Menaces sur l'eau ?
L’eau est un bien commun, propriété de la Nation. Notre Constituante devrait l’inscrire dans la future Loi fondamentale du pays comme cela se fait dans de nombreux pays. Bien commun, les sociétés privées n’ont alors rien à faire dans sa production, sa distribution et son assainissement. De plus, l’Assemblée générale des Nations Unies en a fait, en juillet 2010, un droit de l’homme, opposable à l’Etat dans certains pays. Après les inondations qui ont frappé notre pays et entraîné des pertes en vies humaines et des dégâts considérables et face à ce formidable engouement des Tunisiens pour l’eau en bouteille et aux manoeuvres de certains, la question de l’eau, cette ressource vitale et irremplaçable, doit être à l’ordre du jour de nos gouvernants et de nos concitoyens.
Latifa Hénia et Abdallah Chérif, deux éminents experts, nous rappellent qu’«en Tunisie, la ressource est très modeste, pour ne pas dire rare, très fragile et très convoitée, de ce fait, le problème de l’eau se pose aujourd’hui avec une particulière acuité. » Confirmant ce constat, les projections de l’UNESCO mettent la Tunisie sur la liste des pays qui feront face à de graves difficultés dès 2025.
C’est pourquoi, à notre humble avis, le nouveau gouvernement doit prendre à bras-le-corps, maintenant, la problématique eau qui commande aussi bien notre bien-être et notre santé, notre avenir économique, notre environnement et les générations futures. Il devrait décréter que la gestion de l’eau soit citoyenne, écologique et responsable.
La pénurie d’eau…et les souffrances de nos concitoyens
Notre pays souffre sur le plan hydrique. Mais, il ne s’agit pas de provoquer la panique… car nombreux sont ceux qui veulent faire de l’eau… une vache à lait ! Il faut donc séparer le bon grain de l’ivraie mais, déjà, en juin 2008, M. Loïc Fauchon, président du Conseil mondial de l’eau sis à Marseille, un think tank des multinationales de l’eau, avait été reçu par M. Ghannouchi, alors Premier ministre - qui présidait le comité chargé de la privatisation - pour lui vanter probablement - on communiquait peu à cette époque - « le modèle français de l’eau» qui promeut la privatisation des services de l’eau.
Or, le « modèle français » a du plomb dans l’aile : face aux scandales répétés comme celui qui a conduit en 1995 le maire de Grenoble, M. Alain Carignon, en prison pour corruption, une bonne centaine de collectivités territoriales (Paris - excusez du peu ! - puis Rouen, Castres, Saint Malo, Cherbourg, Montbéliard, Annonay, Digne….) ont rompu leur contrat avec les multinationales de l’eau comme Véolia, Suez…pour revenir à la gestion publique et ont ainsi pu baisser le prix du mètre cube de 10 à 40%, voire supprimé parfois l’abonnement. Curieusement, les 28 et 29 juin dernier, s’est tenue à Tunis une réunion sur la question de l’eau, sous l’égide du PNUD et avec la participation de Véolia- un des majors de l’eau dans le monde- du ministère français des Affaires étrangères, de Loïc Fauchon et de l’ex-sénateur Oudin, auteur d’une loi visant à propager dans le monde le savoir-faire français en matière d’eau.
Face à ces manoeuvres, en Tunisie, il nous faut faire de la SONEDE « un grand service public national de l’eau » doté d’un conseil d’administration ouvert sur l’Université et la société civile, moderniser ses capacités techniques et établir des partenariats avec les universitaires et les chercheurs. Si les Tunisiens se précipitent sur l’eau en bouteille - préjudiciable à l’environnement - c’est qu’il y a probablement une crise de confiance, ou l’oeuvre de la publicité ! Mais l’eau en bouteille transportée sur un camion sans la moindre précaution, exposée aux rayons du soleil dans son emballage plastique, peut constituer un vrai danger pour la santé. Il est vrai que l’eau du robinet, elle, ne bénéficie d’aucune publicité à la télévision ou ailleurs! Mais il faut raison garder, l’expert Christophe Courtin assurait en 2004 que «la sécurité hydrique ne sera pas le problème majeur du XXIème siècle. Cette menace potentielle est généralement agitée par les pays riches car ils craignent de voir remis en cause leur mode de consommation».
Il n’en demeure pas moins que de nombreux pays ont un manque patent d’eau pour répondre aux besoins de l’agriculture, de l’industrie, des villes du fait de la démographie, du développement économique, de l’explosion de la demande urbaine et de l’évolution des modes de vie.
