Administration : Le «tout en un» diabolique de Ben Ali
L’administration tunisienne ne pouvait pas sortir indemne des longues années de dictature au cours desquelles elle a été entraînée vers des comportements qui l’ont mise davantage au service du pouvoir politique que du citoyen. A la fois expression et outil du pouvoir politique, économique, social, culturel et religieux, elle a façonné jusqu’aux moindres détails la vie publique et privée des citoyens.
L’administration a été mise sur pied et organisée par Bourguiba, à partir des structures léguées par l’administration coloniale .Mais cela devait se faire dans une ambiance dominée par le conflit qui l’opposait à son rival redouté, Ben Youssef. Les deux hommes étaient porteurs de deux projets de société diamétralement opposés. Aussi, et depuis l’autonomie interne, les cadres de l’administration étaient choisis par le pouvoir politique en fonction de leur «loyauté au Néo-Destour et à Bourguiba. Ce pouvoir a fini par avoir à sa disposition tous les outils susceptibles de mettre en place le Projet Bourguiba d’un Etat et d’une société modernes.
L’administration et le parti unique de Bourguiba : deux en un !
L’administration s’est ainsi trouvée au service du parti unique au pouvoir. Souvent le fonctionnaire devra la fonction qu’il occupe à la bénédiction du parti et sera tout naturellement à ses ordres. Il arrivera aussi qu’une compétence reconnue soit cooptée par le parti, pour être maintenue ou promue dans un poste important dans l’administration.
Quant au citoyen, tout se passe comme s’il était sous tutelle, car dans les faits, c’est le parti qui exprime ses «aspirations» et c’est l’administration qui veille à la réalisation de projets qu’elle considère y répondre. Le citoyen n’est pas, à proprement parler, consulté.
Lors de la mise en œuvre du socialisme destourien voulu par le parti, l’administration adoptera des procédures tendant à contrôler l’initiative privée devenue suspecte. Tout sera sujet à «agrément». La bureaucratie est en place et l’administration ne renoncera jamais plus à ce «pouvoir de contrôle» malgré les interminables mesures dites de «simplification des procédures»: Une confusion entre l’administration et le parti s’installera de sorte que sitôt prononcés, les discours du secrétaire d’Etat au Plan et aux Finances de l’époque avaient force de loi. C’est qu’il était aussi secrétaire général adjoint du parti. Nous aboutissons ainsi à une situation où le parti et l’administration feront «deux en un».
L’administration, le parti et la région : trois en un !
La répartition des responsabilités au sein des instances du parti et du gouvernement a pour sa part toujours été basée sur trois critères : la participation à la lutte contre la colonisation, la « loyauté»au parti et à Bourguiba, et par conséquent, la «région d’origine ».On retrouvera tout naturellement ces trois critères dans la répartition de la plupart des fonctions au sein de l’administration. Avec les années, vous rencontrerez dans certains départements une concentration surprenante de personnes originaires de la même région ou du même village. Dans d’autres, vous ne trouverez aucune personne originaire de certains gouvernorats. C’est généralement le règne des «Ouled Bled».
Vous vous étonnez ? On vous conseillera de ne pas agiter le démon du régionalisme ! Mais, examinez la liste des ministres, des directeurs généraux, des présidents-directeurs généraux, des sociétés nationales, des offices et agences, des gouverneurs, des ambassadeurs, et assimilés tout au long des cinq décennies écoulées et essayez de les classer en fonction de leurs appartenances régionales …
Le contrôle des centres de décision et les nominations
C’est par le biais des nominations aux postes de commandement que le pouvoir «contrôlera et orientera» le fonctionnement de l’Etat et l’évolution de la société.
Conçu pour placer dans les postes sensibles des hommes de confiance, « le parachutage » des « mounadhilines » a été largement utilisé par Bourguiba qui avait besoin de contrôler la mise en œuvre de son projet et de satisfaire ses troupes. Cela faisait grincer la machine ; mais — crise yousséfiste oblige — les fonctionnaires devront s’en accommoder.
C’est cette administration, composée de fonctionnaires nationalistes, militants dévoués, et solidaires, pour la plupart cultivés et compétents, qui a réussi à prendre la relève de l’administration française, et à mettre sur pied les institutions de l’Etat et les bases de la société que voulait Bourguiba et, avec lui, la majorité des Tunisiens. Bourguiba s’occupait de tout et dirigeait tout.
