La Tunisie et sa perception internationale
Jusqu’à la fin de l’année 2010, la perception internationale de la Tunisie était négative du fait d’une accumulation d’échecs sur le plan diplomatique et sur le plan des droits de l’homme. Les révélations des organisations humanitaires, les rapports des organisations internationales et les évaluations des chancelleries tenaient une place importante dans la construction et dans la projection de cette perception. Trois exemples illustrent cet état de fait.
Les rapports de l’Ambassadeur Godec révélées par Wikileaks dans le mois qui a précédé la révolte de Sidi Bouzid n’ont fait que donner consistance à des jugements concordants répandus dans les cercles tunisiens et largement partagés dans les capitales qui vouent de l’intérêt pour la Tunisie. Par lui-même, Wikileaks a contribué à ternir davantage le système Ben Ali.
D’autre part, en novembre 2009, au lendemain des élections présidentielles pour le 5e mandat, un incident diplomatique avec la Belgique avait entraîné un geste de solidarité collective des Ambassadeurs européens avec le collègue belge. A l’origine de l’incident, une déclaration à la tribune du Sénat à Bruxelles, prononcée au nom du Ministre Yves Leterme, dénonçait publiquement les pratiques frauduleuses qui avaient marqué les élections en Tunisie. En réaction, le Ministère des Affaires Etrangères à Tunis avait inquiété l’Ambassadeur de Belgique. Plus tard, la Présidence avait manifesté un geste d’apaisement en invitant l’Ambassadeur à Carthage, mais le mal était fait.
Enfin, les dénonciations de torture ont débordé les frontières et atteint le crédit de l’Etat. Rappelons les décisions du Comité contre la Torture qui opère dans le cadre des NU et qui, le 20 novembre 1998, à l’issue de l’examen du Rapport périodique présenté par la Tunisie, appelle l’Etat tunisien : « à mettre un terme à la pratique dégradante de la torture et à combler le fossé qui existe entre la loi et son application ». Le même Comité, dans ses conclusions relatives aux cas de Fayçal Baraket le 10 novembre 1999, de Imed Abdelli le 14 novembre 2003, et de Ali Ben Salem le 7 novembre 2007, décide que l’Etat tunisien a violé la Convention contre la torture.
En février 2001, un ancien Ministre tunisien de l’Intérieur, soigné dans une clinique à Genève, fuyait précipitamment les lieux avant que la justice du canton ne le rattrape sur la base d’une plainte déposée par une tunisienne résidente en Suisse, victime de la torture dans les locaux du Ministère sous son autorité. Une autre plainte était déposée devant la justice française contre le vice-consul de Tunisie à Strasbourg, reconnu par une tunisienne résidente en France comme étant son tortionnaire. Le 24 septembre 2010, la Cour d’Assises de Nancy condamnait par défaut le vice consul pour avoir ordonné des actes de torture les 11 et 12 octobre 1996 alors qu’il était commissaire de police en Tunisie. En fait, la Cour aggravait la peine prononcée en première instance par la Cour d’Assises de Strasbourg en décembre 2008, portant la peine de huit années d’emprisonnement à douze ans de réclusion criminelle. Rappelons que le 30 novembre 1992, un frère du Président Ben Ali était condamné par la XIVe chambre du tribunal correctionnel de Paris à dix ans de prison et à l'interdiction définitive d'accès au territoire français. Il était accusé d'avoir transporté de l'argent provenant d’un trafic international d'héroïne et de cocaïne entre les Pays-Bas, la France et la Tunisie.
En outre, les exactions des familles apparentées à Ben Ali – du vol de voitures et de yachts aux fraudes dans les aéroports – provoquaient des scandales en Europe et dans les pays arabes du Golfe. Ainsi, le mépris des droits de l’homme, les malversations des familles apparentées au Président de la République, les actes de corruption et les trafics imputés aux hautes sphères de l’Etat ternissaient l’image de l’Etat.
Le régime se prévalait principalement de son efficacité dans la politique de développement et dans le maintien de la stabilité et de la sécurité, notamment la lutte contre le terrorisme, contre l’extrémisme politique et religieux et contre l’émigration clandestine. Au cours des cinq dernières années, cette efficacité était mise à l’épreuve dans des affrontements d’abord avec un commando armé, infiltré à partir de l’Algérie en avril 2006, et qui fut neutralisé en janvier 2007, ensuite avec des soulèvements populaires dans le bassin minier de Gafsa (entre janvier et avril 2008) et sur la frontière libyenne à Ben Gardane (en août 2010). Ces affrontements, réprimés avec une dureté exceptionnelle, ont certes atteint la légitimité du pouvoir, mais non son crédit d’efficacité. L’appareil de sécurité en sortait chaque fois renforcé.
