organigramme du Ministère prévoit déjà le rétablissement de la Direction générale des programmes et de la formation dont l’apport, surtout au niveau de la conception et du choix du modèle de gestion, est crucial pour la gouvernance du système. Comme la formation constitue indéniablement la clef de voûte de ce système, notre Département, en étroite collaboration avec le ministère de l’Enseignement supérieur, a mis en place un dispositif dans lequel, réhabilité, l’Institut de l’éducation et de la formation continue pourrait constituer le principal pourvoyeur d’une formation académique et pédagogique, en présidentiel et en ligne.
Ensuite, le rôle de la communication dans un ministère, auquel on a parfois reproché un certain manque de visibilité, est essentiel. La direction chargée de cette mission a été réactivée. Elle oeuvre inlassablement à fournir, à temps, l’information appropriée. Cela est de nature à dissiper les malentendus, à couper court à la rumeur et à restaurer la confiance. Mais la communication au sein de l’institution scolaire est tout aussi importante. Un travail de fond a été fait dans ce sens. C’est dans cette perspective que s’inscrit la décision de réactiver et de renforcer le rôle du conseil d’établissement : instaurer un dialogue permanent entre les acteurs pédagogiques. La communication est à la fois le fondement et le vecteur de la démocratie.
Au niveau de la gestion des ressources humaines, le ministère a réalisé une performance remarquable en parvenant à intensifier le recrutement des enseignants dont le nombre est passé du simple au double par rapport aux prévisions initiales. A la faveur d’une réforme du système de recrutement, le CAPES connaîtra désormais un changement au niveau de la dénomination et un assouplissement au niveau des modalités pratiques. C’est ainsi qu’au paramètre académique s’ajoutera la prise en compte de l’ancienneté du candidat ainsi que de sa situation socioéconomique.
Cela ne doit pas compromettre la juste appréciation, à l’aune de la rigueur et de l’objectivité scientifique, des dossiers examinés par les commissions paritaires. Par ailleurs, le Ministère prévoit le recrutement d’un nombre conséquent d’inspecteurs, de surveillants et d’ouvriers (environ 6.500 autres pour 2012).
A la faveur de l’amnistie générale, quelque 2.000 enseignants et cadres pédagogiques, victimes d’injustices sous l’ancien régime qui les a abusivement licenciés et, dans certains cas, emprisonnés pour leurs opinions politiques, ont été rétablis dans leurs droits et ont pu ainsi réintégrer leur poste. En outre, les négociations avec les partenaires sociaux ont permis de réduire de 2 heures 30 le volume horaire des maîtres d’application et de créer le poste de directeur adjoint dans les écoles primaires. Tout récemment, les questions ayant trait à la suppléance ainsi qu’au statut des professeurs de l’enseignement primaire ont fait l’objet d’un accord entre le Ministère et le syndicat de l’enseignement primaire.
Quant à, la nomination des directeurs des collèges et des lycées, elle a pu, en dépit de la polémique qu’elle a suscitée, mettre un terme à la subjectivité, au népotisme et au critère de l’allégeance au parti au pouvoir. Un concours sur dossier (ouvert à 75.000 enseignants), suivi d’un entretien, a été institué dans le cadre d’une commission ad hoc mise en place en étroite collaboration avec le syndicat. Les candidatures, au nombre de 5.000, ont été examinées sur la base de critères scientifiques (diplômes, ancienneté, note pédagogique) garantissant l’équité et la transparence. 1.350 directeurs (dont le quart parmi les anciens proviseurs) et 650 censeurs ont été sélectionnés d’une manière juste et rigoureuse. Nous avons été et restons vigilants et nous entendons être le garant de la neutralité, notamment politique, de l’Administration.
En outre, chacun sait maintenant que le Ministère a organisé, avec un succès qu’il serait difficile de contester (compte tenu de la conjoncture), les examens nationaux et en particulier le baccalauréat. Hommage doit être rendu à tous ceux qui ont contribué à cette victoire de la Révolution dans le premier test d’importance auquel elle s’était trouvée confrontée. Personnellement, je suis très fier de cette réalisation.