Le changement climatique risque d’aggraver les choses, notamment pour les pays en développement, comme on l’a vu à Durban le mois dernier. Mais l’eau doit demeurer sous le contrôle régalien de l’Etat et des citoyens : en Inde, le colonialisme britannique s’est arrogé le droit de distribuer l’eau et le sel et Gandhi commencera la marche pour l’indépendance en combattant ces monopoles. L’eau doit échapper aux privatisations prônées par le néolibéralisme ambiant et la Banque mondiale. En aucun cas, elle ne saurait devenir une marchandise livrée aux jeux de la spéculation boursière et des multinationales de l’eau qui ne sont guère intéressées par les zones rurales par exemple et qui ont montré leur inefficacité de la Bolivie (où il y a eu mort d’homme) à l’Argentine et du Vietnam au Maroc. Le 9 décembre 2011, en effet, d’importantes manifestations ont eu lieu précisément à Casablanca devant le siège de la Lydec, la filiale marocaine de la multinationale française de l’eau Suez, qui assure notamment la distribution de l’eau et de l’électricité, l’assainissement... Les manifestants dénonçaient la faillite de la privatisation de l’eau, les détournements de fonds, la non-construction du réseau d’assainissement et son absence d’entretien et des factures trop élevées.
A Ouarzazate, les Marocains organisent «des marches de la soif » pour dénoncer l’accaparement de l’eau par les sociétés minières à participation royale. Le 13 juin dernier, en Italie, le référendum populaire, né d’une initiative citoyenne - et non du gouvernement- a opposé un non catégorique à la marchandisation de l’eau et fait mordre la poussière aux politiques néolibérales du gouvernement Berlusconi. Dans de nombreux pays, l’eau sert à de bien sordides « combinazzioni» politicards. Philippe Bernard écrit (Le Monde, 13 avril 2011, p.7) : «En confiant, en 1990, la concession de l’eau et de l’électricité de Côte d’Ivoire à Martin Bouygues, ami de Nicolas Sarkozy, Alassane Ouattara est devenu un proche du futur président français….Laurent Gbagbo, qui veut se maintenir au pouvoir au-delà de la fin de son mandat le 31 octobre 2005, cherche à la fois à affaiblir l’axe Ouattara-Bouygues et à amadouer Paris en favorisant les industriels amis de l’Elysée. Il y parvient en renouvelant, quelques jours avant cette échéance, les concessions de Bouygues (aujourd’hui minoritaire dans la distribution de l’eau et de l’électricité en Côte d’Ivoire)….»
En France, le Conseil constitutionnel s’est prononcé le 8 juillet 2011 en faveur du Conseil général du département des Landes et contre la multinationale de l’eau ; en faveur d’une gestion publique de l’eau afin que les usagers bénéficient d’un prix le plus bas possible. C’est pourquoi en Tunisie, il nous faut être vigilant car la question de l’eau ne saurait être traitée en dehors du cadre de l’éthique et de la justice d’autant que, prétendent certains, «l’eau représente la troisième industrie mondiale après le pétrole et l’électricité mais son caractère vital et sa raréfaction accélérée vont en faire, à court terme, la première ressource potentielle de profits à la surface du globe. » (Emission de la chaîne Arte le 18/11/2008)
Discours et promesses… à tout vent
Sous le proconsulat de Ben Ali, pas un jour sans que l’on annonce un prêt ou un don international en faveur de l’adduction d’eau ou de l’assainissement. De plus, rares sont les discours dans lesquels le président déchu ne mentionnait pas qu’il allait « ordonner », tel Moïse, que l’eau atteigne telle ou telle partie du territoire. Preuve que l’eau est un problème lancinant – que le pouvoir ne pouvait plus faire semblant d’ignorer – pour bien de nos concitoyens et singulièrement ceux habitant les zones rurales ! Le président déchu alla même jusqu’à appeler à la création d’un Conseil Islamique de l’eau lors de la 4ème Conférence islamique des ministres de l’Environnement qui s’est tenue à Tunis en octobre 2010. De leur côté, les journaux n’arrêtaient jamais de nous noyer sous les fameux et fallacieux «projets présidentiels» : La Presse du 5 janvier 2005 – relayée par Assabah du 11 janvier 2005 – s’interrogeait sur l’avancement du projet d’adduction d’eau potable dans la région du Krib.
Assabah publiait parfois des lettres de citoyens réclamant de l’eau potable (de l’Ariana le 4 juillet 2003, d’El Hissiène à Zarzis le 29 mai 2005, du gouvernorat de Kasserine le 14 avril 2006). Parfois aussi, la presse osait parler de la qualité de l’eau. Ainsi, Le Temps du 22 août 2008 mettait en évidence la salinité de l’eau dans les nappes de Nabeul, de Kébili, de Sfax et de Tozeur, Assabah allant même jusqu’à titrer en première page ce jour-là: «Pour quelle raison, le goût et la qualité de l’eau du robinet ont-ils changé ?», mais rassurait aussitôt le bon peuple en annonçant le lancement d’«un plan à long terme allant jusqu’en 2030 pour assurer de l’eau potable aux générations futures» ! Mais certains médias faisaient entendre un tout autre son de cloche. Ainsi, le site Tunisnews rapportait le 23 février 2010 qu’à Nefta, l’eau du robinet était souillée par de la terre depuis la mi-février car « le réservoir n’avait pas été nettoyé par la SONEDE». Le même site affirmait le1er avril 2007 que les habitants de Boulaâba (gouvernorat de Jendouba) étaient contraints de boire l’eau d’une source où pullulent insectes, batraciens et algues. Quant à Radio Kalima, elle annonçait le 5 octobre 2010 que les protestations des habitants de Nasria (délégation de Balta Bouaouane) au sujet de l’eau potable avaient contraint le délégué et deux membres du comité central du RCD à recevoir une délégation de citoyens.
