L'art, les artistes et la révolution tunisienne vus par Adel Megdiche
On s’attendait à une explosion de la scène artistique nationale qui, débarrassée de ses chaînes, ravirait son public avec des oeuvres qui traduiraient le formidable mouvement de contestation populaire sorti de ses entrailles l’hiver dernier. Mais les artistes tunisiens demeurent, à quelques exceptions près, étrangement silencieux. Les festivals d’été n’ont accouché, dans leur grande majorité, que d’oeuvres médiocres où la pauvreté des textes s’allie à des interprétations approximatives. Quant aux galeries d’art, elles n’ont pas encore fait leur révolution et le grand rendez-vous ramadanesque des Tunisiens avec leurs fictions télévisuelles les a laissés sur leur faim.
Nous avons voulu interroger Adel Megdiche, l’un des derniers grands monstres sacrés de la peinture tunisienne sur cet apparent autisme des artistes tunisiens. Nous avons également voulu connaître le regard que lui, artiste, porte à cette année 2011 qui a changé à jamais la face de la Tunisie. Rencontre.
Comme tous les Tunisiens, Adel Megdiche est collé depuis le début de cette année 2011 au fil des actualités. «Ce n’est pas moi qui les suis, ce sont elles qui me suivent», affirme l’artiste qu’on aurait pu croire insensible au quotidien de ses semblables tellement l’univers qu’il représente semble situé dans un espace-temps autre que celui de cette contemporanéité banale. D’ailleurs, il suffit de lever les yeux pour admirer ces visages venus d’un imaginaire collectif rêvé, cette explosion de couleurs qui ornent les murs de ces lieux où chaque centimètre vous invite à voyager dans l’une des toiles du maître.
En sage chinois, avec sa fine barbe désormais blanche et ses lunettes rondes, sa chemise immaculée et ses baskets, Adel Megdiche nous fait le tour du propriétaire dans cet appartement à El Manar où il partage sa semaine avec sa maison de campagne à Bir Bouregba. C’est là que son nouvel atelier est en voie de finalisation et où il se ressource au milieu de ses arbres fruitiers.
Sur la table du salon, Adel Megdiche scrute, loupe à la main, la définition du mot révolution dans un immense dictionnaire. «Elle a plusieurs significations» me dit-il, l’air préoccupé. Il en lit une, elle n’a pas l’air de le satisfaire. «En tout cas, ajoute-t-il, ce qui s’est passé en Tunisie, c’est juste le déclenchement de quelque chose, ce sont les premières touches d’un tableau qui reste encore, pour l’essentiel, à faire».
«La bête est morte, continue-t-il en allumant une cigarette, mais il y a tellement de charognards qui s’acharnent autour d’elle, tellement de Che Guevara de la 25ème heure qui se sont découvert une âme révolutionnaire mais aussi des gens honnêtes qui sacrifient beaucoup de leur temps et de leur énergie et s’exposent à ces charognards sans vergogne. Il y a trop d’opportunistes, de profiteurs et d’arrivistes. L’espoir d’une démocratie n’a donné lieu jusqu’ici qu’à une médiocratie. Du coup, plusieurs personnes respectables se tiennent loin. Il faudrait avoir la lucidité de sauvegarder ce qui est bon et le courage d’enlever les fruits pourris qui risquent de tout contaminer».
C’est un constat amer que dresse l’artiste qui note que tout brûle en Tunisie, les hommes en s’immolant par le feu ou en se jetant à la mer sur des embarcations incertaines mais aussi les forêts, les bâtiments et les commerces. Adel Megdiche trouve qu’il y a une telle médiocrité ambiante qu’elle anesthésie toute sa capacité à créer et à produire. Inquiet, angoissé même, il me montre d’un geste de la main son coin atelier, où le portrait d’une jeune femme posé sur un chevalet nous fixe de son regard énigmatique.
Il n’a pas pu s’en approcher depuis la révolution. Tout lui semble encore brouillé et a besoin d’être décanté. La perte des repères serait la cause de ses maux, une perte qui n’est pas propre à la Tunisie, comme il le précise, mais au monde entier et particulièrement dans notre région du monde où il note les tensions entre nos deux voisins, l’Algérie et la Libye, la prise de pouvoir des militaires en Egypte et l’OTAN qui se découvre un nouvel humanisme en intervenant militairement dans une révolution populaire. «En même temps, ajoute-t-il, tout ceci est trop beau pour être vrai».
