Wassila, par Chedli Klibi
Lorsque Chedli Klibi raconte son Bourguiba, dans « Habib Bourguiba, Radioscopie d’un règne» qui vient de paraître aux Editions Déméter, on ne peut s’attendre qu’à un texte exceptionnel, à plus d’un titre. L’auteur, l’une des plus belles plumes tunisiennes bilingues, agrégé de la Sorbonne, a été parmi ceux qui ont le mieux connu le premier président de la République, dès l’aube de l’indépendance, et travaillé directement à ses côtés. Directeur de la Radio, ministre de la Culture et de l’Information, directeur du cabinet présidentiel, il a toujours été dans le sillon de Bourguiba, en témoin direct, discret et fidèle.
Quant à Bourguiba, dans sa préface, Jean Daniel le dira si bien : « L’incroyable actualité du message laissé par Habib Bourguiba légitime la tendresse hagiographique du témoignage entre tous précieux de l’un de ses anciens collaborateurs Chedli Klibi. Le présent ouvrage ne constitue pas et ne prétend pas être une biographie exhaustive. Il tient par exemple pour négligeable la façon dont un homme d’exception, sans doute le pluséminent des chefs d’État arabes, a subi le fameux naufrage de la vieillesse. Or, comment ne pas être, tout de même, au moins attristé par le parcours d’un leader fait pour la gloire mais qui, après avoir été un libérateur visionnaire puis un despote éclairé, s’est attardé dans son pouvoir jusqu’à connaître la sénilité autoritaire. Reste, par-dessus les années, le rayonnement de cette gloire et l’auteur de ce livre n’est-il pas l’un des mieux placés pour jeter autant de vives lumières sur le legs incomparable du Combattant Suprême? »
En bonnes feuilles, ce passage consacré à Wassila Bourguiba est particulièrement instructif.
Mais pourquoi Habib Bourguiba a-t-il mis tant d’ardeur à revaloriser le rôle de la femme et à défendre sa dignité ? Des facteurs d’ordre culturel l’y avaient, sans doute, prédisposé.
Mais aussi une tendresse lancinante, persistante, souvent évoquée, même dans des discours officiels, et qui remontait à l’âge où, très jeune,Habib Bourguiba perdit sa mère. Mais, également – peut être de manière plus déterminante – l’influence de Wassila, tant aimée, longtemps choyée et combien adulée, pour conserver– ou obtenir ? – son amour.
Il l’avait rencontrée, dans les années 40, à son retour de captivité, un jour d’été. Il ne devait plus oublier ces yeux bridés qui avaient jeté sur lui un charme. Wassila est un être singulier. Une grande finesse, l’intelligence des événements politiques, une urbanité exquise quand elle le veut, une éducation bourgeoise accomplie– y compris pour l’art culinaire qu’elle possède à la perfection. Elle comprend tout, à demi-mot. Sans expérience du pouvoir, ni dans sa famille, ni parmi ses proches, Wassila réussit cependant à se propulser au zénith de la gloire, avec un savoir – faire étonnant. Tour à tour séductrice ou altière, aimable à ses heures, capable de gestes émouvants, mais toujours prompte à venger une offense ou à écarter, par tous les moyens, une présence indésirable, elle avait sur Habib Bourguiba un pouvoir qui sembla longtemps sans limites. De lui, elle a tout appris. Par lui, elle connaissait la valeur de tous les hommes qui comptaient, en Tunisie ou à l’étranger. Par son sens de l’observation – qu’elle avait fine, pénétrante et en général très sûre – elle pouvait compléter les informations dont disposait Habib Bourguiba ; parfois – et souvent – dans un sens favorable à ses propres calculs. On disait qu’elle était, pour Bourguiba, ses «grandes oreilles». Elle était aussi son porte-parole pour tout ce qu’il ne voulait pas exprimer lui même. Mais, à certains moments difficiles, elle n’agissait que pour son propre compte. Elle n’avait de tendresse que pour un seul être, Nébila, sa fille unique. Elle ne faisait cas que de l’opinion de son frère, Mondher, et des avis de sa soeur, Neila. Réputée être la premièreconseillère du chef de l’État, elle avait des relations dans les milieux les plus divers.
Levée de bonne heure – comme Habib Bourguiba luimême, qui fut insomniaque toute sa vie –, elle téléphonait partout, dans le pays et à l’étranger. Elle récoltait ainsi d’innombrables informations, pêle-mêle, d’inégal intérêt, sur des sujets variés, dont elle entretenait Habib Bourguiba au petit déjeuner.