En décembre 2010, tandis que la famille Ben Ali passait des vacances paisibles, en toute confiance, très loin dans le Pacifique, la révolte populaire à Sidi Bouzid ne paraissait pas plus menaçante. Nos partenaires étaient aussi confiants dans la stabilité de la Tunisie et dans l’efficacité de l’appareil de sécurité qui s’imposait à toute épreuve. C’est sur cette base qu’il faut appréhender les réactions internationales à l’événement.
Les premières réactions
Jusqu’au limogeage du Ministre de l’Intérieur le 12 janvier 2011, nul n’avait conclu à la chute de Ben Ali. La conviction générale était que la Tunisie subissait une nouvelle secousse mais que le régime était assez solide pour rétablir l’ordre comme toujours. La désertion de Ben Ali dans la soirée du 14 janvier a été une surprise générale, y compris pour le gouvernement tunisien en place.
De ce fait, le temps de flottement était relativement bref : exactement quatre semaines. Dans cet intervalle, les réactions officielles qui nous parvenaient condamnaient ‘‘l’usage excessif de la force’’ et, dans le même sens, la France offrait un concours, tout juste pour prévenir la brutalité du service d’ordre. En revanche, les médias européens et américains allaient plus loin, relayant les revendications des foules en colère tout en établissant le lien entre la révolte populaire et les défaillances du régime quant aux retards économiques flagrants dont souffraient les provinces de l’intérieur du pays, Sidi Bouzid étant un cas typique.
Une place à part revient aux réactions des pays arabes. Tandis que les autorités observaient la discrétion coutumière, les médias arabes relayaient volontiers les reportages des agences occidentales en s’efforçant de s’en tenir aux faits sans se risquer à des commentaires, encore moins à des analyses. Deux exceptions se distinguent sur le fond de l’attentisme arabe : d’une part la Libye où Kadhafi dissimulait mal son impatience, surpris que le Président Ben Ali tarde à liquider les vagues de protestations ; d’autre part, la chaîne Al Jazira, basée à Doha, qui consacrait à l’événement un temps de diffusion exceptionnel, variant les reportages, les interviews et les analyses, tout en lui réservant, aux principales séances d’information, une part prépondérante. Dans ce même intervalle, la scène algérienne s’était à son tour enflammée mais ce fait, paradoxalement, n’a fait qu’amplifier l’impact de la révolte tunisienne. Du reste, les autorités algériennes ont tôt fait d’étouffer l’éruption limitée à leur capitale.
La phase de transition démocratique
Trois grands moments ont marqué la transition. La première phase qui a commencé le 17 janvier avec le gouvernement de Mohamed Ghanouchi a donné lieu à des réactions nettes, affranchies de toute réserve. C’est au cours des quatre premières semaines que les principales décisions étaient prises : levée de la censure, libération des prisonniers politiques, amnistie générale, reconnaissance des partis politiques, retour des exilés, création de trois commissions indépendantes chargées de la réforme politique, de l’enquête sur la corruption et de l’évaluation des dommages causés par les violences, adhésion à plusieurs conventions de caractère humanitaire incluant le statut de Rome. La transformation rapide de la scène tunisienne fixait le sens démocratique et progressiste de la révolution. La Tunisie entrait dans la communauté des Etats démocratiques.
La perception dominante, au cours de cette première phase, est la chute de la dictature et l’aspiration à la démocratie. Très vite, un troisième thème s’est fait jour : le commencement d’un nouveau cycle dans le monde arabe. Ces trois thèmes reviennent sous diverses variantes dans les réactions et les déclarations. Les messages de sympathie provenant des principales capitales européennes et américaines sont engageants, tout en omettant cependant le terme de révolution. Retenons en particulier que le 17 janvier, le Parlement européen a observé une minute de silence en hommage aux victimes tunisiennes. A son tour, la Commission Européenne à Bruxelles émettait le 17 janvier et à nouveau le 31 janvier des déclarations substantielles de soutien et de solidarité.
La lecture attentive des textes fait ressortir à la fois l’élan de confiance dans la transition démocratique, marqué par des gestes immédiats de soutien, mais aussi des caveat. Nous entendons ces messages comme étant des appels pour garantir d’ores et déjà, dès la phase de transition, le respect des droits et des libertés, la libération des médias, l’élargissement du champ d’action de la société civile, des élections libres et loyales destinées à asseoir des institutions démocratiques, un esprit d’ouverture et de dialogue. Sur cette base, l’Union Européenne se dit prête à conclure « avec le gouvernement issu des prochaines élections démocratiques les discussions sur le statut avancé ».
