A propos des élections : une première analyse
Le parti Ennahda a gagné les élections. C’est un fait. Il ne faut cependant pas minimiser le rôle joué par certaines pratiques et réminiscences rappelant les méthodes honnies et exécrables d’antan. Certaines limites ont été allègrement franchies avec l’assentiment ou la complicité active ou passive des IRIE et des bureaux de vote à la solde, en majorité, d’un parti politique bien déterminé. C’est aussi un fait. La société civile, les partis politiques et l’ISIE n’ont pas été assez vigilants sur la composition politique de la structure chapeautant les élections. Il faut dire que les militants d’Ennahda ont été plus réactifs, plus organisés et plus prompts à « investir » tout à fait légalement d’ailleurs l’espace des IRIE. Beaucoup d’argent et de promesses ont été distribués par nombre de protagonistes. Une grande partie de cet argent est d’origine douteuse et le Gouvernement et l’ISIE auraient dû s’en préoccuper plus sérieusement. L’essentiel des promesses des partis politiques en concurrence a été suranné et démagogique. Ces promesses sont d’autant plus insultantes pour les citoyens que nous sommes qu’elles ne sont ni réalistes, ni chiffrées, ni cohérentes. Le discours des gagnants de l’élection a été confectionné pour susciter l’émotion, non la réflexion ; la passion, non la raison. Un quasi mysticisme a prévalu sur toute autre considération. Le climat général lui-même n’était pas sain, encore moins les mentalités et les comportements sociaux après des décennies de corruption systématique du sociétal. C’est pourtant sur ces bases que l’élection a été gagnée. Parler dans ces conditions de « votation » parfaite et exemplaire relève du mensonge, de la lâcheté et de l’aveuglement.
Quoi qu’il en soit, le parti Ennahda est en droit de gouverner le pays, mais pour respecter le verdict populaire, il doit obligatoirement le faire sur la base de son propre programme et de ses alliances conclues bien avant les élections. Quiconque accepte de rejoindre la caravane en marche risque de se fourvoyer et de torpiller le processus démocratique lui-même. Tout ralliement tardif est par définition opportuniste au premier chef, suspect et dangereux. Nous Tunisiens devrons nous rappeler certains épisodes désagréables pour tous, Ennahda compris, mais la longue survie du régime de Ben Ali est due pour une grande partie à la configuration politique chaotique du début de son régime. Le ralliement de presque toutes les forces politiques et sociales du pays à Ben Ali à cette époque n’avait rien de logique et de positif. Certains, au nom du patriotisme ou du réalisme, avaient accepté alors de rejoindre le régime défunt, installant ainsi le doute et plus encore la confusion dans les esprits. Des biens pensants se sont ingéniés à justifier l’injustifiable et à vendre la thèse selon laquelle on peut « modérer » le système en étant à l’intérieur, c'est-à-dire en acceptant des portefeuilles ministériels et autres fonctions gratifiantes. Le résultat de cette démarche est connu par tous : la dictature, la faillite des élites et la cassure du pays en deux entités économiques, géographiques, sociales et culturelles distinctes et opposées. Il ne faut surtout pas que le cauchemar se répète. Dans une démocratie qui se respecte, il y a une majorité qui gouverne et assume ses responsabilités et une opposition qui propose et qui critique. Tout le reste est baliverne. L’intérêt national impose donc de créer, à l’extérieur, une solution politique de rechange compétente et crédible, non d’installer une concordance de façade hautement nuisible pour le débat démocratique.
Quant au mode de scrutin, force est de constater qu’il n’a en rien éliminé ou tempéré le tribalisme ou l’émergence de potentats régionaux, au contraire. Dans les régions où de tels comportements subsistent, les résultats de l’élection ont été suffisamment clairs. Ce mode n’a pas non plus assuré l’élection des « femmes démocrates » et des partis « progressistes » à l’origine du mode de vote. Pire, les forces politiques et les jeunes ayant supporté réellement le poids de la révolution dans leur chair et dans leur avenir ont été laminés et se trouvent désormais marginalisés ou exclus de la représentation nationale. Il n’est pas inutile non plus d’évoquer l’incidence directe de ce mode sur la multiplication du nombre des partis et des listes et pas davantage sur les conséquences néfastes de l’éparpillement des moyens et des voix. Cela a compté, plus que l’on ne veut l’admettre. Il faudra donc être suicidaire pour continuer sur cette voie. Certains, dont je suis, ont dénoncé depuis des mois le mode de scrutin qui a été finalement appliqué et expliqué ses dangers, sans résultat. Parmi ses lacunes et des plus graves se trouve justement cette question lancinante des alliances qui se nouent après les élections et non pas avant ou pendant les élections comme l’aurait permis un mode majoritaire uninominal à deux tours. Rien n’y fit. Voilà les faits, têtus et incontestables.
Le pays a besoin de clarté, plus que jamais. Et si nous appelons au consensus au niveau de la rédaction du projet de Constitution, laquelle doit être obligatoirement ratifiée par voie de référendum, nous pensons que le parti Ennahda et son allié déclaré depuis 2003 doivent gouverner le pays conformément à leur programme et options et non sur la base d’un consensus fallacieux et dérisoire. Car le moment venu, le peuple tunisien devra trancher sur des bases claires, c'est-à-dire sur un projet de société et sur un bilan dont la responsabilité incombera aux deux seuls partis intéressés, sinon nous retomberons aussitôt dans l’irresponsabilité et la confusion.
Habib Touhami