Une lecture des rapports de force au sein de la constituante
Le 23 octobre 2011 a été une journée historique pour les Tunisiens. Les élections de l’assemblée constituante marquent sans aucun doute, un tournant politique majeur pour la Tunisie. Ce sont les sacrifices de plusieurs générations de compatriotes depuis les incidents de Djellaz (1911) jusqu’à la révolution tunisienne (2011) qui nous ont offert cette chance unique de pouvoir nous exprimer librement pour la première fois de notre histoire.
Ce baptême démocratique a été un franc succès malgré les quelques imperfections dues à la nouveauté de l’exercice et à l’apprentissage de l’organisation d’élections libres et transparentes. La haute instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) a été amenée à intervenir avant, pendant et après les élections pour garantir des élections libres et transparentes. Elle a été contrainte, entre autres, à prendre la décision judicieuse d’interdire, en période pré-électorale, la publication des sondages politiques et des intentions de vote en attendant un cadre juridique adéquat (lire). La présence de plus de 1600 listes postulantes pour les élections de la constituante ne pouvait que rendre plus ardue la tâche des observateurs et autres connaisseurs du climat politique tunisien. D’aucun ne pouvait prévoir avec certitude l’issue du scrutin, les inconnues étaient nombreuses. Il faut admettre que le débat électoral aurait dû se focaliser sur la nouvelle constitution. Or, hormis quelques listes et partis, la majorité des candidats est allée présenter ‘son’ programme politique, économique, social, etc. Résultat : le jeu était faussé avant même que la partie ne commence.
Le scrutin globalement a livré ses secrets. Le parti conservateur «Ennahdha» arrive en premier récoltant 89 sièges (41,01%) suivi du CPR qui pointe à la deuxième place avec 29 sièges (13,36%). La surprise est venue des listes indépendantes « la pétition populaire » qui ont totalisé 26 sièges après la décision du tribunal administratif de leur permettre de reprendre les quelques sièges annulés par l’ISIE. Les autres partis Ettakattol (20 sièges), le PDP (16 sièges), l’Initiative (5 sièges) ou encore le PDM (5 sièges) et Afek (4 sièges) arrivent bien derrière.
Qui va gouverner ?
Hormis Ennhadha qui se prévaut ‘officieusement’ d’être un parti à connotation islamique (la loi sur les partis interdit la formation de partis à vocation religieuse), les autres partis tels que le CPR, le FTD, le PDP, le PDM, Afek ou encore le PCOT, se situent de l’extrême droite à l’extrême gauche de l’échiquier politique. Leurs orientations politiques, idéologiques et même économiques sont différentes de celles d’Ennahdha.
Les résultats du scrutin de l’assemblée constituante, ont donné une large avance à Ennahdha, qui reste non majoritaire. L’assemblée constituante compte 217 sièges. La décision finale lors de l’adoption des textes appartient à celui qui détient au moins 109 sièges (plus de la moitié des voix) ou éventuellement 145 sièges (plus des deux-tiers des voix) si l’assemblée constituante le décide après élection de son président. Ainsi, Ennahda ne peut seule faire la pluie et le beau temps et décider des coalitions qu’elle peut nouer. Si on se fie au modèle de Shapley Shubik, largement utilisé pour calculer la répartition des pouvoirs au sein du conseil de sécurité, de l’union européenne et du congrès américain, les possibilités de coalitions qui s’offrent à Ennahdha à l’assemblée ne sont pas de tout repos.
La formation politique qui a le pouvoir, selon ce modèle, est celle qui en s’alliant à une coalition de partis perdante peut la rendre gagnante. La mesure de Shapley Shubik consiste à mesurer la probabilité qu’une formation politique puisse changer le sort d’une coalition qui existe déjà (de perdante à gagnante). Une analyse basée sur ce modèle est beaucoup plus pertinente que celle basée sur le nombre (ou le pourcentage) de sièges.