Elle dirigeait en fait le protocole du palais. En dehors des personnalités officielles, Bourguiba recevait ceux qu’elle désirait qu’il reçût. Elle fulminait, quand elle apprenait qu’une audience avait été accordée à une personne qu’elle abhorrait. Dans les moments qu’elle jugeait cruciaux, pour des affaires qui lui tenaient à coeur, elle avait recours à tous les moyens pour être toujours informée des décisions que Habib Bourguiba s’apprêtait à prendre.
On dit de Wassila qu’elle était en guerre larvée avec Habib Jr – Bibi, le fils unique de Bourguiba – et qu’elle était à l’origine des relations toujours tendues entre le père et le fils. En vérité, l’attitude de Habib Bourguiba, à l’égard de son fils, était très complexe. Il est rare, d’abord, qu’un père d’une telle envergure juge digne de lui sa progéniture.
Élevé uniquement par sa mère, «Bibi» avait, depuis son jeune âge, adopté un franc-parler et des manières directes, que son long séjour en Amérique devait accentuer. Mais il remplit son ambassade à Washington avec brio. Il fut même, avec sa femme, Neila Zouiten, parmi les familiers du couple Kennedy. Habib se montra ensuite un des meilleurs ministres des affaires étrangères du pays. Il sut être brillant – avec un style américain - et entreprit de donner à son département une organisation plus efficiente.
Mais d’avoir nommé son fils à un ministère aussi important devait donner à Habib Bourguiba quelque inquiétude. Il devait se demander si Bibi avait les compétences nécessaires pour de telles fonctions. Il voulait aussi à tout prix éviter de lui donner l’habitude de compter sur le soutien paternel et il le traitait avec une sévérité excessive. Il s’ensuivait une relation difficile, ambiguë – avec de fréquentes brouilles – finalement désagréable pour les deux. Elle enracinait, chez le fils, le sentiment d’être mal aimé. Il en souffrait, jusqu’à en avoir, parfois, les larmes aux yeux.
A propos de protocole, Habib Bourguiba, sans être à cheval sur l’étiquette, ne tolérait pas les familiarités. Il y allait, selon lui, du prestige de l’État. Avant de pouvoir habiter le palais de Carthage, il passa quelque temps à Dar As-Saada, un hôtel particulier, à la Marsa, qui avait appartenu à une grande princesse. J’étais un jour en séance de travail avec lui, sur la grande terrasse donnant sur le jardin d’entrée –Wassila, non loin de nous, pouvait tout entendre –, lorsque le président leva brusquement la tête, au bruit de pas qui se rapprochaient. Il demanda à sa femme si elle attendait quelqu’un. A sa réponse négative, il parut contrarié. Il n’admettait pas que quelqu’un se permît une telle liberté. L’intrus était enfin devant nous. Il s’agissait d’un dirigeant du parti, qui se croyait probablement autorisé à effectuer, en voisin, une visite inopinée. Il était, au surplus, en tenue négligée. Peu de temps après cet épisode, ce visiteur importun fut muté à un poste peu propice à lui inspirer de telles certitudes. Pour les repas non officiels,Wassila prenait soin d’inviter des personnes dont la compagnie était agréable à H. B. Le plus souvent, de vieux militants, des amis de jeunesse, ou des convives susceptibles d’apporter à Habib Bourguiba des informations utiles – ou souhaitées par Wassila. Un des habitués des déjeuners de Carthage était un jeune et brillant avocat, bourguibiste de toujours, disert, qui ne manquait pas d’humour et savait alimenter la conversation par des propos qui intéressaient Bourguiba. Répandu, de par son activité professionnelle, dans divers milieux, Lamine Bellagha apportait, chaque fois, une foule d’échos sur «ce qu’on dit», ou «ce qu’on pense», dans les milieux qu’il fréquentait. Cela amusait Habib Bourguiba, qui s’abstenait néanmoins de tout commentaire. Habib Bourguiba était indifférent à l’argent. Il s’habillait sans coquetterie et s’imaginait que sa femme était, comme lui, détachée de ce genre de soucis. Il en était si persuadé que, dans un discours où il appelait à des mesures d’austérité, il se donna en exemple – pour n’avoir, en tout et pour tout, que deux costumes, ce qui n’était pas très exagéré. Il cita également sa femme qui, disait-il, ne possédait peut-être que deux robes.