La même radio rapportait, le 19 septembre 2010, que la contamination de l’eau potable dans la région de Safiha (délégation de Bouficha) avait rendu malades vingt enfants et tué l’un d’entre eux. Le mensuel Mouatinoun (novembre 2010) a publié une pétition des habitants de Menzel Chaker (gouvernorat de Sfax) qui se plaignaient de ne pas disposer d’eau potable de mars à octobre. Bien plus inquiétante est la nouvelle de l’apparition, à Thala, de 1.000 cas d’hépatite A dont a fait état le site Tunisnews le 28 novembre 2010. Or, cette affection ne peut être transmise que par l’eau souillée par les matières fécales. De plus, annonce ce site, le Dr Mahjoub Ahmed El Kahri, qui a rendu publique cette grave épidémie, était l’objet de poursuites disciplinaires pour avoir divulgué «le secret médical» ! De son côté, El Mawkèf du 23 mai 2008 (p. 8) affirmait que des familles d’Om El Ksab, dans la région de Redeyef, se sont réfugiées en Algérie car « elles n’ont ni eau potable, ni dispensaire, ni cours complémentaire».
Depuis le 14 janvier, les sit-in pour l’eau sont légion et la télévision nationale nous a montré quelques exemples poignants de localités où la qualité et la quantité de l’eau – pour ne rien dire de son éloignement et des conditions de son transport – laissent grandement à désirer comme elle a mis le doigt sur les souffrances de nos concitoyens face au manque cruel d’eau qui les touche dans leur dignité et leur humanité même. De plus, il est facile de voir, dans les zones minières, les dégâts provoqués par les rejets des eaux de lavage, rejets que relèvent tous les touristes à bord du train le Lézard Rouge comme il est facile de voir dans la région d’Enfidha et dans bien des régions oléicoles les rejets de margine dans le lit des oueds. La lutte contre la pollution tant par les industriels (de la conserve alimentaire et des industries laitières, du cuir, des huileries.. ) que les particuliers doit être une des priorités du futur gouvernement, et le laxisme et la corruption de l’ancien régime en la matière doivent être résolument bannis.
La Révolution doit concerner… la gestion de l’eau aussi
A l’heure où notre pays accomplit sa magnifique Révolution, la gestion et la gouvernance de l’eau doivent être repensées. L’eau dans les sociétés modernes fait face à deux défis majeurs : l’accès à l’eau potable et la préservation de la qualité de l’eau. Il est essentiel et urgent de doter tous les Tunisiens, où qu’ils habitent, de l’eau potable et d’un assainissement correct. Il s’agit là d’un investissement nécessaire. Le Financial Times du 20 octobre 2008 note qu’«un dollar dépensé pour l’eau et l’assainissement rapporte un retour sur investissement de 8 à 10 dollars». De plus, la moitié des emplois dans le monde dépendent de l’eau.
Notons aussi que l’adage médical affirme que «l’homme boit 80% de ses maladies» et le Dr Halfan Mahler, ancien directeur général de l’OMS, disait que «le nombre de robinets par millier de personnes deviendra un meilleur indicateur de santé que le nombre de lits d’hôpitaux. » et le Dr Mahmoud El Materi réclamait, dès 1931, que l’Etat mette l’eau à disposition de tous les Tunisiens, «indistinctement».
Il faudrait, par exemple, que les municipalités et la société civile s’impliquent dans cette gestion et procèdent à des analyses régulières de l’eau potable, par des laboratoires indépendants, pour les microorganismes et les contaminants chimiques (métaux lourds, pesticides, nitrates, résidus de médicaments qui deviennent un vrai problème avec le vieillissement de la population…).
La démocratie doit aussi faire son entrée dans les associations d’irrigants et pour faire cesser certaines pratiques préjudiciables à l’économie et à l’environnement comme on le voit par exemple au Jérid. Il faut enfin éduquer la population pour qu’elle économise l’eau et il faut combattre sans relâche les fuites.
Ce qui hélas n’est pas toujours fait par la SONEDE et les utilisateurs. Prenons exemple sur Tokyo, Lausanne, les capitales scandinaves où les pertes sont maintenues à 3% ! Mais l’eau potable ne doit pas nous faire perdre de vue l’assainissement et son importance. Souvenons-nous : l’épidémie mondiale de grippe aviaire de 2004 partie d’Asie est due à une fuite à partir de toilettes situées au 7e étage d’un immeuble de Hong Kong !
Un proverbe anglo-saxon dit crûment: «Water flows uphill to money» (L’eau suit sa pente et remonte vers l’argent). Pour l’immense majorité des pays en développement où la question de l’eau se pose, on pourrait étendre à cette ressource ce que dit des famines le Prix Nobel d’économie Amartya Sen:
«Les famines ne sont pas le résultat du manque de nourriture mais de démocratie. Car la liberté d’opinion et la presse obligent les pouvoirs politiques à rendre des comptes et à agir».
M. L. B.