La télévision nationale sauvée par ses enfants
En 1969, nous sommes tous les deux entrés dans le journalisme comme on entrait en religion. 42 ans après, me voici dans un bureau truffé d’écrans plats, tous allumés, au quatrième étage d’une bâtisse de style stalinien qui abrite depuis peu le siège de la télévision tunisienne, ressassant avec mon confrère et non moins ami des souvenirs communs, évoquant avec émotion la mémoire de nos maîtres et surtout son bilan à la présidence de la télévision. Mokhtar Rassaa n’a rien perdu de sa verve, de son doigté aussi. Et il lui en a fallu pour diriger depuis plus de huit mois cette institution.
« C’était le 27 février dernier », se souvient-il. « Je reçois un coup de téléphone. Au bout du fil, le président de la République par intérim : [vous êtes nommé à la tête de la télévision nationale]. Et d’ajouter, comme s'il avait deviné mes hésitations : [c’est un devoir national], avant de raccrocher ». La télévision, il connaît. N’avait-il pas fait toute sa carrière, au journal télévisé de langue française sous la férule de Nabil Ben Khélil et parallèlement couvert les courses hippiques (c'était l'époque de Tayssir et Tric Tric Trac) à Dimanche Sport alors animé par Raouf Ben Ali. Mokhtar Rassaa n’a pas besoin de nous rappeler la situation où il avait trouvé la télévision. Des grèves à répétition, des invités qui lancent des appels au meurtre en direct, un PDG qui polémique avec les membres du syndicat sur un plateau en prenant à témoin les téléspectateurs. On n’est pas près d’oublier ces scènes. Dire que l’institution tanguait dangereusement serait un euphémisme. Elle sombrait. Il est accueilli par le personnel comme on le fait avec l'un des siens après une longue absence. Il réussira en peu de temps à remettre un peu d’ordre dans la maison. En déléguant, en intervenant le moins possible, en sévissant quand il le faut, mais toujours en tenant compte du climat général dans le pays et au sein de l'institution, le fameux doigté qui a fait défaut à ses prédécesseurs. Par petites touches, la télévision nationale s'est mise au diapason de la révolution. Les lignes rouges ont disparu, bien que certains, dressés dans la pensée unique, inexpérimentés et parfois mal encadrés ont du mal à se débarrasser de leurs vieux réflexes. La télévision de papa a vécu.Les révolutions ont ceci de particulier qu’elles rendent possibles des changements drastiques qui, en temps normal, auraient nécessité des dizaines d’années. Cela ne s'est pas fait sans couacs comme le prouvent l'affaire Ben Gamra, le journaliste qui s'est mis à chanter les louages d'Ennahdha au lendemain de sa victoire électorale. En tout état de cause, il ne faut pas oublier que cette télévision revient de loin.
L’organe de propagande au service d'un régime, l’instrument de crétinisation aussi avec ses feuilletons débiles, ses débats soporifiques et son journal de «désinformation» de 20 heures entièrement dédié à « l’artisan du changement » et à ses réalisations, tout cela cèdera la place à un véritable service public où toutes les opinions auront droit de cité. Ce n’est pas encore la BBC. Mais, ce n’est plus la caisse de résonance qu'on avait avant le 14 janvier. Exit la langue de bois des années Bourguiba et Ben Ali. Place à l’information plurielle, aux débats contradictoires. Un comité de rédaction élu voit le jour avec une nouvelle rédactrice en chef, désignée par Mokhtar Rassaa.
Désormais, ce sont les journalistes qui fixent la ligne éditoriale du JT. Résultat : le journal de 20 heures bat tous les records d’audience même si certains journalistes et présentateurs continuent à se comporter en militants. Mon interlocuteur ne partage pas cet avis, mettant certains « dérapages » sur le compte de « l’inexpérience des journalistes ». Pourtant, le Premier ministre s’en est ému publiquement, ne comprenant pas que le gouvernement qui est l’unique pourvoyeur de fonds de l’institution soit «maltraité» par "sa chaîne" et ses activités reléguées en fin de journal quand elles ne sont pas occultées. Mais, Mokhtar Rassaa n’en démord pas : «Nous sommes au service de l’Etat et non du gouvernement. C’est cela le service public».Après des mois de débats non stop, une nouvelle grille est mise en place, faisant certes la part belle aux débats, actualité oblige, mais qui prévoit aussi des feuilletons, des variétés, une émission culturelle hebdomadaire animée par un vétéran de la télévision, Frej Chouchane et l'émission-culte du week end, "Dimanche Sport".
Malgré le budget dont elle était dotée , la télévision nationale devenue "El Watania" était au bord de la faillite. Depuis, elle s'est refaite une santé avec des finances assainies. Il y a quelques semaines, "El Watania" a surpris tout le monde en obtenant les droits de retransmission des matches des Ligue 1 et 2 de football (« dans les règles de l’art et sans passe-droit, en présentant la meilleure offre», précise-t-il), alors qu’on la croyait moribonde. C'est peut-être, le principal acquis. Pour le reste les avis sont partagés. Mokhtar Rassaa pouvait-il faire mieux ? Tout dépend du point de vue où l'on se place.
H.B