La modernité sans les modernistes ?!
Qu’on ne s’y méprenne point. Le sens politique véritable des élections que nous venons de vivre, ce 23 octobre 2011, dépasse de loin la symbolique euphorique de la première élection démocratique dans la Tunisie indépendante, et peut-être même, comme on s’en vante souvent, dans tout le monde arabo-islamique. Ces élections viennent, ni plus ni moins, de sonner le glas de l’ère bourguibienne. Plus clairement, le verdict des urnes vient de mettre fin au troisième acte d’une lente et douloureuse agonie du Destour, parti politique prestigieux de la lutte nationale, dont le nom reste souvent lié chez les élites progressistes et libérales tunisiennes, non pas seulement à ses dérives autoritaristes, mais aussi aux réformes modernistes courageuses et avant-gardistes de l’Ecole bourguibiste.
La descente aux enfers a commencé, pour ce parti qui a accompagné le siècle, par le coup d’Etat du 7 novembre qui, après avoir relégué aux oubliettes le Combattant Suprême, a tenu malheureusement à continuer, sans lui, la même gestion désastreuse de la vie politique tunisienne en tournant systématiquement le dos à toutes les tentatives de réforme visant la démocratisation qu’imposait pourtant l’ouverture de la jeune République à la modernité. Le deuxième acte fut l’enclenchement de la révolution du 14 janvier 2011 qui a mis un terme à 23 ans de dictature, de corruption généralisée et de dérive mafieuse de l’Etat. Mais sans conteste, c’est le troisième acte qui donna le coup de grâce à ce régime hégémonique. L’élection de l’Assemblée nationale constituante ce 23 octobre, première élection tunisienne tenue pour libre, transparente et réellement démocratique, a donné, pour ainsi dire, la dernière onction à un régime politique sénile et moribond, en perfusion sévère depuis deux décennies au moins. Mais, le plus grave reste à craindre. On devra, s’attendre me semble-t-il, au naufrage dramatique de l’ère bourguibienne tout entière, du moins dans ce qu’elle avait de plus révolutionnaire ; je veux dire l’ancrage de la Tunisie nouvelle dans le sillon d’un modèle de vie sociale résolument moderniste. On l’aura compris, le verdict électoral favorable à Ennahdha ainsi qu’aux partis conservateurs et traditionnalistes est, pour tout dire, sans appel.
Il signifie pour moi, pour autant que les élections ne soient pas contestées, qu’une partie significative de la population s’inscrit à tort ou à raison dans le sillage de l’islamisme militant, c’est-à-dire dans la sphère des idéologies politiques d’inspiration théologique, celles qui rechignent à séparer l’Etat et la religion, ou à faire la distinction entre la sphère publique et la sphère privée, quand bien même elles se prévaudraient d’un islamisme dit modéré qui promet le respect des valeurs démocratiques et modernistes. Devrais-je rappeler que le cheval de bataille de la première Constituante, celle de 56, avait été bel et bien la définition même de l’Etat moderne, avec, en filigrane, le rapport problématique de l’Etat et de la religion dans nos pays, problème épineux dont les protagonistes étaient depuis cette époque pleinement conscients ?
Behi Ladgham, souvenons-nous, avait bien souligné dans un plaidoyer mémorable, et sous l’instigation du Zaïm, l’impossibilité pour l’Etat moderne d’être défini autrement que par son essence politique, c’est-à-dire par ses attributs politiques à l’exclusion de toute autre détermination culturelle, ethnique, religieuse ou linguistique, qui ne sont rien d’autre, argumentait-il, que des déterminations secondes et non essentielles de l’Etat moderne. Il faut rappeler ici que les contradicteurs qui avaient été nombreux à se relayer à la tribune de la première Constituante faisaient prévaloir l’alternative d’un Etat défini fondamentalement comme islamique ou arabe à l’instar de Chedli Ennaïfar. Mais, nous savons que c’est la proposition de Bourguiba qui emporta l’adhésion de l’Assemblée après l’amendement de l’article premier de la Constitution qui a finalement défini l’Etat tunisien, à l’instar de tout Etat de type moderne, fondamentalement par son essence politique, autrement dit par sa souveraineté, c’est-à-dire par son indépendance reconnue par la communauté internationale et donc par sa liberté d’adopter le régime politique qui reçoit l’assentiment de son peuple ; « le régime républicain » n’ayant été ajouté au texte constitutionnel qu’après la proclamation de la République tunisienne. Les qualificatifs qui lui sont adjoints tels que « sa religion est l’islam » et « sa langue l’arabe » font donc seulement fonction d’attributs, certes corrélatifs à l’essence de l’Etat, et ne constituent par conséquent dans l’esprit du législateur que des corrélats, qui restent par définition non nécessaires, aussi bien du point de vue strictement logique que politique, puisqu’on peut être tunisien sans être d’office musulman, et que la langue nationale parce qu’elle est déclarée officielle reste donc par principe tributaire d’un décret statutaire délibératoire, et ne peut de ce fait être confondue avec une donnée naturelle immanente ou consubstantielle à l’Etat quel qu’en soit par ailleurs le type. Mais, en consacrant constitutionnellement la ligne idéologique de cette politique moderniste, c’est la société tunisienne dans son ensemble qui s’est trouvée embarquée pour plus d’un demi-siècle de son histoire moderne dans l’aventure exemplaire mais combien périlleuse de la modernité en terre d’Islam.
