Ce que révèlent ces élections
Ce que révèlent ces élections, c’est la très grande difficulté pour un grand nombre de partis de trouver le ton juste, de trouver la démarche porteuse.
Ennahdha a gagné de manière claire et nette, cela ne fait aucun doute et ne souffre aucune contestation. Un gouvernement d’union nationale n’est plus d’actualité car ce serait bafouer la volonté populaire qui a clairement désigné un gagnant et des perdants. Le gouvernement d’union nationale aurait eu un sens si le pays était au bord du chaos, si la vacance du pouvoir était probable et si l’absence de légitimité rendait la gouvernance difficile. Aujourd’hui, les urnes sont là, les urnes ont parlé et une majorité doit se constituer et se mettre au travail.
Cela ne signifie pas pour autant que 50% des Tunisiens sont Nahdhaouis comme pourrait le laisser penser une lecture un peu trop rapide des chiffres. Cela ne signifie pas que 50% des Tunisiens sont sur une même ligne et c’est tant mieux pour la démocratie qui s’enrichit toujours de la diversité et doit se méfier comme de la peste de tout consensus un peu trop marqué.
Regardons les chiffres de plus près et tentons de les faire parler. Le taux de participation de 90% porte sur les inscrits mais si l’on rapporte le nombre de votants à ceux en âge de voter, on s’aperçoit que seule une moitié des Tunisiens a voté. Ensuite, si l’on regarde, circonscription par circonscription, le ratio entre le nombre de voix attribuées à un parti ayant remporté au moins un siège, c’est-à-dire les voix qui seront représentées à la Constituante, et le nombre de voix exprimées, on s’aperçoit que ce ratio se situe entre 1/2 et 2/3. Ennahdha enfin détient entre 50 et 60% de ces voix qui seront représentées. Ennahdha bénéficierait donc du soutien d’entre 12.5 et 20% des personnes en âge de voter.
Si près de 50% des électeurs potentiels n’ont pas voté, c’est que les partis n’ont pas su les motiver pour cette élection.
Si 50% de ceux qui ont voté n’ont eu aucun siège, c’est qu’en dehors d’Ennahdha, les partis n’ont pas su rassembler et avant tout se rassembler.
Ce que les partis modernistes n’ont pas su faire, à mon sens, c’est la constitution d’un front commun moderniste, démocrate et progressiste. Le PDP, Ettakatol et d’autres ont voulu aller aux urnes chacun de son côté car ils souhaitaient se peser d’abord et négocier des alliances ensuite. Désormais, ils savent ce qu’ils pèsent et les alliances ne sont plus d’actualité car tous ensemble, ils ne contrebalancent pas Ennahdha. Une union en amont aurait pu mobiliser tous les indécis qui y auraient vu une dynamique porteuse de sens et de valeurs.
Alors que certains cherchaient un improbable réservoir de voix du côté des anciens RCD ou de l’extrême gauche ou à la marge d’Ennahdha, le réservoir de voix véritable était chez les indécis et chez ceux qui se sont éparpillés entre les plus de 1.500 listes qui n’ont eu aucun élu.
Ettajdid a très tôt prôné la bonne démarche mais n’a réussi à convaincre et à réunir au sein du PDM que quelques petites entités et leur alliance n’a pas été suffisante pour constituer une masse critique. Ils sont restés perçus, par beaucoup, comme un parti intellectuel. Leur discours d’ouverture, leur disposition à se fondre dans quelque chose qui les dépasse, leur présence sur le terrain, leur ont permis d’enregistrer tout de même une progression importante par rapport aux sondages même s’ils sont restés désespérément petits dans l’absolu.
Comme je l’avais indiqué dans un article publié sur le site de Leaders et intitulé Petit traité d’arithmétique électorale ou lorsque l’union fait la force : « A écouter certains, leur parti est classé premier ou deuxième, il frise les 20 à 30% et n’a rien à gagner à se rapprocher de qui que ce soit. A voir les sondages, on constate le très grand nombre d’indécis et un coude à coude assez important (...). Et c’est justement dans ces situations qu’il y a le plus à gagner du rapprochement avec d’autres. Bien sûr, il ne s’agit pas de se rapprocher pour se rapprocher et faire masse, il s’agit de se rapprocher de ceux qui nous ressemblent pour augmenter sa capacité d’attraction et amener toutes les voix muettes à se rallier à cette dynamique».