Entre l’angoisse de cette toile qui demeure vide et la nécessité de ne pas forcer son pinceau, Adel Megdiche passe des heures dans cette contemplation qui fait son art. L’accouchement se fera forcément dans la douleur, une douleur qui n’est pas, par contre, exempte de plaisir, celui d’être aux origines, au point zéro d’un nouveau monde où tout est à refaire, à bâtir avec de nouveaux repères et une nouvelle architecture. Je l’ai lu dans les yeux de la belle jeune fille du chevalet, l’artiste va encore nous surprendre …
Quatre questions à Adel Megdiche …
Les Tunisiens sont déçus par le silence des artistes, comment expliquez-vous l’absence d’expressions artistiques nouvelles ?
Je comprends cette déception. Les artistes tunisiens eux-mêmes sont déçus par l’absence de production artistique post-révolutionnaire mais il faut savoir que l’art dans notre pays était à plat ventre, il faudra du temps pour qu’il se remette à genoux et encore plus pour qu’il se relève. En plus, nous avons les yeux bandés et sommes incapables de voir au milieu de cette boulimie d’informations et d’incertitudes quotidiennes. Comment avancer dans ce cas ?
Que pensez-vous de la scène politique tunisienne d’aujourd’hui ?
Tout art a créé des merveilles mais l’art de gouverner a créé des monstres, des menteurs et des hypocrites. Les hommes politiques ne cherchent que le pouvoir et le discours qu’ils développent est abstrait. Quel que soit le gouvernement qui est, et sera, en poste, j’en serai toujours l’antithèse.
L’implication des artistes est essentielle car la manière de faire de la politique a de grandes répercussions sur la vie culturelle et éducationnelle d’une société. Nous sommes passés du bourguibisme au benalisme et maintenant c’est une nouvelle génération, celle de la révolution, qui doit prendre le pouvoir. Et il ne faudrait surtout pas que l’on copie les autres systèmes démocratiques qui expriment la manière de voir d’autres peuples. Nous devons inventer nos propres structures dans le respect de chacun des citoyens de ce pays.
Comment aider la culture tunisienne à se relever à votre avis ?
Je dois d’abord dire que l’époque de Ben Ali a nui à tous les secteurs mais que la plupart peuvent être rafistolés rapidement, ce qui n’est pas le cas de la culture qui demande des décennies de travail. Avant, tout était suspect. Mes étudiants se faisaient arrêter lorsqu’ils partaient prendre des photos dans la ville, même avec des autorisations.
Il faut savoir que durant les quinze dernières années, nous avons perdu trente grands peintres tunisiens comme Gorgi, Mekki, Z.Turki et tant d’autres. Leurs toiles, si elles n’ont pas été dilapidées, croupissent dans des lieux humides et mal aérés en attendant d’être accueillies dans un probable musée digne de ce nom. C’est à travers les associations, les unions et les syndicats d’artistes que la culture peut se développer.
C’est en injectant de l’argent dans ces structures flexibles, plus proches du peuple, dont les membres sont des passionnés qui ne cherchent ni le pouvoir ni ses fauteuils, qu’il est possible de développer la création artistique. Aux Etats-Unis d’Amérique, il n’y a pas de ministère de la Culture, l’argent public est injecté directement dans les associations alors que chez nous, le ministère de la Culture s’apparente à une grosse tête sur un corps rachitique.
Que pensez-vous des nouvelles formes d’art populaire qui se développent, notamment les arts de la rue ?
C’est une évolution naturelle des choses. Dans tous les domaines, nous voyons que le mouvement n’est plus descendant, du haut vers le bas, mais ascendant, de la rue vers les sphères supérieures habituelles du pouvoir et de la décision. Ainsi, la haute couture s’imprègne du prêt-à-porter, les joueurs de basket-ball, sport né dans la rue, deviennent millionnaires et certaines danses de rue deviennent des arts majeurs.
Le même phénomène peut être observé en politique où l’on assiste, actuellement, même dans des pays traditionnellement démocratiques, à une prise de pouvoir de la rue qui conteste mais aussi pense et propose. La force des puissances occidentales, c’est leur capacité à récupérer cette énergie populaire et à l’intégrer pour renforcer le système lui-même qui se nourrit, ainsi, des forces qui s’opposent à lui. Aux Etats-Unis, certains artistes, qui dénonçaient avec véhémence le capitalisme, n’ont pas été mis en prison mais le système capitaliste les a attirés dans son giron en leur demandant de produire encore plus de disques. Devenus riches, ils ont ainsi profité du système tout en le critiquant.
A.B.H.