L'Islam n'est pas l'islamisme
Ce qui triomphe aujourd’hui en islam, c’est la politique. Or il s’agit de la partie la plus pauvre et la moins adaptée au siècle. D’autant plus que cette visée politique s’appuie sur un dispositif juridique éculé. C’est cette part pauvre qui mobilise les énergies. Par le recours à des normes qui structurent une humanité d’un autre âge, les islamistes imposent une identité alternative à celle, d’origine occidentale, qui est assimilée à notre siècle. C’est comme si les militants islamistes voulaient faire du sujet islamique un être intempestif et anachronique. Or, ces deux attributs confirment l’inscription du projet islamiste dans une logique nihiliste. De fait, l’islamiste nie les valeurs de la modernité, celles qui construisent l’individu autour de la liberté et de l’égalité, sans distinguer entre le sexe, le genre, l’ethnie, la croyance. Et le propre du nihiliste est de vouloir imposer son projet par la violence.
C’est à ce défi que sont confrontées les sociétés arabes aujourd’hui, après avoir brisé en l’an 2011 le sceau qui les empêchait d’agir. Et ceux-là même qui ont enclenché le processus révolutionnaire se trouvent dépités. Car ils ont agi selon les principes du droit naturel par les moyens de la résistance et de la désobéissance civiles, loin de la référence religieuse. Au nom de la liberté, de la dignité, de l’égalité et par la non-violence, ils ont abattu des systèmes politiques arbitraires, corrompus, iniques. Ensuite, après plusieurs mois de gouvernement transitoire, le passage par les urnes a révélé l’hégémonie islamiste partout, en Egypte, en Tunisie mais aussi au Maroc. C’est le choc de découvrir à nu les pays réels.
Or, le pays réel est islamique et non islamiste. Toute la nuance est là. Pourquoi la référence islamique à laquelle les peuples s’arcboutent a-t-elle été rabattue sur l’islamisme, c’est-à-dire sur la part la plus pauvre de l’islam? Affinons encore les contours de l’islamisme. Par lui, se confirme la clôture qu’a connue l’islam à l’époque médiévale, celle qui a substitué à la controverse théologique le contrôle de la société par le culte et la norme. Cette politique a produit une censure sociale qui a instauré un ordre moral empêchant l’avènement d’un sujet jouissant de la liberté. Mais même ce système coercitif demeurait utopique. La société ne s’y conformait pas. Elle rusait pour s’assumer comme organisme mû par l’élan vital. Elle savait aménager les espaces de la transgression pour échapper à la contrainte de l’autorité théologique et politique. Il suffit de lire les Mille et une nuits pour s’en convaincre. Et l’islamiste d’aujourd’hui rêve de concrétiser dans le réel ce que l’histoire a révélé comme irréalisable. Il est vrai que sans l’argent du pétrole, l’islamisme n’aurait pas eu les moyens de sa politique. L’argent arabique arrose en effet cette idéologie dans sa double version, soft avec les mouvances qui émanent des Frères Musulmans, hard avec ceux qui se sont appellés salafistes et qui ne sont, en vérité, que des wahhabites purs et durs. Leur propagande transmise par les télévisions satellitaires a corrompu le sens commun islamique jusque dans des pays où la sécularisation est avancée, comme la Tunisie.
Pourtant l’islam auquel les sociétés en question se sentent profondément fidèles, cet islam n’a pas à être cédé aux islamistes et à leur interprétation réductrice. Nous n’avons pas à laisser cette référence symbolique et imaginaire aux nihilistes. Ceux-ci l’utilisent comme réponse à la crise des valeurs que connaît le monde. Ils croient trouver dans l’islamisme l’antidote à la ruine de l’humanisme et au soupçon qui corrompt l’universalisme. C’est au bord de ce désastre que l’islamisme agit comme nihilisme. Son action militante est favorisée par l’impunité dont jouit la finance internationale qui a su imposer sa vision de la mondialisation.
Il est de notre devoir de dénoncer dans le projet islamiste une supercherie. Et une politique inefficiente. Le salut des sociétés qui tiennent à leur référence islamique ne viendra pas du nihilisme islamiste. D’ailleurs, certaines tendances islamistes le pressentent. C’est la raison pour laquelle leurs inspirateursabandonnent leur prétention idéologique et entrent davantage dans la logique de la technique politique qui consacre le pragmatisme. Ce qui les conduit à procéder à nombre d’accommodements sinon de palinodies. Cette adaptation au réel, au prix de l’infidélité aux principes, n’est pas seulement éclairée par le double discours et par le recours à la tactique afin d’atteindre un but stratégique. On peut en effet y voir la possible mutation de l’islamisme en démocratie islamique. N’a-t-on pas évoqué le tropisme turc dans le contexte du “printemps arabe”?
