Montée de l'islamisme, dites-vous?
Rien n’est plus angoissant pour une personne qui suit une cure psychanalytique que le moment où elle décide de se libérer de ses défenses psychiques pour se voir non comme s’elle s’imagine être mais comme elle est réellement.
Les Tunisiens ont enfin décidé ce 23 octobre d’aller au-devant du miroir, pour s’interroger sur ce qu’ils sont et à quoi ils ressemblent. Ils l’ont fait en toute maturité et en parfaite discipline. Ils voulaient savoir, se connaître, s’examiner, se tester. Une expérience unique dans l’histoire de ce peuple ancestral et tolérant qui n’a jamais connu que les guerres, les occupations et les dictatures, depuis trente siècles.
Le verdict ne lui a pas été tendre. Une Tunisie coupée entre deux tendances qui s’affrontent sur des questions aussi basiques que l’identité, la place de la religion, les libertés individuelles et le modèle sociétal. Du moins, c’est comme cela que la plupart des chroniqueurs ont analysé ce vote et interprété les résultats de ces élections. Pour ma part, loin de verser dans la facilité que procure ce point de vue, j’estime que le résultat de cette consultation populaire a été dans une large partie la conséquence d’une campagne électorale anarchique, menée par des partis inexpérimentés, face à un bulldozer nommé Ennahdha.
La bipolarisation de la société tunisienne n’est pas une constatation attendue, elle n’a même pas été prévue par les sondages qui tablaient au mois de septembre dernier sur un score de l’ordre de 20% pour Ennahdha. Le Tunisien est, de nature, tolérant, ouvert, bon vivant et juste une minorité vit sur un mode religieux très strict. Mais, à l’inverse derrière cette tolérance méditerranéenne, l’écrasante majorité des citoyens se déclarent croyants et plus ou moins bons pratiquants. Comment expliquer, alors, cette poussée soudaine du parti Ennahdha?
Alors que la croissance est en berne, que le chômage atteint des proportions de plus en plus alarmantes, que la pauvreté mine la vie de milliers de familles, que l’école perd chaque jour davantage de son aura, que la culture cesse de titiller l’âme du citoyen, que la lecture décline, que la création se tarit, que l’incivisme flirte avec l’intolérable, que la délinquance rend la vie urbaine impossible dans les cités, que la saleté des rues et des corps se banalise, que la santé est de plus en plus inaccessible dans le secteur privé alors que les hôpitaux publics se délabrent, les partis politiques ont choisi de parler de deux sujets principaux pendant la campagne. D’abord, le gouvernement intérimaire sortant de Béji Caïd Essebsi qui se démenait pour assurer un tant soit peu de stabilité et de croissance à la Tunisie contre qui ils se déchaînaient et qui est très populaire. Et, ensuite, Ennahdha avec le modèle de société qu’elle est accusée de vouloir édifier en Tunisie.
Tantôt diabolisé, tantôt caricaturé, tantôt méprisé par ceux-là mêmes qui furent ses compagnons d’infortune lors des années noires de la dictature, le mouvement Ennahdha a tiré profit de cette focalisation médiatique, tournant le dos aux polémiques et se mobilisant pour convaincre, en priorité dans les quartiers populaires et à l’intérieur du pays. Là où justement réside le gisement le plus important d’électeurs. Le slogan est simple: «Nous, qui avons tant lutté et tant subi, nous ne permettrons pas le retour de la dictature, nous respecterons le Code du statut personnel, nous sommes capables de vous assurer rapidement demain de meilleures conditions de vie en luttant contre le chômage, la délinquance, la pauvreté. Notre conviction religieuse nous empêche de mentir, de voler, de manipuler, faites-nous confiance!»
Et ils furent des millions à lui faire confiance, surtout au sein d’une bonne centaine de candidats plus ou moins loufoques, c’est le seul parti que tous les Tunisiens connaissent et même s’ils ne partagent pas ses valeurs, ils ont de la sympathie pour son combat et estiment qu’il a été l’objet d’une injustice effroyable et d’une cruauté sans limites du temps des présidents Bourguiba et Ben Ali. Il semble même, selon certaines rumeurs, que conscients du raz de marée électoral en leur faveur, les dirigeants d’Ennahdha aient plus ou moins aidé leur allié, le Congrès pour la République, de manière à réaliser un bon second score.
Le rôle des médias n’est pas moins critiquable, les deux chaînes privées ont joué un rôle pas toujours le meilleur. Nessma n’a pas mieux trouvé que programmer Persepolis à un moment où le débat sur la question de l’identité faisait rage et s’en est très mal défendue par la suite, pour finir par les excuses de son directeur. Ces excuses n’avaient pas lieu d’être, car un Tunisien a le droit de tout voir et aussi de tout critiquer comme créations artistiques. Quant à Hannibal TV, elle a versé parfois dans le médiocre et le sensationnel. On a vu un présentateur de grande légèreté poser à ses invités politiques des questions qui frisent le ridicule. C’est ainsi que cheikh Rached Ghannouchi a été invité à répondre s’il avait une seconde femme syrienne, Hammami Hamma s’il était athée et Mustapha Ben Jaafar à s’expliquer sur le lieu où il a dîné le soir du 27 Ramadhan.
La même explication vaut pour le score relatif réalisé par la formation populiste jusqu’ici inconnue, promue à partir de Londres, par le fondateur controversé de la chaîne El Mustakella. A la manière d’un Robin des bois, il a attiré depuis les bords de la Tamise des milliers de crédules, dans sa région natale, même dans d’autres régions, avec un déluge de promesses les plus déraisonnables sur le plan économique.
Aujourd’hui, la Tunisie laïque se réveille anxieuse, face à une autre Tunisie religieuse et aiguise l’anxiété du monde occidental qui crie au loup face à la montée de l’islamisme. Il n’en est rien! Le parti Ennahdha, en acceptant le jeu démocratique, l’alternance et aujourd’hui le partage du pouvoir, en acceptant le principe des libertés individuelles, le principe de la séparation des pouvoirs, est devenu un parti laïque et n’est pas, en tout cas, plus religieux que la Démocratie chrétienne en Allemagne par exemple, toutes proportions gardées bien sûr.
D’ un autre côté, la Tunisie n’a pas voté pour celui qui est le plus ou moins religieux mais en faveur de celui qui a une légitimité dans le combat contre la dictature et pour le parti qui a su s’adresser et proposer des solutions aux vraies questions que le peuple se pose, à savoir celles de la pauvreté, de l’emploi et de l’avenir bouché d’une jeunesse errante et désespérée.
Reste que le plus grand défi pour Ennahdha est aussi ce même peuple qui la glorifie aujourd’hui. Il a voté pour elle, le ventre creux. Il risque fort de se retourner contre elle l’année prochaine si par malheur ses attentes ne sont pas satisfaites. Et une année, c’est tellement court.
S. Z .