Prenons un exemple didactique à titre d’illustration. Supposons que les résultats suivants sont donnés suite à une élection : le parti (A) obtient 48% des voix, le (B) dispose de 41% des voix, le (C) détient 10% des voix et le parti (D) n’a que 1% des voix. Aucun de ces partis n’a obtenu la majorité simple des voix, à savoir 50% plus une voix. De ce fait, aucun des trois premiers partis, ne peut disposer seul de la majorité simple, synonyme de gouvernance. Chacun d’entre eux est obligé alors de nouer des alliances avec un des deux autres partis pour pouvoir disposer de la majorité simple. (A) à titre d’exemple ne peut gagner sans se coaliser avec (B) ou (C). (B) doit se coaliser avec (A) ou (C) pour gagner et (C) doit entrer en coalition avec (A) ou (B) pour dépasser les 50% des voix. Les trois partis ont ainsi le même pouvoir malgré un écart de vote très important qui les sépare. Le 4ème parti (D), qui a obtenu 1% des voix, n’a aucun poids, sa voix ne peut jamais faire gagner une coalition perdante.
Ainsi, Ennahdha, bien que largement représenté, ne peut gouverner seule. Le nombre de sièges reste dérisoire sans coalition(s) gagnante(s) qui garantisse(nt) à Ennahdha une majorité confortable. Les possibilités d’accords et de coalitions semblent nombreuses devant Ennahdha, du moins sur le papier.
Les coalitions possibles
Ennahdha a 89 sièges, le CPR a 29 sièges, Ettakattol a 20 sièges, le PDP a 16 sièges, les autres sièges sont éparpillés. Pour qu’Ennahdha gouverne, elle doit faire partie d’une coalition qui totalise au moins 109 voix. Il lui suffit alors de s’allier avec le CPR ou Ettakattol pour avoir cette majorité simple. Ceux qui détiennent trois, quatre, voire même cinq voix, n’ont quasiment aucun pouvoir, et ne peuvent faire partie d’aucune coalition (voir tableau ci-dessous). Les mesures de pouvoir montrent qu’Ennadha est l’unique parti qui détient plus de pouvoir que ne lui donne son nombre de sièges. Elle bénéficie d’un important effet de levier dû à l’écart qui la sépare de ses suiveurs. CPR et Ettakatol ont le même pouvoir malgré qu’ils n’aient pas le même nombre de sièges (9 sièges les séparent). Il suffit à Ennahda d’entrer en coalition avec l’un d’entre eux pour avoir les 109 voix.
Pour que l’analyse soit plus fluide récapitulons les pouvoirs découlant de l’ensemble des coalitions possibles dans le tableau suivant :
| Répartition des pouvoirs Majorité est à 50% (109 sièges) | Répartition des pouvoirs Majorité est à 66,67% (145 sièges) | ||||
Parti | Sièges | % | La pétition vote en bloc | La pétition vote individuellement | La pétition vote en bloc | La pétition vote individuellement |
Ennahda | 89 | 41.01% | 60.33% | 61.37% | 56,11% | 55,89% |
CPR | 29 | 13.36% | 8.26% | 6.34% | 10,94% | 11,44% |
Pétition | 26 | 11.89% | 8.26% | - | 9,54% | - |
Ettakatol | 20 | 9.21% | 8.26% | 6.34% | 7,15% | 7,11% |
PDP | 16 | 7.37% | 6.59% | 5.72% | 5,81% | 5,50% |
PDM | 5 | 2.30% | 1.09% | 1.67% | 1,41% | 1,63% |
Initiative | 5 | 2.30% | 1.09% | 1.67% | 1,41% | 1,63% |
Afek | 4 | 1.84% | 0.90% | 1.31% | 1,13% | 1,29% |
Alter Rev | 3 | 1.38% | 0.70% | 0.97% | 0,85% | 0,96% |
MDS | 3 | 1.38% | 0.70% | 0.97% | 0,85% | 0,96% |
Divers | 17 | 7,96% | < à 0.50% | < à 0.50% | < à 0.50% | < à 0.50% |
Total | 217 | 100% | 100% | 100% | 100% | 100% |
* Les calculs sont basés sur toutes les coalitions possibles, même les plus improbables, permettant d’atteindre 109 sièges (ou 145 sièges selon le cas) et ce, sans tenir compte des déclarations déjà faites par certains partis politiques quant à leur position au sein de la constituante ou des divergences idéologiques entre partis.