Comprenons bien que l’UE entendait s’engager, pour la négociation du statut avancé, non pas avec le gouvernement de transition mais avec le gouvernement qui sera issu des élections. Dans l’intervalle, les mesures de libéralisation attendues auront été ou bien réalisées ou bien retardées et, selon le cas, la négociation sera ajustée en conséquence. Autant la perception européenne était encourageante, autant elle était vigilante : de toute évidence, nos partenaires européens souhaitaient des progrès définis et craignaient des surprises, ou même des retournements, sous la poussée des islamistes.
Du côté arabe, l’attentisme cédait à des réactions nuancées de respect pour les nouvelles autorités qui assuraient la continuité et de défiance à l’égard de la contagion populaire. Tandis qu’en Tunisie le terme de révolution faisait fortune, le Caire connaissait le 25 janvier le premier élan du soulèvement qui fut particulièrement ample et, le 27 janvier, c’était au tour de Sanaa. Les médias établissaient le lien avec la révolution tunisienne et brodaient sur le thème de l’effervescence de la rue arabe. Dans ce contexte, nous devions prendre garde à ne pas heurter les pays frères, surtout nos voisins : nous ne pouvions nous prétendre exportateurs de la révolution. La première guerre d’Irak, celle de septembre 1980, était déterminée par les velléités d’exportation de la révolution iranienne. Par ailleurs, le fait que le Président déchu ait été accueilli dans le saint des saints du monde arabe dictait un surcroît de prudence.
Le 17 février, dans la semaine qui suit le départ du Président Mubarak, éclate le soulèvement de Benghazi, suivi le lendemain par les premiers troubles à Bahreïn et le 20 février par des manifestations populaires au Maroc. C’est le deuxième moment. Dès la mi-février, l’exigence d’un changement politique radical s’enracine dans la région, la notion de révolution prend corps et la perspective géopolitique prend le pas sur l’intérêt proprement tunisien. Trois grands thèmes dominent cette phase. D’abord, l’intervention des forces armées libyennes qui fait contraste avec la retenue des forces armées tunisiennes et égyptiennes. La perception internationale accuse ce contraste et prépare l’internationalisation du conflit libyen qui va dominer la scène régionale jusqu’en septembre. D’autre part, l’effervescence de la scène Nord Africaine et le discours du roi Mohamed VI le 9 mars ramènent l’attention sur le glacis algérien : l’écart algérien est largement commenté. Enfin, une grande confusion oppose les acteurs de la scène politique en Tunisie et en Egypte : les partis, les syndicats, les acteurs de la société civile (femmes, avocats, magistrats, journalistes, syndicats, etc.) provoquent confusion et cacophonie, instabilité des pouvoirs, et des craintes, alimentées de surcroît par les premières infiltrations d’agents étrangers armés.
Pendant de longs mois, la confusion a brouillé la perception de la transition. Elle a révélé l’impuissance des partis politiques anciens et nouveaux à livrer un message clair à l’opinion et révélé également la lente émergence du parti Nahdha, formellement reconnu le 1er mars et dont les représentants sont accueillis dans l’intérieur du pays non comme des chefs politiques mais comme les seuls dirigeants sincères et porteurs d’espoir. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les premiers actes d’agression et d’intimidation commis par des groupuscules salafistes contre des femmes et des professeurs accusés de véhiculer des symboles ou des propos anti-islamiques. Ces chocs, sans freiner l’expansion du parti Nahdha, aggravent la confusion et confortent les inquiétudes déjà formulées par les observateurs internationaux. Les premiers sondages effectués dans ce climat de tension n’apportent guère d’apaisement ni dans l’opinion nationale ni chez nos partenaires. Les élections, pensait-on, allaient permettre de clarifier la scène, de lever les confusions et de tracer la voie vers l’avenir.
A ce stade, la mutation de la Ligue Arabe n’est pas appréciée à sa juste mesure : le 26 février, le Conseil ministériel de la Ligue suspend, en un geste exceptionnel, la participation de la Libye et décide le 12 mars le principe de l’interdiction de l’espace aérien libyen, ouvrant la voie à l’intervention militaire de la coalition. Pour la première fois, ce tournant au sein de la Ligue engage tous les gouvernements de la région à l’égard de ce qui est devenu la révolution arabe. Ce fait n’a pas été relevé à l’échelle internationale. Le sursaut de la Ligue sera plus visible et mieux répercuté à l’occasion de la crise syrienne.
