Opinions - 04.02.2012

La révolution tunisienne un premier bilan très contrasté

La révolution tunisienne fête son premier anniversaire. Que de chemin parcouru depuis le 14 Janvier 2011, mais que de chemin reste encore à parcourir! La dictature semble avoir été abolie. Les libertés individuelles et collectives ont été consolidées. En tout état de cause, un point de non-retour a été franchi.

Plus personne ne souscrira au rétablissement d’un pouvoir totalitaire, même si des voix appellent, ici ou là, à la mise en place d’un régime suffisamment fort pour annihiler les débordements qui mettent en danger la sécurité des individus et des biens, l’économie et l’emploi. Néanmoins, les malentendus sur la nature et les
objectifs de la révolution demeurent.

Aucune mise en cause de l’ordre économique et social n’a été affichée jusqu’ici sauf par une minorité inaudible et cafouilleuse, et c’est pourtant là le coeur du problème.
 

L’essentiel des débats politiques a porté sur les institutions et le mode de gouvernance. Certes, il fallait commencer par les institutions, mais la révolution tunisienne ou toute autre révolution ne peut se permettre de s’arrêter au seul réaménagement d’une partie de la « superstructure » au risque de se mordre la queue et de faire du surplace. Il fallait donc que le débat englobât «l’infrastructure». Or rien de tel ne se produisit, ni pendant la campagne électorale, ni avant, ni après. Bien au contraire, le réformisme règne en maître, en particulier chez les détenteurs du pouvoir issu des élections. Mieux, le leadership politique du moment est fondamentalement libéral, au sens économique, pour ne pas dire ultralibéral.

Pourquoi pas, après tout, le libéralisme et le réformisme sont tous deux respectables. Il ne s’agit donc pas d’une accusation, mais d’un simple constat des faits. Au demeurant, l’examen approfondi du programme du parti majoritaire en Tunisie le révèle amplement.

La question est donc de savoir dans quelle mesure l’orientation qui va être imprimée à la politique socioéconomique du pays sera conforme, oui ou non, à ce programme ; et en quoi cette orientation est compatible avec la réalisation des objectifs primordiaux de la révolution tunisienne ? Les modifications qui seront apportées par le nouveau gouvernement au budget économique et à la loi de finances pour 2012 fourniront une première indication à ce sujet.

Si la fiscalité n’est pas remaniée dans le sens de l’efficacité et de la justice et si le renflouage des finances publiques et de la Sécurité sociale est effectué en recourant à la seule et trop commode imposition indirecte, on sera en droit de penser que la facilité l’emporte et que rien de concret n’est envisagé pour corriger toutes les injustices socioéconomiques qui frappent l’immense majorité des Tunisiens, les salariés tout particulièrement.

Si l’on ne s’attaque pas franchement à la réforme des finances publiques, l’Etat ne sera jamais en mesure d’assurer croissance et pérennité. Si les mécanismes de redistribution des revenus, les transferts sociaux et la compensation notamment, ne sont pas radicalement revus et si la politique salariale n’est pas refaite de fond en comble, on en déduira, et à juste titre, que le nouveau pouvoir se contente de faire du neuf avec de l’ancien.

Si la massification de l’enseignement n’est pas sérieusement mise sur la table, on en conclura que le nouveau pouvoir appréhende de toucher à la rigidité sociale et au gaspillage des deniers publics. Si la problématique du chômage et de l’emploi n’est pas clairement exposée et si par malheur elle n’est traitée que par les modes dérisoires et démagogiques pratiqués jusqu’ici dont le recours massif et abusif à l’emploi administratif, on sera en droit de penser que le véritable déclencheur de la révolution tunisienne qu’est le chômage des jeunes ne pourra jamais trouver de solution.

Si la navigation à vue l’emporte en ce qui concerne l’action publique, alors le réveil risque d’être encore plus cruel et chaotique. Si les trois piliers de l’Etat, Justice, Police et Administration, ne sont pas soumis définitivement à la neutralité politique, l’Etat-Nahda se substituera fatalement à l’Etat-Rcd.

Bref, on attendra un peu pour juger de la volonté de la Troïka de procéder aux réformes nécessaires. Toutefois, la déclaration de politique générale du Premier ministre devant la Constituante ne présage rien de bon. Générale, trop générale, conventionnelle, insipide parfois, dénuée de toute ambition nationale et très éloignée de ce que le pays attend comme réforme de structures, la déclaration du nouveau gouvernement s’apparente davantage à de la propagande électorale qu’à un programme de gouvernement. Il est vrai que l’opposition d’hier, devenue majorité gouvernementale, a une culture d’opposition et non une culture de gestion des affaires publiques, sauf en ce qui concerne l’action qu’elle mène, ouvertement ou de façon souterraine, pour rester au pouvoir. Le problème des mosquées évoqué par le Premier ministre lui-même constituera un formidable test à cet égard. Ou bien les mosquées seront « dépolitisées » par le nouveau gouvernement, et alors elles resteront à Dieu et à Lui seul, ou bien la déclaration de principe du Premier ministre à ce sujet se situe, elle aussi, dans cette dichotomie chère à Ben Ali et à tous les régimes totalitaires. En d’autres termes, la révolution tunisienne n’en est pas une jusqu’ici, ou pas encore. On peut même redouter que le parlementarisme soit de nature à la phagocyter, puisque par essence, le jeu démocratique tempère les remises en cause brutales et radicales de l’ordre social et économique établi. En somme, et ce n’est pas le dernier des paradoxes, le régime des partis qui s’instaure risque de ne pas avoir les moyens ou le désir de s’attaquer avec toute la vigueur voulue aux déséquilibres économiques, sociaux, démographiques, régionaux et environnementaux hérités de la dictature. Tout au plus sera-t-il tenté d’endiguer les tendances alors qu’il s’agit de les inverser. Bien entendu, il n’y a que les malveillants qui pourraient prendre ces propos comme une attaque contre la démocratie ou comme une remise en cause des élections.