Peu de temps après ce discours,Wassila faisait une entrée remarquée au théâtre romain de Carthage, pour assister à une soirée du Festival d’été. Elle était, comme à son habitude, superbement habillée. Elle fut accueillie par une sourde clameur, reprenant malicieusement : «Et voicil’une des deux !»Wassila - qui avait l’oreille fine - en fut mortifiée. Wassila donnait à certains ministres des surnoms à sa fantaisie et en affublait d’autres de sobriquets tirés d’un de leurs traits de caractère ou d’une dominante de leur physique.
Wassila était capable de faire ou de défaire des carrières. Avec un doigté qui n’appartenait qu’à elle. Sachant combien Habib Bourguiba était sensible à l’opinion, elle orchestrait, en sa présence, avec des personnes idoines, des conversations pour faire la fortune d’un aspirant, remettre quelqu’un en selle, ou dénigrer un ministre – voire un premier ministre qu’elle voulait détruire. Wassila, qui avait de l’humour, aimait se livrer à un autre jeu, quand elle se trouvait entre amis. Elle s’entendait avec quelque personne réputée être dans le secret des dieux, pour ridiculiser un dignitaire ou un prétendant à un poste élevé. En faisant raconter, par exemple, que Bourguiba cherche un bon ministre de…. On cite deux ou trois noms auxquels il pense. C’est alors que Neila lance le nom de l’aspirant, alors présent, en s’écriant: «Pourquoi chercher si loin ! Pourquoi pas…». L’homme nommé se sent alors tout émoustillé. Il commence à glousser de plaisir. Et puis il lâche : «Moi, j’ai mes conditions ! Si le président veut de moi, il faudra que nous en parlions ensemble !».
Wassila feint de l’approuver, elle fait des clins d’oeil, à droite, à gauche. Et, brusquement, l’assistance éclate de rire.
Avec certains dignitaires, en tête-à-tête,Wassila jouait parfois à l’opposition de sa Majesté. Le faisait-elle pour piéger ses interlocuteurs, ou, au contraire, pour les encourager à s’opposer à quelque projet auquel on songeait et qui contrariait ses désirs ? Nul n’a pu percer ce mystère.
Wassila suivait de près les affaires arabes, pour être toujours en phase avec les préoccupations de Bourguiba.
Elle se passionna pour la cause palestinienne, dont elle savait qu’elle était un de ses premiers soucis. Pour pénétrer les arcanes de l’O.L.P, elle se lia d’amitié avec Abou Iyyad, qu’elle se mit à voir régulièrement, afin d’obtenir des informations. C’est Abou Iyyad qui lui fit connaître Sartaoui – dont les idées intéressaient alors Habib Bourguiba.
Au Caire, en 1965, pendant que Habib Bourguiba était occupé avec Nasser,Wassila avait un emploi du temps très riche. Elle voyait des artistes et des journalistes. Elle rendit visite, chez lui, au grand écrivain Taha Hussein.
Elle pouvait ainsi, le soir, entretenir Bourguiba de choses susceptibles de retenir son attention.
Wassila, bien avant l’indépendance, avait beaucoup d’amis juifs qu’elle fréquentait assidûment. Elle continua à les voir, après son mariage avec Bourguiba. Elle les aida, dans les moments difficiles. Le choix de Cacoub, pour construire les palais de Carthage et de Skanès, était le sien.
Elle le présenta à Habib Bourguiba, qui fut séduit par son intelligence, sa vision alliant l’ancien et le moderne, et son bagout.
Wassila aimait la musique et les chansons égyptiennes, mais c’est Om Kalhoum qu’elle adorait. Elle l’a rencontrée au Caire, plus d’une fois - toujours accompagnée de Neila, habile pour l’entregent à l’égyptienne. C’est Wassila qui fut à l’origine de la visite fabuleuse qu’a effectuée à Tunis, en 1968, celle qu’on appelait «l’astre de l’Orient». Om Kalthoum fut reçue avec des égards exceptionnels. Habib Bourguiba lui remit lui-même les insignes du grand cordon de la Culture et des Arts. Le mot « arts» fut ajouté, pour la circonstance, par Habib Bourguiba, afin, lui semblait-il, de mieux justifier cet honneur. Le prototype féminin fut conçu spécialement pour elle : un merveilleux collier serti de pierres – à la demande de Wassila Ce fut le premier et l’unique exemplaire – on ne devait pas le retrouver parmi les bijoux de la chanteuse, lors d’un inventaire, pour un musée dédié à sa mémoire.