Mais malgré l’œuvre grandiose de celui-ci, son administration ne saura pas être équitable. Sur le terrain, en effet, les résultats donneront une Tunisie qui se développe déjà à plusieurs vitesses, les régions les plus développées seront celles qui sont les mieux représentées dans l’administration.
Qu’en fera Ben Ali ?
Ben Ali ne changera pas grand-chose à l’architecture de l’administration bourguibienne qu’il adopte sans réserve. Mais il en maintiendra et accentuera les défauts, jusqu’à en modifier la finalité et le mode d’emploi. Profondément !
Administration, parti, région et barons : quatre en un ?
En sommant des fonctionnaires de servir des intérêts particuliers, au détriment de l’intérêt public, «les barons» du régime, dirigés par « Siedtou » en personne, banaliseront le non-respect de la loi et donneront à la corruption traditionnelle et artisanale une dimension industrielle, qui entraînera l’administration dans les dysfonctionnements que l’on connaît.
Une véritable «brigade de conseillers spéciaux» anciens de l’administration qu’ils connaissent bien, hautement diplômés mais en déficit de moralité, s’installera au Palais. Eprouvant eux-mêmes une jouissance sans limites dans l’exercice du pouvoir, ils interviendront au nom de «Siedtou Iheb» ou « Siedtou ma Ihebbech ».Ils conçoivent, et protègent. Loyaux jusqu’à la servilité, certains seront maintenus dans leurs hautes fonctions plus de quinze ans au-delà de l’âge légal de la retraite. Ils seront derrière toutes les dérives de Ben Ali.
Des parents et alliés de Siedtou, des femmes au foyer avec une innombrable progéniture d’affairistes, mais qui associés à de vrais hommes d’affaires, patrons sectoriels, se constitueront en un véritable clan mafieux. Le plus petit des barons mettra en péril la carrière du fonctionnaire le plus haut gradé, pour obtenir la dérogation à laquelle il prétend.
Le parachutage sera détourné pour placer dans les postes les mieux rémunérés «les favoris du régime» prêts à assurer les «missions particulières», ou pour les récompenser de services rendus. Dans certains organismes ou entreprises nationales, les postes de représentation à l’étranger ouvrant droit à des avantages matériels très confortables seront confiés à des «incompétences notoires »mais essentiellement « loyales ».
On comprendra que ceux qui n’auront pas pu être promus à cette responsabilité soient déçus, frustrés, et en fin de parcours démotivés.
Par ailleurs, le souci de tout contrôler a développé le recours au «système du parapluie» : la hiérarchie remontait jusqu’à Carthage, pour instructions, lorsqu’il s’agissait de problèmes d’orientations générales pour lesquelles Bourguiba était systématiquement aux commandes .C’est une pratique universelle.
Avec Ben Ali, le parapluie apprendra à remonter jusqu’à Carthage dès que des gains matériels, grands ou petits, étaient possibles ! A chacun ses soucis.
A ce stade, l’administration est dépossédée de ses prérogatives et de son prestige .Elle ne reconnaît plus ni ses objectifs ni la finalité de son action : une machine diabolique est mise en place avec des ramifications qui s’étendent à toutes les branches de l’administration, et de l’économie avec accès direct au Palais. Le pays sera pillé, spolié : inégalités économiques, fractures sociales, et érosion du sens du service public .
La déception, la souffrance et le combat des fonctionnaires
En l’absence de critères objectifs de promotion, les fonctionnaires « non éligibles aux faveurs » ne voient pas de raison d’être performants, la performance n’étant ni reconnue ni payante. Certains quitteront pour le secteur privé, d’autres émigreront pour des fonctions de consultants internationaux, d’autres se résigneront, démobilisés ! Et partout dans le pays, le citoyen s’entendra souvent dire : « Revenez demain ! » parce que celui qui peut décider est « déclaré» en réunion, en séminaire, en déplacement, chez le délégué, chez le gouverneur ….
