News - 01.12.2011

Lettre ouverte aux élus de la Constituante

Après  la proclamation des résultats définitifs des élections du 23 octobre 2011 et la tenue des premières réunions de l’Assemblée Constituante, il y a lieu de féliciter les élus et de se réjouir des conditions dans lesquelles le peuple Tunisien s’est exprimé en toute liberté, par de là les quelques dérapages constatés. Il faut également rendre hommage au Président par intérim, au Premier Ministre et à son Gouvernement qui ont pu dans des circonstances difficiles, mettre en place et faire aboutir le processus électoral, étape décisive de la transition démocratique.

Sans revenir ni sur le choix du mode de scrutin ni sur l’analyse des résultats de ces élections ( taux de participation relativement insuffisant et près d’un quart des votes exprimés non représentés), sujets d’importance sur lesquels je m’exprimerai en temps utile, je souhaite aujourd’hui lancer un appel non seulement aux élus, mais également à l’ensemble des acteurs de la vie politique pour focaliser le débat sur l’objectif poursuivi à travers l’organisation de ce scrutin  historique et le rôle essentiel de l’assemblée qui en est issue.

Toutefois, l’élection de l’Assemblée Constituante  ne constitue qu’un premier pas dans l’accomplissement de  la volonté populaire. En effet, le mouvement de janvier 2011 exprimait une réelle et profonde aspiration à la Liberté qui devait inéluctablement passer par un changement radical de régime politique.

Ainsi, en ayant opté pour l’élection d’une Assemblée Constituante, le peuple voulait certes rompre avec la dictature, mais il aspirait aussi et surtout  à l’élaboration d’une nouvelle Loi fondamentale assurant la liberté et la dignité  des citoyens, le développement de l’économie, l’unité et l’indépendance de la nation.

Si tous les courants d’opinion sont unanimes autour de ces objectifs, les récents discours et comportements de leurs représentants semblent cependant discordants à certains égards.

En effet, la discordance ressort déjà de la démarche adoptée par les uns et par les autres qui consiste à raisonner en termes de  « majorité » et d’« opposition » au sein de la constituante, alors même que cette assemblée a vocation à réaliser un consensus sur les valeurs et règles partagées par tous par delà les appartenances politiques afin de leur donner un caractère pérenne.

A première vue,  la logique simpliste du système représentatif veut que la  majorité sortie des urnes soit l’expression de la volonté populaire, mais à bien réfléchir, en votant, l’électeur n’entend pas s’exclure  du champ politique en déléguant aux élus le pouvoir de choisir pour lui et sans lui. En réalité l’élu reste un mandataire qui ne saurait ignorer la volonté et les exigences de ses mandants.

Sous cet angle, les manœuvres  entre les « officines » politiques ou les candidats aux élections comme les transactions  entre les élus ne sauraient constituer la synthèse de la volonté populaire si l’organe élu, l’Assemblée Constituante dans son ensemble, ne parvient pas à se hisser au niveau d’une représentation créatrice de la volonté nationale. Pour ce faire, chaque membre élu doit nécessairement se libérer de l’emprise de son parti et de la région qui lui a accordé ses suffrages pour devenir le représentant du peuple tout entier et agir en tant que tel dans l’intérêt supérieur  de la Tunisie.

Par ailleurs, compte tenu de la nature hybride des attributions  de cet organe exceptionnel, nombreux sont les élus qui oublient que le principal objet de leur mandat réside en l’élaboration d’une nouvelle Loi fondamentale. Bien évidemment, par sa nature cette assemblée a une  deuxième mission, celle de concevoir et construire  une organisation provisoire des pouvoirs publics et donc de désigner et de contrôler le pouvoir exécutif, en attendant la promulgation de ce texte. Cette mission, aussi  accessoire soit-elle, n’en est pas moins importante pour permettre la continuité de l’Etat et la résolution des problèmes les plus urgents.

L’une et l’autre de ces missions requièrent des personnes en charge de les accomplir, beaucoup de sagesse  voire une aptitude à dépasser la tentation de « faire la Loi », pour  être les gardiens et les garants de  la réalisation des aspirations populaires les plus ardentes à savoir la Liberté, la Dignité et la Justice.

En gage de cette aptitude, les élus devraient commencer par soumettre leurs décisions non pas à la majorité simple des voix, mais à une majorité qualifiée des deux tiers par exemple afin de leur assurer l’adhésion et le soutien du plus grand nombre. De même, les élus légitimement tentés par l’action gouvernementale urgente requise par les graves difficultés que connaît notre pays, devraient renoncer à leur mandat au sein de l’Assemblée Constituante pour éviter les conflits d’intérêt.

Cette « transcendance » est certes difficile, mais elle est possible dès lors que chacun sait que le changement de régime voulu  par l’ensemble des Tunisiens  ne consiste pas seulement en la modification des modes et  modalités d’exercice du pouvoir, il doit porter sur le concept même de pouvoir, sur ses fondements et ses fins dans un Etat de droit.