A toutes les soirées où Om Kalthoum donnait ses récitals,Wassila était présente, au premier rang du public, avec toute sa cour autour d’elle. Pour créer l’ambiance, qu’elle désirait ni officielle, ni guindée,Wassila et Neïla veillaient elles-mêmes à établir la liste des invités de la présidence. Un parterre brillant de belles femmes et de ministres dans le vent. Ces attentions ajoutèrent à l’exaltation de Om Kalthoum, enivrée de gloire et d’honneurs. Elle était, parfois, à un tel unisson avec son public qu’elle se surpassait, en chantant certaines de ses mélodies célèbres.
Les «enregistrements tunisiens» de celles-ci restèrent longtemps très recherchés.
Auprès de Habib Bourguiba, dans des circonstances graves, Wassila sut remplir un rôle de protectrice, pour lui éviter certains désagréments. Elle a pu également, dans d’autres cas, attirer son attention sur des faits qu’il aurait peut-être négligés. Elle fut mal inspirée de ne pas garder cette conduite, à un moment crucial où était en jeu l’équilibre psychique de l’homme à qui elle devait son grand destin.
Wassila connaissait à merveille la personnalité de Habib Bourguiba. Son caractère et ses ressorts cachés, ses marottes et ses inquiétudes du moment. Elle s’insinuait, avec maestria, dans les rouages de cette belle mécanique.
Pour servir Habib Bourguiba, lui complaire et mieux le retenir dans ses – tendres ? – filets.
Elle le connaissait au tréfonds de son être. Elle n’en était pas moins fascinée par le personnage, par le mythe Bourguiba – dont l’image imposante lui était renvoyée par les autres. Mais ressentait-elle pour l’homme – qu’elle était seule à voir sous toutes les coutures – un amour véritable ?
Wassila a tant joué à l’alter ego de Habib Bourguiba qu’elle en a conçu la folle ambition d’être son émule, son égale, en frayant avec nombre de ses pairs – Nasser, Fahd, Hassen II, Boumediene ou Assad. Ce dernier – qu’elle a vu longuement en tête-à- tête, il me l’a dit lui-même – reconnaissait avoir été impressionné par cette «grande dame», qu’il disait exceptionnelle, par son intelligence intuitive, son esprit d’à propos.
On rapporte que, blessé dans son orgueil par Hédi Nouira – qui refusait d’envisager une quelconque connexion politique avec l’Algérie, en contrepartie d’une coopération économique poussée –, Boumediene aurait dit, entre ses dents qu’il avait longues, et en tirant sur son cigare, que Wassila était le seul homme du gouvernement tunisien. Wassila, qui avait du flair et beaucoup d’intuition, ne se trompait que lorsqu’elle suivait les conseils d’un courtisan.
On l’aurait poussée à quitter le palais de Carthage, sur une brouille avec Habib Bourguiba, comme elle en avait souvent. Il viendra, à genoux, vous supplier de revenir, lui aurait-on assuré. Il n’en fut rien. Il s’agissait d’un moment où Bourguiba était déjà l’objet d’un petit manège visant à faire place nette autour de lui. L’absence prolongée de Wassila servit les auteurs de ce manège. Habib Bourguiba trouva agréable de prendre ses distances par rapport à un amour déjà ancien, fort lointain, dont les souvenirs s’estompaient, de jour en jour et qui devenait encombrant. D’autres démons étaient déjà en train de prendre possession de lui.
Wassila marqua une époque de la vie de Bourguiba. Elle contribua à l’éclat qu’il souhaitait donner aux réceptions et aux fêtes que la présidence organisait. La fête la plus mémorable était celle du 3 août, célébrant l’anniversaire du président. Il la voulait dans sa ville natale, Monastir.
Dans les environs de cette cité, à Skanès – une plage dont il se souvenait qu’elle avait été la résidence rêvée des riches Monastiriens – il fit construire une sorte de palais d’été. Un vrai bijou, conçu par Cacoub, et inséré dans un écrin de verdure réalisé par Azzouz Bahri, le grand artiste horticulteur de l’époque. Au fond du parc, situé à l’arrière du palais, on construisit une série de bungalows, pour les proches et les amis du couple présidentiel.