Pour dire vrai, certaines prétentions ajoutent au malaise qui grandit. Les jeunes, les régions et les sans-grades qui ont constitué le fer de lance de la révolution ont été broyés par le système électoral luimême La légitimité électorale a prévalu sur la légitimité « historique » si jamais il y a une légitimité quelconque à faireprévaloir à propos du déclenchement de la révolution tunisienne ou de tout autre acte patriotique. C’est ce qui rend d’autant plus choquante l’apparition d’une espèce de légitimité «carcérale» ou de victimisation que d’aucuns avancent pour accaparer le pouvoir et pour se parer de toutes les vertus.

C’est oublier que hormis une minorité, l’immense majorité des Tunisiens a souffert du régime de Ben Ali, les plus riches comme les plus pauvres, les intellectuels comme les cols bleus, les bien-portants comme les malades, les militants comme les désengagés, les jeunes comme les vieux, les femmes comme les hommes.

La Tunisie entière a été transformée par Ben Ali en prison à ciel ouvert. Alors, que l’on arrête de brandir ses années de prison ou d’exil comme un droit absolu à la gouvernance, et d’ailleurs l’exil «intérieur» est autrement plus ravageur que l’exil extérieur. Les sacrifices que l’on consent à son pays ou à ses idées ne doivent jamais donner droit à une contrepartie politique ou mercantile. L’Islam et la morale publique ne disent d’ailleurs pas autre chose.

A quelques exceptions près, la presse, la télévision et la radio se montrent dans l’incapacité de tourner le dos au passé.

Aux excès laudateurs de naguère se sont succédé les excès du spectaculaire et du vulgaire. Certes, les débats académiques ou d’idées ne cadrent nécessairement pas avec le traitement rapide et évènementiel de l’information ni même avec le penchant intime des téléspectateurs et des lecteurs, mais la presse doit obligatoirement faire l’effort de pousser les citoyens à réfléchir et non d’encourager le penchant au comptage des points comme si les débats politiques se résumaient à un match de boxe. A vouloir faire mieux que son voisin en impertinence et en provocation inutiles, on finit par vider toute vie politique de substance et de respectabilité. Jules Romains disait et avec quelque justesse que les « esprits d’élite discutent des idées, les esprits moyens des évènements et les esprits médiocres des personnes ». Un dernier point qui ne manquera pas de me valoir quelques piques. Le verdict populaire est à respecter, pour peu que certaines règles aient été observées, un minimum en tout cas. Mais le verdict populaire n’est pas sacré au sens théologique, et il ne doit aucunement être sacralisé. Le peuple a le droit de voter pour qui il veut et tout démocrate doit en prendre acte et s’incliner, mais de là à stigmatiser tous ceux à qui il arrive de penser que ce choix est malheureux ou contestable, un pas est vite franchi. Aucun peuple n’est infaillible, ou alors il faudra carrément dire que c’est l’inspiration divine qui lui a dicté ses choix électoraux. Ce n’est évidemment pas le cas, quoique certains se soient acharnés à le faire croire. Le discours selon lequel nul n’a le droit de critiquer les résultats des élections au sens politique est par là même un discours affligeant, populiste et finalement anti-démocratique. Au fond, l’essentiel est peut être ailleurs. La révolution n’a pas réussi à changer nos âmes, ni nos mentalités, ni notre individualisme forcené en politique, ni notre penchant au nihilisme et à la division. Comment peut-on croire alors que la révolution tunisienne puisse aboutir d’autant que chacun continue à broder dans son coin, sans écouter vraiment ce que dit l’autre ?
Si l’on observe ce qui se passe dans les réunions, meetings ou sur Internet, on constate que les propositions et les idées fusent de partout et dans tous les sens, sans lien et sans suite.

A voir le foisonnement des idées et le grouillement de la société civile et de la vie associative, on pourrait croire que le pays est riche en femmes, hommes et intellect, c’est peut être le cas, mais c’est insuffisant pour consolider la démocratie et pour atteindre les buts fondamentaux de la révolution. Car à quoi servent les idées si elles n’envahissent pas le champ politique et ne se transforment pas en programme de gouvernement et en quoi les êtres sont-ils utiles s’ils ne se plient pas à la nécessité de travailler en commun dans le but de présenter au pays une solution politique de rechange, capable d’assurer, le cas échéant, l’alternance au pouvoir?


Habib Touhami

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