Il est vrai que le discours d’Erdogan à l’adresse des protagonistes du Caire, de Tunis, de Tripoli, ne comporte pas la moindre ambiguïté. C’est bien lui qui a insisté sur la nécessité de ne point mêler religion et politique. C’est encore lui qui a situé le respect de l’altérité au centre de la cité démocratique. Et c’est toujours le même qui a affirmé que, lui, musulman profondément pieux, pratiquant scrupuleux, fier de sa foi et de sa culture, en tant qu’homme politique, sert un Etat laïque qui maintient une égale distance à l’égard de toutes les croyances.
Certes, un tel discours a été rejeté par les Frères musulmans en Egypte. Il a été renvoyé à la spécificité de la situation turque, toujours soumise à l’Etat laïc construit par Ataturk. Mais la portée d’un tel message est indéniable, dans les contextes tunisien et marocain. Nous n’avons pas à mettre en doute la sincérité de ce discours. Nous le bornerons simplement par deux remarques destinées à maintenir vive notre vigilance dans l’espérance. Nous attendons d’abord que l’AKP d’Erdogan passe l’épreuve de l’alternance pour que soit confirmée sans conteste la mue de l’islamisme en démocratie islamique. Et nous savons ensuite qu’à force de simuler la démocratie, on peut un jour se découvrir authentique démocrate… Cela me rappelle la chute du fragment de Blaise Pascal sur le pari : fais comme si tu étais croyant, tu finiras par l’être vraiment.
Mais, dans ce passage éventuel de l’islamisme à la démocratie islamique, la contrainte de la norme résistera. Le moralisme ne sera pas évité même si l’on se dégage des rets de la loi religieuse, comme c’est le cas en Turquie et comme cela pourrait l’être dans le futur immédiat de la Tunisie. Je crains que la loi religieuse ne soit réintroduite dans la société par la coutume. Cela ne peut que porter atteinte à la liberté et en restreindre le champ d’application. Les conditions de cohabitation entre séculiers et religieux, laïcs et islamistes, pratiquants et négligents, dogmatiques et penseurs libres, prudes et libertins risquent d’être troublées par un conservatisme qui ne peut que brider la liberté des moeurs.Et ce n’est pas par un tel moralisme élémentaire et médiocre qu’on restaurera les valeurs de l’humanisme et de l’universalisme en crise.
C’est pour répondre à cette crise que nous avons besoin de revenir à l’islam comme civilisation, et puiser dans son fonds glorieux de quoi participer à la réorientation du siècle. Par ce moyen, nous restaurons la pertinence de la référence islamique. Nous abandonnons, de cette référence, cela même qui est fétichisé par les islamistes nihilistes, à savoir le politique et le juridique. Et nous y privilégions l’éthique et l’esthétique. Ces deux directions, nous les cueillons de la matrice islamique qu’est le Coran même. En effet, notre lecture du Coran privilégie l’éthique à la loi ; nous n’inventons rien ; cette hiérarchisation est littéralement exprimée dans la sourate V, la dernière révélée, porteuse du message ultime qui se reconnaît à travers le verset 3 : « Aujourd’hui, j’ai parachevé pour vous votre religion ». Dans cette sourate, deux versets après celui en lequel la tradition exégétique identifie l’interdit des boissons alcoolisées, il est dit : “A ceux qui croient, effectuent l’oeuvre salutaire, nulle faute n’est imputable en matière d’alimentation tant qu’ils se prémunissent et croient…” (V, 93). Dans cette insistance sur l’acte “utile”, “salutaire” (‘amal al-çâlihât)se fonde le primat de l’éthique. L’expression revient une soixantaine de fois dans le Livre saint (plus que le mot çalât, “prière”). Nous la retrouvons dans la même sourate au verset 69 : “ Ceux qui croient, ceux qui judaïsent, les Sabéens et les Chrétiens, à condition de croire en Dieu et au Jour dernier, et d’effectuer l’oeuvre salutaire, point de crainte pour eux…”. Et le verset 48 de cette même sourate V fait de l’émulation éthique le critère de l’élection et du salut avant l’identification de la croyance : “A chacun de vous, nous avons ouvert un accès, une voie. Si Dieu avait voulu, Il aurait fait de vous une communauté unique : mais Il voulait vous éprouver en Ses dons. Entrez en course pour les bonnes oeuvres vers Dieu(istabiqû al-khayrâtîlâAllâh). ” Ce primat de l’éthique sauve l’altérité et instaure ce que certains ont appelé une “théologie des religions”, reconnaissant la cohabitation des alliances dans le siècle des siècles, notamment à travers leur forme juive, chrétienne, islamique.