De toutes les fêtes que Habib Bourguiba aimait célébrer, les festivités du 3 août étaient les plus belles, car elles revêtaient un caractère à la fois officiel et populaire.
Elles duraient une bonne moitié du mois d’août. Chaque jour, deux ou trois gouvernorats envoyaient leurs troupes artistiques, leurs poètes et leurs notables – que Habib Bourguiba aimait retrouver pour évoquer, avec les plus anciens d’entre eux, ses tournées d’antan, à l’époque où il n’était que le leader d’un parti de combat.
En fin de matinée, dans un grand patio attenant au palais, se succèdent des ensembles musicaux, des chorales, des joutes poétiques. Le moment crucial c’est l’apparition de Habib Bourguiba au sommet d’un escalier qui surplombe le patio. En grand acteur qui sait ménager ses effets, Bourguiba marque un temps. Les applaudissements crépitent. Il salue longuement cette foule d’hommes et de femmes, debout pour l’accueillir. Lentement, affichant son large sourire, il commence à descendre les marches, le regard fixé sur ce petit monde qui n’a d’yeux que pour lui. Le voici entouré de tous les côtés. Des mains se tendent vers lui. Des femmes lui envoient de loin leurs baisers, en poussant des «youyous». Des vétérans du parti, qu’il reconnaît, lui donnent vigoureusement l’accolade, pour lui témoigner leur affection. Bourguiba est aux anges. Il multiplie les baisers aux femmes. Il leur tapote longuement les joues. Bourguiba est toujours remué par la beauté rayonnante des jeunes femmes. Il aime la jeunesse. Rien n’exalte plus son énergie que d’être chaleureusement applaudi, d’entendre les femmes l’acclamer en répétant : «yahya Bourguiba». Rien ne l’émeut plus que de recevoir « les marques de reconnaissance » pour ce qu’il a enduré – comme il le dira, plus tard, à quelques dignitaires – pendant plus de vingt ans de lutte, «afin que ce peuple soit enfin libre».
Il retiendra à déjeuner les délégations officielles et les notabilités de Monastir. A ces déjeuners, Bourguiba trône au milieu d’une grande table en marbre jaspé. En face de lui,Wassila. C’est lui qui ouvre la conversation. En général, par une appréciation élogieuse des prestations du jour. Les gouverneurs présents sont à l’affût de telles remarques, pour broder, avec force détails, que Habib Bourguiba feint d’écouter, en continuant à manger goulûment. Mais, dès qu’il sent que le sujet est près d’être épuisé, il relance la conversation, par une question ou en changeant de sujet.
Son repas lui est servi à part. Surtout des légumes et du poisson – mais en quantité. Il n’est pas rare, cependant, de le voir dévier de son régime, en goûtant à un des plats servis aux invités. C’est en général Wassila qui l’y engage, connaissant ses envies et toujours attentive à ses regards.
Les fêtes que Habib Bourguiba multiplie, à Tunis et dans «ses provinces», il a la conviction qu’elles donnent du bonheur au peuple tout entier. Un de ses bonheurs à lui, ineffable, c’est de pouvoir donner à tous «la joie de vivre» – c’est l’expression qu’il aime répéter à l’occasion de ces fêtes.
Mais il sait que, pour cela, et pour réaliser son projet central, la modernisation de la société, il lui faudra donner au plus grand nombre de Tunisiens les moyens de vivre et un minimum de dignité. Cette exigence de «dignité» sera, pendant toutes les années 60, le leitmotiv des discours qu’il prononcera, commechef de l’État et comme président du Parti. Chaque Tunisien doit vivre mieux, c’est-à-dire, explique-t-il, disposer d’un logement, recevoir les soins dont il peut avoir besoin, être en mesure de bien élever ses enfants. En un mot, chacun doit trouver un travail correspondant à ses capacités. Telles sont les conditions de la dignité, aspiration qu’il veut inculquer à son peuple.
Pour lui, il s’agissait, d’abord, de procurer aux Tunisiens, à tous les Tunisiens, en âge de travailler, un emploi.
Et c’est ainsi que Habib Bourguiba va se trouver confronté au problème crucial de l’économie -dont les implications humaines, sociales et culturelles vont lui donner bien des angoisses.
Habib Bourguiba,
Radioscopie d’un règne
Par Chedli Klibi, Editions Déméter, janvier 2012