La participation du Ministère aux évaluations internationales dans leurs sessions principale (TIMMS) ou expérimentale (PISA) a permis à l’Ecole tunisienne de jauger ses potentialités à l’aune des standards en vigueur dans les pays développés. Améliorer notre classement en améliorant les performances de nos élèves : telle est la visée ultime de ces évaluations. D’ailleurs, cette recherche de l’excellence va de pair avec la prise en charge des élèves en difficulté. Déjà, l’évaluation en amont des pré-requis des apprenants est rendue systématique et obligatoire en 7ème A pour les matières principales.
Pour lutter contre la baisse du niveau, notamment dans le domaine des langues, on a poursuivi la mise en oeuvre de projets qui favorisent l’intégration des TIC, réhabilitent la lecture et même certains exercices dits «traditionnels ». Mais la maîtrise des langues suppose aussi la formation des enseignants d’une manière ciblée, pratique et moderne. Cela constitue justement un des chantiers actuels les plus importants.
De même, expurger les manuels contenant des références à l’ancien régime et relevant de la manipulation idéologique a été pour nous une tâche prioritaire. Cela permet d’éviter le culte de la personnalité et de consacrer la rupture définitive avec la dictature. 24 manuels ont été révisés dans ce sens. En outre, certaines écoles (à l’instar de celle de Carthage et de Doha) sont désormais placées sous la tutelle du Ministère. Par ailleurs, dans le but d’apporter sa contribution à la réalisation des objectifs de la Révolution, le ministère a intégré l’éducation à la citoyenneté et aux droits de l’homme dans les cursus. Il a organisé des séminaires sur la démocratie et les stratégies éducatives. II a oeuvré à la formation de ses inspecteurs dans le domaine des élections. II les met à présent à la disposition de l’Instance supérieure qui va pouvoir disposer de plus de 4.380 établissements scolaires pour organiser les premières élections libres et démocratiques dans l’Histoire de notre pays.
Le Téléthon Madrasati organisé grâce au concours des ONG ainsi que les bus de ramassage des élèves dans les zones rurales représentent un échantillon des actions sociales menées dans le but de désenclaver les régions les moins favorisées. Et comme la solidarité n’a pas de frontières, nous avons oeuvré à l’intégration de 4.000 enfants réfugiés libyens dans les écoles et les collèges du Sud tunisien. Les familles libyennes elles-mêmes ont pu trouver refuge dans des locaux qui appartiennent à l’éducation nationale. Enfin, les pertes subies, du fait de certains dérapages, par les établissements scolaires sont aujourd’hui estimées à plus de 17 millions de dinars. 8 millions de dinars ont d’ores et déjà été mobilisés pour doter ces établissements de l’infrastructure et des équipements nécessaires à leur redémarrage.
Perspectives
Ce n’est là qu’un début. Il appartient, bien entendu, au prochain gouvernement de décider des grandes orientations dans le cadre d’une Réforme du système éducatif. Tout au plus avons-nous essayé de préparer la voie. Ce ministère avait pour mission d’assurer la transition : il fallait préserver les acquis, mettre des garde- fous pour parer aux abus, engager les premières réflexions, jeter les bases des grands chantiers. Ces chantiers constituent pour moi un horizon d’attente et une opportunité, soit pour rectifier le tir et opérer les réajustements qui s’imposent, soit pour poursuivre la mise en oeuvre, sur le terrain pédagogique, de mes convictions dans un domaine...qui ne m’est pas étranger.
Parmi ces projets figure d’abord la nécessité de parfaire le fonctionnement de l’organigramme au niveau central et régional en dotant chaque structure des ressources humaines adéquates et en veillant à désigner le responsable qu’il faut à la lumière de critères objectifs et précis. Au niveau des établissements scolaires, il convient -de parachever les nominations des enseignants afin de faire démarrer, au plus vite, les actions de formation continue qui leur sont dédiées. Sans oublier bien sûr de mettre à leur disposition le matériel et les outils didactiques nécessaires. Chemin faisant, on veillera à rattacher la promotion des enseignants à une formation de qualité selon les standards internationaux. Une telle promotion ne manquera pas de contribuer à la revalorisation de la profession, laquelle passe bien sûr par la réhabilitation urgente de l’enseignant dans l’accomplissement de sa noble mission.