Sur la base d’un modèle et d’une simulation avec 51 listes, j’en déduisais que 35% des voix risquaient de demeurer muettes ou inaudibles, c’est-à-dire perdues pour tous faute de rassemblement. C’est ce que nous révèlent aujourd’hui les chiffres !
J’ajoutais, en conclusion : « N’oublions pas enfin qu’il s’agit de politique et non d’arithmétique. A quoi servirait l’union de ceux qui sont collectivement majoritaires si cette union devait avoir lieu après les élections et si ces mêmes élections révélaient que la première force politique du pays est ailleurs ! Une élection frappe les esprits et définit les dynamiques pour les échéances suivantes. Tout le reste n’est que petits calculs… »
Je pense également que la forme de la campagne électorale n’a pas contribué à clarifier le débat. Donner trois minutes de gloire télévisuelle à 1.600 têtes de liste relevait de l’inutile et parfois du pathétique.
La plupart des partis n’ont pas de racines anciennes et ne sont pas suffisamment bien implantés dans les différentes régions du pays. Cette absence de partis au réseau structuré et au discours qui soit à la fois affirmé à l’échelle nationale et ancré dans la durée, cette incapacité des partis à relayer les discours de par leurs réseaux, octroie de facto aux médias un rôle central.
Or la multitude de candidats a rendu la tâche des médias quasiment impossible. Il était impossible de donner la parole à tous sur des durées significatives afin de permettre aux électeurs de décortiquer et de comparer les projets et les valeurs.
Le succès d’El Aridha est de ce point de vue significatif. Totalement inconnue au départ mais ayant bénéficié du soutien d’une chaîne de télévision, cette fédération de listes indépendantes apparaît aujourd’hui dans le petit cercle des forces politiques qui comptent.
Il eut été plus judicieux de partager le temps de parole entre les partis et non pas entre les listes. De même qu’il eut été probablement plus judicieux dès le départ, dans le code électoral, de ne pas autoriser les listes indépendantes vu que chacun pouvait, s’il le souhaitait et nombreux sont ceux qui ne s’en sont pas empêché, créer son parti.
Pour toutes ces raisons, le débat national n’a pas eu lieu. Le débat national aurait permis de mieux identifier les enjeux et de mieux comprendre la nature des réponses proposées. Il aurait laissé également le temps à la confrontation et à l’analyse. La succession de monologues a permis l’expression de tous mais n’a pu être garante d’une démocratie sincère, sincère en ce qu’elle reflète la volonté profonde des citoyens en limitant les possibilités de manipulation démagogiques. Mais il ne saurait être question de refaire l’histoire. Ces élections ont permis au peuple tunisien le premier exercice démocratique en grandeur réelle. On dénonce ici ou là des irrégularités mais apparemment rien de plus que ce que l’on ne peut éviter même dans des pays où la démocratie est très bien ancrée. Ces élections ont permis également de dresser une première cartographie des courants et tendances politiques du pays. Elles ont permis de passer au tamis les plus de 100 partis et les centaines de listes indépendantes. A l’avenir, le débat pourra être plus concentré, plus efficace, plus représentatif.
Que de chemin parcouru depuis les premiers jours après le 14 janvier où tout avocat se transformait en expert constitutionnel, où tout manifestant était porteur de la volonté du peuple et était la révolution à lui tout seul, où tout citoyen était expert en stratégies et alliances politiques.
Nous sommes passés de 11 millions de porte-parole à 1.600 têtes de liste et aujourd’hui à 217 représentants élus et moins d’une dizaine de chefs de file représentatifs. Tout cela grâce à ces élections et je crois que, longtemps encore, alors que l’encre a disparu, je continuerai à voir mon doigt bleu et l’avenir rose.
E.J.