Vaste programme dont la mise en œuvre peut être amorcée  par l’énonciation claire et intelligible de  quelques principes  simples mais combien judicieux qui peuvent me semble-t-il faire l’objet d’un consensus national.

Premier principe : Refonder la république sur le principe de la séparation des pouvoirs, garantie de la Liberté des citoyens.

A l’évidence au stade actuel du développement de la société tunisienne, la conscience politique des citoyens devenue plus  exigente, n’accepte plus de se soumettre à un pouvoir monolithique, une autorité unique immanquablement « libertivore ». C’est de là que procède l’idée d’un  pouvoir institutionnalisé attribué exclusivement à l’Etat à travers trois organes distincts, le législatif,  l’exécutif et  le judiciaire de manière à assurer la Liberté des citoyens.

Afin de traduire irrévocablement le principe de Liberté dans la vie quotidienne du citoyen, il suffirait d’inscrire au préambule de la Loi fondamentale en cours d’élaboration, l’adhésion pleine et entière de la Tunisie à la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Deuxième principe : Rétablir la Dignité du citoyen

La Dignité réside bien sûr dans l’inviolabilité de la personne humaine et le respect de son intégrité physique et de sa vie privée, mais elle s’étend aussi au droit à l’éducation, à la santé et au travail. Aussi, l’Assemblée constituante devra t-elle d’ores et déjà, affirmer sans ambages  le droit au travail pour  tous  comme corollaire de la liberté du travail, tant il est évident que l’homme ne peut s’accomplir et se réaliser sans travail. Dans ce cadre, le Gouvernement provisoire de la République devra sans tarder prendre des mesures courageuses pour rétablir les citoyens dans leur dignité  en traduisant ce principe dans les faits par la création massive d’emplois de manière à réinsérer au plus tôt dans le corps social nos 700.000 concitoyens actuellement au chômage. Eu égard à la situation économique et financière du pays, cette mesure ne pourra être financée et  mise en œuvre sans l’implication de tous à travers une réforme fiscale appropriée portant instauration d’une contribution exceptionnelle de solidarité à des taux progressifs à déterminer et/ou une taxe sur la valeur ajoutée sociale, outre une mobilisation raisonnable des ressources extérieures.

Troisième principe : Instaurer une Justice indépendante

Pour être réelles, la Liberté et la Dignité  ont besoin de la Justice. Une Justice fondée sur l’égalité des citoyens devant la Loi, une Loi au-dessus de tous, dont l’application est contrôlée par des magistrats libres et indépendants. A cet égard, il faut souligner que  l’instauration d’une autorité judiciaire indépendante, seul rempart contre l’arbitraire,  capable d’assurer la sécurité des citoyens,  passe par des modes objectifs de recrutement, de formation  et d’avancement des juges à l’abri de toute influence. Si le concours constitue le meilleur mode de recrutement des magistrats, leur avancement doit être soumis non seulement à leurs états de services et leur moralité, mais aussi  à des conditions de formation continue sous le contrôle exclusif  d’un conseil supérieur de la magistrature démocratiquement élu.

Dans ce cadre, il y a lieu de souligner qu’une Justice indépendante ne peut s’exercer qu’à travers un ordre judiciaire unique composé des Tribunaux permanents de droit commun. Cela implique le bannissement définitif d’un éventuel retour à des juridictions d’exception, retour sous-jacent aux appels de certains à l’instauration d’une justice de transition au motif de sa célérité. Ne suffit-il pas de renforcer les Tribunaux par le recrutement d’un grand nombre de magistrats pour leur permettre de rendre la Justice plus rapidement, sans pour autant courir le risque d’une justice expéditive ?

L’adoption solennelle  de ces trois principes élémentaires me semble constituer la  première et nécessaire  réponse aux légitimes aspirations  populaires. Cette réponse rétablira la nécessaire confiance entre « Gouvernés » et « Gouvernants » et permettra à l’Assemblée Constituante d’éviter les actions intempestives, de contenir les revendications impatientes et de construire l’avenir du pays en toute sérénité.

A défaut, le peuple désespéré, pourrait redescendre dans la rue pour  redire haut et fort « dégage » à ceux qui auraient trahi sa confiance et ses attentes.

Yadh AMMAR
Avocat et Enseignant d’économie

*Positions électives antérieures
Membre du Comité de Direction de l’Union Internationale des Avocats, Directeur des travaux et publications scientifiques de 2000 à 2006
Vice-Président National de l’Union Internationale des Avocats de 1995 à 2000
Secrétaire général du Syndicat (UGTT) des enseignants de la Faculté de droit, des sciences économiques et politiques de Tunis 1976-1978
Secrétaire du Comité culturel de l’Alliance Internationale, Paris de 1969 à 1971
Président de la Section de Paris de l’Union Générale des Etudiants Tunisiens de 1968 à 1970