Il faudra reconnaître, qu’à l’exception de cette minorité qui a plongé dans les malversations, le favoritisme et autres dérives, les fonctionnaires ont été dans leur majorité les victimes d’un abus de confiance, et d’un chantage de la part de leur hiérarchie et du pouvoir politique. Ils ont souvent été confrontés à des dilemmes inextricables entre la morale et la sécurité de leur carrière et de leurs familles. Dilemme en lui-même insupportable, pour «Monsieur Tout-le-monde», compétent, honnête et cherchant à bien servir, mais pas toujours capable, quel que soit son rang, de mettre en jeu une carrière durement construite et l’avenir de ses enfants. Ils devaient aussi s’adapter aux changements de ministres, de directeurs généraux et pour certains, alterner les promotions avec les séjours au «frigo» pour ne pas accepter l’inacceptable ou tout simplement pour céder la place à un favori. Et ils résisteront, se battront, chacun à sa manière et certains accepteront d’être punis de différentes manières.
Il faudra d’ailleurs reconnaître que l’administration n’a pas «tout fait faux».Dans la plupart des cas, l’essentiel du travail sera effectué par ces fonctionnaires qui ont, malgré tout, gardé le sens du service public et de la responsabilité. Ils sont très nombreux. Et même si ce fonctionnaire tiraillé de partout a aujourd’hui besoin de retrouver sa lucidité, et ses repères, il reste que c’est grâce à lui, à l’administration, que la continuité de l’Etat a été assurée pendant et après la Révolution. Il a droit aujourd’hui à notre reconnaissance. A ce niveau, le débat est engagé : Le «pouvait-il toujours» refuser ? Avait-il toujours le choix ? Il est temps de trancher et de fermer cette porte définitivement et par les moyens appropriés : l’obligation absolue de désobéissance lorsqu’il s’agit de contrevenir à la loi. Il restera que le fonctionnaire a été atteint dans son sens du service public.
La réforme : une nouvelle administration publique
Depuis le 14 Janvier, beaucoup de choses ont changé : le parti unique a disparu ; les barons aussi. En principe. L’administration s’efforce de revenir à sa mission initiale : servir le pays et le citoyen dans le respect de la loi. Cela devrait couler de source. Mais de mauvais réflexes demeurent et l’habitude est une seconde nature. La Deuxième République aura besoin d’une révision profonde de l’organisation et des modes de fonctionnement de l’administration pour que celle-ci ne soit jamais plus détournée ni « détournable » pour servir des intérêts particuliers, illicites. Tout comme la Constitution, le statut de la Fonction publique devra être réécrit pour faire valoir la culture de la neutralité vis-à-vis des partis politiques, la transparence, et la rigueur.
Constitution et statut de la Fonction publique : tout en un ?
Le détournement de la Constitution s’est fait et pourra toujours se faire par une manipulation du statut de la Fonction publique. Celui-ci se situant dans le prolongement de celle-là, les deux textes constituent véritablement un «tout en un». Il importe que ces deux lois fondamentales soient révisées en parallèle et en harmonie.
Il importe surtout que l’administration tunisienne cesse d’être celle d’un parti politique, d’un homme, d’une région, d’un clan, ou de tout cela à la fois ; il faut qu’elle réapprenne à être «publique», à n’avoir qu’un seul souci, celui de contribuer au développement du pays et à rendre le quotidien du citoyen vivable.
Le nouveau statut de la Fonction publique devra aussi fixer clairement les règles et critères relatifs aux recrutements, promotions, mutations, nominations, reconnaître l’effort et le récompenser, privilégier la compétence à la loyauté et enfin réhabiliter le citoyen qui pourra enfin voir l’administration se soucier de toutes ses préoccupations. Avec la fixation de délais maximum pour répondre par écrit à toutes doléances ou réclamations des citoyens et justifier les refus éventuels, on pourrait —comme l’a fait la Malaisie— réduire très sensiblement la corruption ! Et le citoyen n’aurait plus à attendre la réponse d’un fonctionnaire lointain… ni à revenir le lendemain.
Cette reforme de l’administration ne sera effective, significative et durable que lorsque cette machine diabolique, ce système du «tout en un», ce «nidham» conçus pour exercer la dictature et spolier le citoyen auront été irréversiblement démantelés. Dans les textes et par la pratique.
Et si la Révolution ne devait avoir qu’un seul objectif, ce serait celui-là : Iskat ennidham !
N. K.