Après le scrutin : des tractations...et des interrogations
Les résultats des élections proclamés, et même bien avant, les tractations entre les différents partis politiques pour la formation du prochain gouvernement ont commencé. Des noms circulent déjà pour les postes clés de l’Etat. Rien de plus normal, pourrait- on dire. Certes, mais voilà, cela ne va pas sans quelques interrogations…
Il y a d’abord le cas Rached Ghannouchi. L’homme a décidé de ne se présenter à aucune fonction. C’est son droit. Le mouvement Ennahdha a décidé de proposer son secrétaire général M. Hamadi Jebali à la primature. C’est son affaire. Mais dans le même temps, le leader historique du parti islamiste continue d’occuper comme jamais auparavant la scène politico-médiatique, enchaînant interviews dans la presse et plateaux télé. C’est son heure de gloire et c’est compréhensible. Mais une fois le gouvernement constitué, quelle va être l’attitude de M. Ghanouchi ? Quel sens donner alors à sa posture, à sa parole ? Qu’exprimera-t-elle au juste : sa vision propre, celle de son parti, ou bien celle gouvernement ? Combien de fois, le prochain Premier ministre devra-t-il se faire l’exégète de la parole du guide? Devra-t-il consulter M. Ghannouchi, son administré, pour les choix de politique extérieure et intérieure du pays? Auquel cas, il ne faut pas que M. Jebali prenne ombrage de ce que ses partenaires politiques ou internationaux s’adressent directement à son patron. Pas le président de la République, non, mais le président de son parti ! Un jour viendra-t-il où le Premier ministre déclarera, embarrassé : « Le cheikh n’exprime que sa propre opinion », ou, agacé : « Le premier ministre, c’est moi ! ». Mais même sans en arriver là, ce que personne ne souhaite, cette situation porte le germe d’un imbroglio politique et institutionnel. En effet, M. Ghannouchi n’étant pas un chef technique, mais le leader de son parti, sa position actuelle est intenable : il doit, soit gouverner, soit se retirer de la vie politique.
Et puis il y a les tractations. Dès la fin du scrutin, le mouvement Ennahdha, arrivé en tête, a annoncé qu’il souhaitait former un gouvernement, sinon d’union nationale, du mois de coalition la plus large possible. Les islamistes se sont tournés vers MM. Mustapha Ben Jaafar et Moncef Marzouki, qui s’engouffrèrent aussitôt dans la brèche, confirmant les rumeurs d’avant le scrutin sur un accord tacite entre ces trois partis. On parle de l’un pour le poste de président de la République, et de l’autre pour celui de président de l’Assemblée constituante. Ou l’inverse. Mais au fond, cela importe peu. Car l’essentiel, qu’on ne connait pas encore, ce sont les prérogatives de ces postes, et l’architecture du pouvoir transitionnel.
Que le parti islamiste cherche à trouver des alliés pour constituer une majorité, cela s’entend. Mais que le CPR et FDLT y répondent aussi promptement, c’est plus étonnant. Dans l’attente de connaître l’accord qu’auront trouvé ces deux partis avec le mouvement islamiste, le doute sur les motivations de cette alliance est permis. Les coalitions gouvernementales se construisent autour de projets, et de ce point de vue, celle qui se profile entre Ennahdha, le CPR et le FDTL, contre-nature, a plus à voir avec un calcul d’épicier qu’avec un projet de gouvernement. Faute d’un deuxième tour, et d’une intention d’alliance affichée en amont du premier tour, il est à se demander si les électeurs du CPR et du FDTL « en ont pour leur vote ».
Si au moins le rapport de force au sein de ce trio rendait possible une dialectique vertueuse au sein de cette majorité, mais non, les deux partis de centre gauche risquent de n’être qu’une force d’appoint, tout en assumant, moralement et politiquement la politique du prochain gouvernement.
Derrière cet accord qui se profile, il y a enfin le spectre d’un déséquilibre institutionnel. Le gouvernement et le président puisant leur légitimité à la même source, autant dire que l’opposition pourra toujours s’opposer, elle ne pèsera rien. Les pouvoirs judiciaire et médiatique n’ayant pas encore conquis leur indépendance, la Constituante accaparera de facto tous les pouvoirs.
Mais au fond, pourquoi faudrait-il que le gouvernement soit majoritaire ? Après tout, on a voté pour une assemblée constituante, et non pour une assemblée législative. Il s’agit donc essentiellement de rédiger une constitution. Partant de là, le mouvement Ennahdha peut se contenter de sa majorité relative et gouverner seul. En vertu d’un gentlemen-agreement, le gouvernement obtiendra la confiance de l’Assemblée, et cherchera le consensus pour obtenir les voix qui lui manquent pour faire passer ses lois. En contrepartie, le règlement provisoire des pouvoirs publics stipulera que seule une majorité qualifiée peut voter une motion de censure. Outre le fait qu’elle est fidèle au vote des Tunisiens et respecte leur intelligence, cette configuration d’un gouvernement minoritaire est à même de garantir la recherche du consensus et l’équilibre des pouvoirs, nécessaires en cette phase transitionnelle.
Ahmed Ben Lassoued