Et la portée esthétique est, elle aussi, en puissance dans le texte coranique. Elle est incarnée dans la célébration de la parole inspirée par la psalmodie et par la calligraphie, ces deux maîtres arts en lesquels se reconnaît la spécificité de la créativité islamique. Soumises à l’harmonie, aux règles des proportions, adaptant le nombre d’or et le pythagorisme à cette neuve matière, elles constituent l’une et l’autre la musique de l’esprit. Par la collaboration du Calame et de la Table pour l’inscription de la Lettre, les théosophes de l’islam reconnaissent la conjonction de l’Intellect premier et de l’Ame Universelle qui donne naissance à l’existant.Ainsi l’acte calligraphique et la contemplation de son produit actualisent le phénomène de la Création.
Ces deux directions (éthique, esthétique) sont profondément investies par les spirituels de l’islam, les soufis. A partir d’eux, une éthique de la nuance peut être adaptée à notre temps et participer à la réparation de la crise de l’humanisme et de l’universalité. Un seul exemple peut illustrer éloquemment cette tendance. C’est celui de Tirmidhi (Xe siècle) dans son livre Al-Furûqwa Man’ at-Tarâduf(traduit par Geneviève Gobillot sous le titre Le livre des nuances ou de l’impossibilité de la synonymie). Ce livre est composé de 156 chapitres qui confrontent deux synonymes pour traiter de la différence qui les distinguent tant du point de vue psychologique qu’éthique. Dans le contexte révolutionnaire qui est le nôtre, aussi bien en Tunisie qu’en Egypte où a eu lieu et aura encore lieu des procès contre les malfaisants de l’ancien régime, je citerai volontiers le chapitre V qui traite de la différence entre se faire justice (intiçâr) et se venger (intiqâm). A cette occasion, Tirmidhi rappelle le verset coranique qui appelle à dépasser la loi du talion par le pardon : « La punition d’un mal est un mal identique, mais celui qui pardonne et qui s’amende trouvera sa récompense auprès de Dieu » (XLII, 40). Nous retrouvons là encore dans le texte coranique le primat de l’éthique sur la loi. Jacques Derrida ajoutera qu’il n’est de pardon que dans le pardon de l’impardonnable. Mais la question n’est pas là. La question concerne surtout le refus de la loi du talion et de son archaïsme qui continue de rôder dans les consciences. Et de respecter au plus près les règles et les rouages de la justice pour se faire justice en faisant triompher sa cause (intiçâr), loin de toute forme de vengeance (intiqâm). C’est cet acte de civilisation qui peut être soutenu par l’éthique de la nuance proposée parTirmidhi.
De même, pour l’esthétique et la poétique qui a notamment illustré l’amour et ses ambivalences, dans la concrétisation de l’esprit par la chair, entrant dès lors en résonance avec d’autres traditions de l’expérience intérieure, notamment celles des traditions de sagesse asiatique, tels le taoïsme et le tantrisme. Cela instaure un vécu construit autour du culte du beau qui donne raison d’être au souci de soi. Ainsi pourrions-nous habiter dans le monde en poète, et conduire notre vie comme une oeuvre d’art. Cette démarche est tout à fait perceptible à travers l’itinéraire terrestre et céleste de l’Andalou Ibn Arabî (qui a connu à Tunis un séjour spirituel intense), lui en qui le divin Platon s’incarne à l’horizon de la croyance islamique.
Lorsque l’on repère les virtualités éthiques et esthétiques que recèle la tradition islamique, l’on est consterné par la mésinterprétation des nihilistes islamistes. Cette crispation sur la vocation politique de l’islam et sur son corpus normatif et jurisprudentiel a produit un noeud gordien qui fige la communauté concernée depuis maintenant près de deux siècles, depuis la découverte par les musulmans de l’invention politique et juridique occidentale et son refus par peur de trahir son origine, d’être infidèle à son legs. Or, indénouable, le noeud gordien ne peut qu’être tranché.
Abdelwahab Meddeb