Au vu des résultats obtenus, Ennahdha devrait faire des coalitions avec d’autres partis et acteurs politiques, en vue de gouverner. Ces coalitions, bien que contre nature pour la plupart, sont la seule possibilité offerte à Ennahdha pour gouverner. Un refus potentiel de n’importe quel acteur (CPR, Ettakattol, etc.), conduirait à une impasse politique.
Les forces dites ‘progressistes’ se trouvent désormais devant un dilemme. Toute démocratie, quelle qu’elle soit, veut que le gagnant de toute élection gouverne et que tout perdant rallie l’opposition. On n’a jamais vu une coalition entre la gauche et la droite en France ou entre républicains et démocrates aux États-Unis. Mais, on a vu des coalitions impossibles en Irak et au Liban. Dans ces cas, il y a eu partage du pouvoir et répartition des portefeuilles ministériels pour plaire à tout le monde. Résultat : des crises politiques à répétition, des gouvernements qui se font et se défont au grès des jours, et des pays qui n’avancent point. Les forces ‘progressistes’ qui refusent de s’allier à Ennahdha pour former un gouvernement d’union nationale ou d’intérêt national comme aime à l’appeler M. Ben Jâafar, peuvent brandir le spectre des différences idéologiques et économiques majeures qui les éloignent de tout accord avec Ennahdha. Quiconque intégrerait ce gouvernement se doit de défendre les choix du gagnant. Est-il possible d’avoir une économie à la fois libérale et protectionniste ? Est-il adéquat de voir les acteurs politiques passer le plus clair de leurs temps à arrondir les angles et à trouver une solution consensuelle sur tel ou tel problème ? En cas d’échec, qui en seraient les responsables ?
D’un autre côté, l’assemblée constituante n’est qu’une parenthèse dans la vie politique tunisienne. Les clivages classiques droite-gauche n’ont pas lieu d’être. Les élections suivantes sont les plus importantes. Pourquoi courir le risque de laisser Ennahdha réussir toute seule ? Est-elle détrônable sur les dix prochaines années pour la laisser seule? Qui pourrait l’empêcher de faire passer des lois électorales taillées sur mesure pour elle ? Qui pourrait l’empêcher de s’allier avec cette énigme qu’est la « pétition populaire » et son fantasque de chef? Personne ne peut prédire de quoi sera fait demain, néanmoins, si ces forces ‘progressistes’ décident d’aller vers plus de radicalisation, il est clair qu’Ennahdha pourrait elle aussi partir vers plus de radicalisation, dans une réaction naturelle d’auto-défense. La constituante est le projet de tout un peuple pour des décennies, elle ne peut être accaparée par n’importe quel parti, quel qu’il soit.
Ennahdha est incontournable, mais n’a pas carte blanche pour décider seule. Les forces dites « progressistes » se trouvent à la croisée des chemins. Chaque action entraîne une réaction. Partis vainqueurs et vaincus sont devant des décisions historiques. Indépendamment du nombre de sièges au parlement et des calculs électoralistes, la Tunisie est depuis la révolution non gouvernable par un seul parti. Seul un gouvernement d’unité nationale, élargi du moins aux grands partis, aiguisé par le sens de la responsabilité et de l’intérêt suprême de la Tunisie, permettra une transition fluide du pouvoir et donnera à la nation plus de chance pour relever les challenges d’aujourd’hui et de demain.
Dr. Sabri Boubaker
Professeur à la Champagne School of Management, France
Membre du Centre Tunisien de Gouvernance d’Entreprise