Cette réhabilitation de l’enseignant s’accompagne inévitablement d’une réhabilitation du savoir. Un savoir auquel il faut accéder non pas sur le mode superficiel, inconsistant ou déloyal du « zapping », du bachotage ou de la supercherie mais profondément, patiemment et honnêtement. D’où l’impératif de repenser l’enseignement/apprentissage en privilégiant la formation de l’esprit critique, en mettant un terme au bourrage de crâne et en élaguant les contenus présomptueux et encyclopédiques. D’où aussi la nécessité de ménager une progression et d’assurer une cohérence entre les différents cycles depuis la maternelle jusqu’à l’université dans toutes les disciplines. Les manuels qui sont la mise en oeuvre, la traduction voire l’interprétation de ces programmes, doivent être plus modernes, plus attrayants et plus édifiants. En attendant l’avènement de l’édition libérale sous nos latitudes, il convient d’assurer l’élaboration de ces livres de classe à partir d’un appel d’offres équitable et transparent.
Il s’agit également de réviser le système d’orientation avec la mise en place d’une filière technologique dans les collèges et les lycées. Il convient aussi de réactiver les projets initiés en vue de promouvoir l’enseignement des langues et de mieux intégrer les nouvelles technologies dans le domaine de l’enseignement. Sans perdre de vue la nécessaire intensification des activités culturelles et artistiques afin d’encourager la créativité, de dénicher les talents et de susciter des vocations dans une société qui regorge de compétences et dans un pays qui respire désormais la liberté.
Le système d’évaluation doit à son tour faire l’objet d’un examen approfondi : contrôle continu dans les collèges et les lycées (semaine bloquée) ; rétablissement de l’épreuve sportive dans l’examen du baccalauréat. D’une manière générale, toutes les activités entreprises doivent faire l’objet, à chaque niveau, d’une évaluation permanente supposant au préalable une étude d’impact parfaitement ciblée.
Dans le domaine de la vie scolaire, il importe de réviser, à la faveur d’une consultation élargie, les rythmes scolaires pour une nouvelle gestion du temps consacré à l’apprentissage dans son interaction avec le temps social, le temps biologique, le temps atmosphérique, voire avec cette « durée intérieure » qui souvent ignore le temps des cloches et des horloges. Il convient également de poursuive la lutte contre les cours particuliers et contre cette « pédagogie bancaire » dont les méfaits sont visibles à I’oeil nu. Il importe surtout de venir en aide aux élèves en difficulté ainsi qu’aux enfants handicapés. Cela doit revêtir l’aspect d’un soutien personnalisé et d’une prise en charge de proximité susceptibles de prévenir le décrochage et de réduire les inégalités scolaires.
Enfin, dans la course à la réalisation de ces projets, il faut savoir s’arrêter de temps à autre. Pendant ces haltes, on peut évaluer comme on peut se retourner par fidélité au passé. C’est dans cette perspective que les archives, qui sont la mémoire vive de l’école, doivent être conservées et revisitées. Cela permettra de concilier souvenir et avenir dans une école qui n’est pas amnésique de son passé et qui se doit d’être en même temps résolument tournée vers le futur.
Pour réaliser tous ces projets, il importe de rester, comme nous avons essayé de le faire, constamment à l’écoute de toutes les réclamations, de toutes les doléances et de toutes les critiques. Avec pour devise : le discernement, c’est-à-dire la faculté de séparer le bon grain de l’ivraie. N’est-ce pas là d’ailleurs le sens à la fois étymologique, méthodologique et déontologique qu’il faut (re)donner à la critique ? Quoi qu’il en soit, le dialogue et le respect de la différence constituent la voie royale pour accéder à cette pondération que l’auteur de L’Homme révolté nomme le « midi de la pensée ».
A présent, un débat national s’impose. Non que ce débat doive tout remettre en question. D’ailleurs, on le voudrait qu’on ne le pourrait pas, pour la simple raison que la politique de la table rase est souvent improductive. Mais une vaste consultation qui tiendrait compte des acquis, qui partirait du « local » pour remonter au « central » en passant par « le régional » et qui associerait toutes les compétences et tous les partenaires intra et extra muros, représenterait, à nos yeux, l’approche adéquate pour l’avènement d’une Ecole nouvelle digne de cette Révolution de la jeunesse. Une école qui interrogerait son rapport au savoir, au pouvoir, à l’argent, au temps, à l’emploi et, partant, à la dignité... dans l’espoir de contribuer au bonheur du citoyen. En définitive, pour changer la société, il faut passer par une réforme de l’école et sans doute aussi par une réforme... de l’entendement.
Lire Aussi : M. Mohamed Ennaceur : «ma plus grande satisfaction, l'accord sur l'amélioration des salaires»