Moncef Marzouki : Epouser parfaitement la fonction sans y laisser son âme
Etait-il né contestataire dans l’âme? Ce qui est certain, c’est que le nouveau président de la république, Dr Moncef Marzouki, 66 ans, ne se taira jamais contre l’oppression, la dictature et les atteintes aux libertés et droits de l’Homme. Irréductible opposant à Bourguiba et surtout à Ben Ali, emprisonné en isolement total et contraint à l’exil, il bravera menaces et harcèlements pour faire triompher ses idéaux.
Son retour en Tunisie, après 11 ans d’exil, la relance de son parti, le Congrès pour la République (CPR) et son déploiement en campagne bien menée dans toutes les régions du pays, lui ouvrent la voie royale, en deuxième force politique, après Ennahdha, avec 29 sièges conquis à l’Assemblée nationale constituante. Son choix est fait : il forme une coalition avec Ennahdha et Ettakatol et brigue la présidence de la République, préférant agir à partir de Carthage que du Bardo.
Lui qui a toujours aimé les quartiers populaires plutôt que les hauteurs de la banlieue nord huppée, finira par s’y installer, mais à sa manière. Spécialiste en médecine interne, neurologie et santé publique, le Dr Marzouki a, en effet, voulu être médecin du peuple, sacrifiant une brillante et lucrative carrière, tournant le dos à l’opulence. Des Mrazig de Douz, sillonnant à dos de méharis le Sahara, il a hérité une forte endurance et de nobles valeurs. De son père, militant nationaliste youssefiste, opposé à Bourguiba, il a appris la force de la résistance, à l’occupation étrangère, au pouvoir totalitaire, à la pensée unique, au culte de la personnalité. Né à Grombalia (le 7 juillet 1945) où sa famille s’était établie, il y subira, encore enfant, son premier traumatisme, à sa confrontation avec les soldats français.
L’expérience se reproduira en se rendant en famille à Douz et devant alors subir fouilles, interrogatoires et humiliations à chaque barrage tenu par des légionnaires. Les policiers qui, à l’indépendance, prendront la relève, continueront à agir de même. «J’avais l’impression d’avoir simplement changé de maître », confiera-t-il plus tard à Vincent Geisser (*).
Suivant son père dans son exil à Tanger, il partagera le calvaire de l’exil mais y puisera des ressorts pour réussir ses études, en continu, jusqu’à sa sortie de la faculté de médecine de Strasbourg. Sa véritable prise de conscience de vivre sous une dictature s’est opérée en lui lors de son retour définitif en Tunisie, en 1978. Il en pâtira durant de longues années, sans jamais accepter de se compromettre, ni de se résigner. Il rejoint, très tôt, la Ligue tunisienne des droits de l’homme qu’il finira par présider en 1989, milite au sein d’Amnesty International, se porte candidat aux présidentielles contre Ben Ali en 1994, se fera arrêter avant que Nelson Mandela ne parvienne à le faire libérer et le voilà sur tous les fronts. La pression exercée sur lui se renforce sans cesse davantage, surtout après la publication en 2000 d’une lettre demandant à Ben Ali de quitter le pouvoir, le pousse à un nouvel exil.
A travers le réseau associatif en France et en Europe, et son parti, le CPR, fondé en 2001, il tient la dragée haute au régime déchu. Le Dr Marzouki publiera une vingtaine d’ouvrages et des centaines d’articles de presse, multipliera conférences de presse, manifestations et actions de dénonciation. Son combat finira par payer. A son retour en Tunisie, il retrouve écho et reconnaissance comme le traduiront les urnes. Erigé en deuxième force, il scellera alliance avec Ennahdha.
Ses relations avec les islamistes ne datent pas d’aujourd’hui. Elles remontent à la lutte commune au sein de la LTDH et Amnesty International, mais aussi à une analyse qui n’a cessé de s’approfondir. « Il faut reconnaître, écrit Vincent Geissser, que Moncef Marzouki a évolué, faisant preuve d’une étonnante perspicacité: les islamistes sont des êtres politiques «anormalement normaux». Marzouki pousse l’analyse en disant, juste avant la révolution, que : «L’islamisme avec ses trois orientations - jihadiste, collaborationniste et piétiste – a été «la grande aventure des années 1980. Aujourd’hui, il n’a plus d’avenir… sauf à faire un mariage de raison avec la démocratie et la résistance civile en vue de changer en profondeur le système politique arabe ».
C’est précisément cette alliance Ennahda, CPR et Ettakatol qui, à ses yeux, essaye d’incarner un arrimage démocratique.
Incontestablement, le Dr Moncef Marzouki sera l’un des grands acteurs de la transition qui s’amorce. Sa tâche, déterminante, ne sera pas facile.
Saura-t-il se mouler dans la fonction, respecter ses usages et incarner sa représentation, en s’élevant au-dessus des partis et des ambitions des uns et des autres, le tout sans y laisser son âme? Saura-t-il, aussi, en homme politique rallier ses partisans et ses partenaires à une vision nettement démocratique et moderniste ? L’exercice n’est pas aisé, mais guère impossible.
(*) Dictateurs en sursis • Une voie démocratique pour le monde arabe• Par Moncef Marzouki, entretiens avec Vincent Geisser • Les Editions de l’Atelier • Editions ouvrières – Paris
Editions Cérès, 2011, 190 pages, 12 DT