Le départ d'un chef
N’est- ce pas une gageure que de vouloir passer en revue les chefs d’Etat qui ont gouverné notre pays depuis le roi berbère, Iarbas, contemporain de la reine Elyssa Didon, la fondatrice de Carthage en 814 avant J.-C. jusqu’à Son Excellence le président Fouad Mebazaâ qui a pris la décision de quitter le pouvoir immédiatement après le choix du successeur conformément à la loi ?
On peut cependant affirmer que notre pays n’a connu de chefs d’Etat constitutionnellement et démocratiquement élu que pendant deux temps : la période punique et la période dont l’aube vient juste de poindre au lendemain du 14 janvier 2011.
Carthage avait une Constitution. Aristote ne se gênait guère d’en faire l’éloge et n’hésita pas à la juger supérieure aux constitutions grecques. Au cours de cette époque, longue de plus de six siècles et demi, les citoyens carthaginois élisaient démocratiquement leurs représentants au Sénat et à l’Assemblée du Peuple, lesquels choisissaient les deux suffètes, chargés du pouvoir exécutif et de la gestion des affaires de l’Etat conformément aux lois en vigueur. Les auteurs grecs rapportent, non sans émerveillement, que, chez les Carthaginois, tout se faisait selon la loi « Kata nomon». Cependant, il y eut des familles qui, tout en respectant la lettre de la loi, purent se maintenir au pouvoir pendant des générations. Parmi les plus illustres de ces familles, on peut mentionner les Magonides dont les origines remonteraient à la fin du VIe siècle avant J.-C. et les Barcides qui, originaires du Sahel, se rattachent à Amilcar Barca, père d’Hannibal. A Carthage donc, sans porter atteinte aux institutions et dans le respect de la loi, certains Carthaginois réussirent à se maintenir au pouvoir. On raconte qu’un citoyen carthaginois eut pour sa campagne électorale l’ingénieuse idée d’apprivoiser des perroquets et de leur apprendre à répéter : «Hannon est grand ».Le désir de conserver le pouvoir était très fort à Carthage comme à Athènes ou ailleurs.
Au cours de la période romaine qui dura de 146 avant J.-C. à 439 après J.-C., notre pays n’était qu’une simple province romaine ou romano-africaine, soumise à l’autorité d’un gouverneur désigné par Rome. C’était l’empire romain. A la suite de la prise de la Carthage romaine par Genséric en 439, notre pays devint un royaume vandale jusqu’à la reconquête byzantine qui eut lieu en 533 de l’ère chrétienne. L’empereur Justinien nomma un gouverneur pour administrer la province africaine.
Avec la conquête arabe, l’Ifriqiya se trouva gérée par des gouverneurs qui dépendaient des califes omeyyades à Damas. En l’an 800 de l’ère chrétienne, les Aghlabides s’installèrent en Ifriqiya pour la gouverner au nom de Bagdad non sans tout faire pour se maintenir au pouvoir. Tout à leur désir de se maintenir à la tête de l’Emirat, ils consentirent des crimes. En 909, les Fatimides prennent le pouvoir puis fondent Mahdia pour en faire leur capitale politique et religieuse aux dépens de Kairouan. Les chiites s’attachaient au trône en se servant de tous les moyens licites et illicites pour rester les maîtres incontestables. Leurs successeurs zirides (973-1160) suivirent la voie de toutes les monarchies à fondement religieux, en l’occurrence islamique.
Pendant toute la durée de leur dynastie, les Hafsides, dont l’avènement mit fin à l’anarchie des Béni Hilal, en 1228, semblent avoir tout fait pour garder le trône, voire pour l’usurper. Les Ottomans (1574-1705) et leurs avatars husseinites (1705- 1957) faisaient eux aussi tout pour résister à toutes les vicissitudes en passant par le Protectorat imposé par la France post- révolutionnaire. Les Beys comme les Deys, leurs prédécesseurs, s’évertuaient, coûte que coûte, à garder le trône et les apparences du pouvoir.
Malgré ses hauts faits, Bourguiba lui-même ne put se départir de ses faiblesses, somme toute, très humaines, quand il s’agissait du pouvoir. Le dernier président de la République tunisienne, déclaré déchu par le peuple des villes et des campagnes qui a fait la Révolution du 14 janvier 2011, a eu, malgré tout, le réflexe de partir, croyant pouvoir ainsi conjurer le sort.
Au terme de cette longue Histoire, mis à part Fouad Mebazaâ, il n’y a pas eu, à ma connaissance, un chef d’Etat en Tunisie qui ait choisi de quitter la magistrature suprême en se promettant d’adresser ses voeux à son futur successeur, en lui serrant la main et en lui disant : «Bonne chance Monsieur le Président. Nous sommes avec vous pour la Tunisie libre, démocratique et gardienne des lois et des valeurs ».
Mohamed Hassine Fantar
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