«Enfin, les difficultés commencent»
Le ton est donné. Pour sa séance inaugurale, l’Assemblée nationale constituante n’a pas déçu. Un député debout rappelant à l’ordre le président de la séance, un autre rectifiant le président de la République qui venait de commettre un lapsus. Cela ne s’était jamais vu dans cette enceinte, au point qu’on se serait cru sur les bords du Tibre ou de la Seine et non dans un faubourg de Tunis. Face à la joyeuse anarchie qui y régnait, Moncef Marzouki a cru bon de mettre en garde contre «la mauvaise image que l’Assemblée risquait de donner d’elle-même». Non, docteur, rassurez-vous, le peuple tunisien, sevré de débats contradictoires pendant cinq décennies, a hâte de voir ses représentants exprimer, enfin, leurs vues en toute liberté et transmettre, fidèlement, ses desiderata. Comme dans toutes les assemblées des pays démocratiques. Même si ces débats ont tourné, par instants, au vaudeville. La liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.
Il aura donc fallu 11 mois pour que la première institution légitime de la Tunisie post-révolution se mette en place. Ce n’était pas trop tôt quand on sait la paralysie qui a touché tous les organes de décision de l’Etat. Le gouvernement sortant avait vécu dans l’urgence, se contentant de mesures cosmétiques. Il serait malvenu, de notre part, de lui en faire grief, car à chaque fois qu’il était tenté de se projeter dans l’avenir, il se trouvait de bonnes âmes pour lui rappeler, au cas où il l’oublierait, son péché originel, son caractère transitoire.C’est pourquoi, il faut savoir gré au Premier ministre et à tous les membres de son cabinet d’avoir su, malgré tout, gérer les affaires courantes du pays au moment où tout vacillait autour d’eux et surtout de s’être retirés comme ils l’avaient promis, après les élections du 23 octobre. C’est assez rare, sous nos latitudes, pour être signalé.
Avec l’élection de l’Assemblée constituante qui aura à élaborer une nouvelle Constitution et accessoirement à légiférer et à contrôler le gouvernement, nous entrons dans une nouvelle phase de transition, mais avec une différence de taille par rapport à la première. Le gouvernement et avec lui le président de la République seront issus d’une assemblée légitime, parce qu’élue. Son action sera limitée dans la durée, mais il aura toute latitude de prendre les décisions qu’impose la situation. La nouvelle équipe ne sera pas seulement attendue sur le dossier des libertés et de la démocratie qu’elle est appelée à consolider mais aussi et surtout sur le dossier économique car jamais, sans doute, depuis l’indépendance, l’économie tunisienne ne s’était aussi mal portée. « Enfin, les difficultés commencent », aurait dit un homme politique français porté au pouvoir après avoir passé l’essentiel de sa carrière politique dans l’opposition. Pendant quarante ans, il joué conscienceusement son rôle d'opposant, minorant les succès du pouvoir en place, majorant ses erreurs, mais proposant aussi des solutions qui finissaient toujours dans un tiroir.Enfin, l'occasion s'offrait à lui de tester in vivo ses idées quitte à connaître des difficultés. L'homme en question, c'est Léon Blum. Il est resté six mois au pouvoir au cours desquels il a mis en oeuvre les réformes qu'il avait promises. Les Français lui doivent les congés payés, la semaine de 40 heures et les conventions collectives. La nouvelle majorité fera t-elle aussi bien ? Son chef de file, Ennahdha est-il au moins conscient des difficultés qui l’attendent pour concrétiser les 365 points de son programme électoral et notamment, les 500000 emplois promis ? .
Quand on voit nos hommes politiques dépenser autant d’énergie pour se partager le gâteau, discutailler pendant des mois à l’abri des regards « indiscrets », à propos de tout et de rien, alors que tout tangue autour d’eux, avec la poursuite des grèves et des sit-in sur terre et sur mer, la fermeture des usines et leur corollaire obligé, la montée du chômage, la chute brutale des investissements, la crise du tourisme, sans qu’ils s’en émeuvent outre mesure, malgré les mises en garde récentes du patronat et de la BCT, on est en droit d’exprimer quelque doute. Plus que les débats houleux de l’Assemblée, c’est ce qui risque de discréditer nos politiques. La plupart des économistes nous prédisent des lendemains qui déchantent avec une année 2012 qui serait pire que l’actuelle. C’est dire la lourde tâche qui attend le gouvernement et au-delà, la communauté nationale. Il y a un temps pour la contestation politique et sociale et un temps pour le travail. Aujourd’hui que les premiers jalons de la deuxième République sont mis en place, que les portefeuilles ministériels qui occupent tant nos politiques sont parait-il distribués, il est temps que ces derniers passent aux choses sérieuses: l’emploi, l’économie, l'équilibre entre les régions, la réconciliation nationale. Tels seront les véritables enjeux de la prochaine étape. L’avenir de la jeune démocratie tunisienne dépendra pour une large part de l’aptitude des nouveaux dirigeants du pays à y apporter les réponses idoines.
H.B.