Le troisième moment de la transition correspond à la phase électorale qui apporte enfin la réponse des électeurs. Sitôt connus les premiers résultats, la déception est générale. L’ampleur de l’avance du parti Nahdha et l’écrasement de la gauche démocratique et moderniste font craindre un détournement de la transition démocratique. Il faut s’élever aux enjeux pour mieux saisir l’effet de choc qui a marqué les réactions internationales.
A la faveur de la révolution, la scène arabe est traversée par des courants contradictoires : l’axe salafiste rétrograde, le plaidoyer pour l’islam éclairé et l’appel à la modernité, y compris dans sa forme laïque. Ces tiraillements jettent une ombre sur l’issue de la révolution et sur la société arabe de l’avenir. Dans la confusion, nos partenaires ne sont pas simples observateurs, ils sont partie prenante, ils sont sous tension. Ils s’interrogent sur la nature de la révolution : quelle est donc sa finalité ?
La réponse détermine les nouveaux équilibres dans la région et, consécutivement, le statut et le rôle nouveau du monde arabe. Trois réponses sont possibles.
La première réponse consiste tout juste à prendre acte de la succession politique : le pouvoir passe d’un groupe dirigeant à un autre qui se prévaut d’une légitimité démocratique et qui se propose d’assainir les distorsions et les injustices et de préserver les acquis. La succession a le mérite de faire prévaloir la volonté de la majorité, d’instituer l’alternance et les règles de l’ordre démocratique jusqu’aux prochaines élections. Cette acception ignore la révolution et réserve tout engagement d’ordre politique : c’est dans cette logique que s’inscrit l’offre de coopération faite au parti majoritaire par Hillary Clinton, Alain Juppé, la Commission européenne et d’autres. Parallèlement, les actes de violence et d’intimidation commis par les groupuscules extrémistes au nom de l’islam sont montés en épingle et systématiquement dénoncés.
La deuxième réponse donne à la révolution toute sa portée. La révolution change la structure sociale et politique : elle rompt avec le passé et pose, à la base de l’ordre constitutionnel, des principes estimés supérieurs. Quels principes ? Les leçons de l’histoire sont claires, les principes révolutionnaires procèdent ou bien d’une idéologie dogmatique, spéculative ou religieuse, à l’instar de la révolution russe ou de la révolution iranienne : dans cette acception, l’idéologie prévaut sur les principes universels, le dogme prévaut sur la liberté. La révolution libératrice et démocratique est frustrée. Si telle était l’issue, la confrontation ne saurait tarder. Les réactions premières d’Alain Juppé, du Conseil européen et du porte-parole de la Maison Blanche dès l’annonce des résultats provisoires signifient une mise en garde contre une telle dérive. C’est dans le même sens qu’Alain Juppé s’est encore adressé au Maroc le 28 novembre, à l’annonce des premiers résultats des élections législatives. Ces réactions illustrent la foi dans un ‘Nous’, la participation commune à la communauté des Etats démocratiques : il n’est pas certain que l’intelligentsia et les médias en aient réalisé la portée.
Ou bien les principes révolutionnaires procèdent de la philosophie de l’universel, à l’instar des révolutions de la modernité qui posent l’homme au centre de l’ordre social et politique, l’homme maître de son destin. C’est la troisième réponse. Dans cette acception, la liberté prévaut sur le dogme : les partis d’inspiration islamique qui prétendent reconstruire la société consacrent le caractère absolu des valeurs universelles, admettent que le génie de l’islam endosse sans restriction les principes constitutifs de la Charte des droits de l’Homme. A ce prix, la révolution arabe ouvre la voie à la relance de la civilisation de l’islam.
La relance de la civilisation de l’islam est certes confusément attendue par les peuples arabes, mais elle est surtout attendue par nos partenaires occidentaux et par l’ensemble des sociétés modernes dans le monde. La nécessité de la révolution qui concilie islam et liberté ne fait de doute pour personne, à l’intérieur et à l’extérieur du monde arabe, mais aucun peuple arabe, à ce jour, ne l’a réalisée. Pour nos partenaires occidentaux, cette révolution a trouvé en Tunisie, surtout en Tunisie, ses penseurs et ses précurseurs mais non ses fondateurs. La perception internationale de la transition démocratique est guidée par l’attente – peut-être la conviction – que la Tunisie doit l’assumer, dans toute la mesure où la relance de la civilisation de l’islam est plus qu’un aggiornamento, plus qu’une question arabe : c’est une exigence de civilisation qui ne doit être ni retardée ni frustrée.
Ahmed Ounaïes