Qu’en sera-t-il de ce débat ? Verrons-nous ressurgir, après plus de cinquante ans, la revanche des Zitouniens de la première Constituante sur le choix laïcisant des bourguibistes, et devrons-nous assister à la victoire posthume d’un certain rigorisme conservateur dans la société tunisienne actuelle, même si la Tunisie d’aujourd’hui, complexe et pluriconfessionnelle de fait, n’a plus rien à voir à tous points de vue, sauf dans la phantasmatique revancharde des politiques populistes, avec la Tunisie de 1956 ?
Car, même s’il est vrai que le délabrement de l’Etat s’est traduit par une paupérisation massive des zones déshéritées de l’intérieur, et par une fragilisation mafieuse de l’économie nationale, poussant les masses populaires à s’accrocher au projet politique islamiste qui lui promet, de jure et de fait, justice, progrès et abondance, il ne reste pas moins vrai que la structuration de la société tunisienne dans son ensemble s’est bel et bien imprégnée de la tournure moderniste dans sa façon d’être, de penser et de vivre, et qu’elle est probablement loin de pouvoir être phagocytée, sans autre forme de procès, par une idéologie politique et sociale qui pourrait se révéler antithétique ou simplement inadéquate avec le vécu actuel, aussi bien chez nous que dans le monde. Qu’on se le dise en toute franchise !
De quoi s’alimente la crainte des démocrates modernistes de ce pays sinon de la peur de voir une mise en danger grave de tout ce qu’il est convenu d’appeler les acquis progressistes des réformes sociales et politiques engagées dès l’ère bourguibienne, tant est forte la propension à croire chez les modernistes que les principes fondamentaux de la démocratie moderne ne cadrent pas suffisamment ou pas du tout avec les préceptes de la charia ou dans ses avatars modernisés. Il y a crainte, en effet, surtout dans le pays par excellence du Code du statut personnel, qu’une ombre fondamentaliste ne finisse par plomber la vie sociale, intellectuelle et artistique, et en fin de compte par avoir raison de ces libertés chèrement acquises,. Je parle évidemment de la liberté intangible des individus en tant que sujets de droit quels que soient leur sexe et leur appartenance sociale, de la liberté absolue de religion et de conscience, de la liberté d’expression et d’organisation, ainsi que du respect scrupuleux des droits de l’homme. En somme, je ne voudrais pas préjuger de la tournure politique et idéologique que prendra, dans les faits, la prise en charge réelle du destin politique et social de la Tunisie par ce groupe politique qui vient, par les urnes, de prendre le pouvoir en Tunisie, tant il est vrai que je ne saurai dire si les islamistes, surtout ceux qui se donnent pour modérés ou modernistes, pourraient dans le feu de l’action se muer, comme ils ne cessent de le proclamer, en parti authentiquement démocratique et républicain, qui inscrit la volonté populaire comme source unique du droit civil, vouant ainsi la politique au domaine public, et confinant dans le même mouvement la foi au seul domaine du for intérieur.
Ou bien devons-nous attendre de cette confrontation entre les deux philosophies politiques opposées, l’islamique et la moderniste, l’émergence d’une synthèse, dans le sens d’un dépassement hégélien de la contradiction entre ces deux postures politiques présumées contradictoires, et qui ne seraient pas au fond aussi indépassables qu’on le prétend, ainsi que le laisse entendre l’incessante référence au modèle turc?
Beaucoup dans la gauche tunisienne et dans les milieux centristes doutent fortement, en effet, de la possibilité d’un tel dépassement ; et je peux bien comprendre les raisons d’une telle évaluation, quand bien même certains seraient tentés de croire qu’il ya lieu de laisser au temps le temps pour faire mûrir les choses, dans le sens d’un compromis idéologique, d’autant plus à l’ordre du jour, disent-ils, que la voix des urnes nous imposerait dorénavant, sur le court terme, de faire de tels pronostics.Mais comme l’enjeu en question dépasse de loin ces supputations sur la probabilité d’un consensualisme aux contours imprécis entre progressisme et islamisme, je pense sincèrement qu’il faudrait mieux pour le peuple de gauche et aussi pour l’ensemble des démocrates, des modernistes et des progressistes, qu’ils cessent de se flageller, et de se ressaisir politiquement, idéologiquement et culturellement, pour affronter ensemble, et par les voies de la lutte démocratique, ce qui se profile déjà comme un défi civilisationnel grave, dont l’enjeu n’est rien d’autre que la liberté, la dignité, la prospérité et la modernité de notre peuple.
M.A.H.