Khemaies Boubtane : Tribulations d'un vrai correspondant de guerre… quitte à amuser
Toujours présent sur la ligne de front, à Ras Jedir, Dhehiba, Zentène, lors de la chute de Bab El Azizia au coeur de Tripoli et Sebha, toujours à l’heure au journal télévisé de 20H, toujours attractif, réservant aux téléspectateur, en plus de l’information exclusive, une petite surprise amusante. Ses casques, masques et uniformes sont devenus légendaires, et rien n’est fortuit. En quelques mois seulement et deux révolutions, tunisienne et libyenne, Khemaies Boubtane, 37 ans, est devenu le reporter le plus populaire. Plus, il a mérité, en plébiscite, le titre du Correspondant de guerre de l’Année 2011.
Pourtant, rien ne le prédestinait, largué au fond de la rédaction de la plus petite et la plus éloignée radio locale de Tunisie, Radio Tataouine, aux portes du Sahara, à devenir rapidement une vraie star du journalisme de guerre. Sa couverture TV du déclenchement de la révolution, puis des flux des réfugiés fuyant la Libye et de la révolution libyenne l’a hissé à la Une du journal télévisé de Watanya, rivalisant avec les grands noms des plus prestigieux networks de news TV dans le monde, à commencer par Al Jazeera. Gardant le succès modeste, Khemaies s’en défend humblement, imputant cette réussite à son équipe, aux circonstances et à ceux qui l’avaient encouragé dans l’apprentissage de sa passion du métier et dans son exercice.
Comment, avec juste deux caméramans, un chauffeur et une petite voiture citadine guère appropriée pour le désert et encore moins les guerres, il a pu sillonner tout le Sud, puis s’enfoncer, en stop et grâce à des amis dans le territoire libyen? Avec l’obligation de revenir chaque soir, sans rien rater, transmettre ses reportages à Tunis, pour le journal de 20 H. Le tout, sans la moindre assurance contre les risques de guerre, sans casque, ni gilet pare-balles (obtenus longtemps après grâce à une instruction du Général Ammar). Le compteur de la voiture affiche plus de 100 000 km parcourus en onze mois. Celui de l’équipe enregistre des dizaines de nuits passées à la belle étoile, avec les révolutionnaires libyens, les repas sautés, faute de provisions, les surprises en cascades, la peur dans le ventre qui ne pousse qu’à aller plus de l’avant, filmer, interviewer et témoigner. Une saga historique!
«Je peux dire que nous sommes passés par deux étapes cruciales successives, rapporte Khemaies Boubtane. La première, entre le 14 janvier et le 20 février : la pleine révolution tunisienne. En totale irruption, la situation dans la région méritait un traitement approprié à la télé, même si les appréciations de nos reportages étaient diverses. De toute façon, il ne s’agit pas pour moi de plaire et satisfaire, mais de témoigner. La seconde phase a commencé avec le déclenchement des évènements en Libye, vers le 17 février. A partir de cette date, tout a basculé. »
A armes inégales
Dès l’arrivée à Ras Jedir et Dhehiba des premiers réfugiés, Khemaies Boubtane a senti le début d’un grand événement, aussi important que la révolution en Tunisie et qu’il devait se préparer à couvrir à fond, malgré la modestie des moyens mis à sa disposition. « Je me suis immédiatement dit, avec l’équipe, que c’est une question d’honneur pour nous tous. Comment un évènement qui se passe chez nous soit mieux couvert par des étrangers et que nous soyons incapables, sinon de les devancer, au moins de faire autant. C’est ce défi qui a été sans cesse notre moteur. Nous savions que la compétition était à armes inégales, que les moyens techniques, financiers et humains sont incomparables. Nos confrères dormaient dans des cinq étoiles, paradaient dans des
4X4 rutilantes et puissantes, disposaient de grandes sommes d’argent en devises, se permettaient de payer des fixeurs à 100 et 200 $ par jour, utilisaient des téléphones satellitaires et des liaisons directes et se relayaient au bout de quelques jours pour aller se reposer. Alors que nous, nous n’avons que la passion de réussir.
A coeur vaillant, rien d’impossible ».
Le pari pris par l’équipe s’avèrera payant, même si tant de difficultés surgissent à chaque instant. L’étendue du terrain contraignait l’équipe à parcourir des centaines de kilomètres chaque jour et revenir transmettre leurs reportages à partir de Nekref-Remada, Tataouine, Zarzis et Médenine. Pendant les périodes les plus chaudes, une équipe technique était envoyée de Tunis pour déployer un dispositif d’émission en direct, via faisceau satellitaire, et c’était merveilleux. Mais, ça n’a pas duré longtemps en raison des coûts élevés.
En direct des champs de bataille
« En mars 2011, les affrontements entre les Kataeb de Kadhafi et les révolutionnaires avaient gagné en ampleur, surtout à Zentène, indique Boubtane. Le poste frontalier de Dhehiba était au centre des combats, passant entre les mains des uns et des autres. Au grè des évènements, des hommes armés des deux camps se réfugiaient dans le territoire tunisien et les poursuites s’ensuivaient. Parfois des tirs sont lancés à leurs trousses et tombent sur des habitations. Une situation très difficile, laissant la population dans une grande anxiété et les autorités en pleine vigilance. »
Pour Khemaies Boubtane, il fallait tout couvrir sur le territoire tunisien, mais aussi et surtout aller en Libye, précisément à Zentène, sur le champ de bataille. Evidemment, une voiture officielle tunisienne, portant l’immatriculation rouge sur fond blanc, était impensable à emprunter. D’autant plus qu’il fallait obtenir une autorisation spéciale de l’administration tunisienne, un ordre de mission, etc. L’unique solution était alors de compter sur des amis révolutionnaires libyens qui pouvaient non seulement assurer leur transport, mais aussi les guider dans les méandres de ces batailles. Et ce fut le début de grandes aventures… bien risquées. Il fallait sans cesse vaincre la peur.
L’un des moments les plus chauds a été sans doute le 21 août 2011, en plein ramadan, le jour de la chute de Bab El Azizia, ultime et dernier bastion de Kadhafi à Tripoli. La confrontation avec les Kataeb était d’une rare violence. L’équipe de Boubtane filme sans cesse et lui essaye d’ouvrir la voix, de traquer l’exceptionnel, l’insolite. L’heure avançait, et il savait qu’il avait à parcourir 450 à 500 km, en passant par Zentène, pour regagner Tataouine et pouvoir envoyer son reportage pour le JT de 20H. Un élément favorable, le décalage horaire qui lui permet de gagner une heure. Sans oublier qu’il fallait trouver un ami pour assurer le transport, gratuitement en plus. Et ce fut gagné ! Grâce à Khemaies Boubtane et son équipe, Watanya 1 sera l’unique chaîne publique à couvrir la chute de Bab El Azizia, marquant la défaite de Kadhafi.
Le scoop des armes chimiques à Sebha
Un autre exploit mérite d’être raconté : la découverte des armes chimiques, le 22 septembre 2011, à Sebha. Boubtane avait entraîné son équipe au fond du Sahara, à 660 Km au Sud de Tripoli, où une brigade de révolutionnaires a accepté de l’amener, dans l’espoir de couvrir en direct la chute de Sebha. D’ailleurs, c’est la même brigade qui, plus tard, débusquera Kadhafi et l’arrêtera.
Flânant dans les parages, l’équipe filmait les batailles dans l’attente de l’assaut final, lorsque Khemaies apprit par hasard la découverte par des militaires du Conseil national de transition d’un dépôt de produits chimiques. Al-Jazeera l’y avait devancé et filmé les fûts bleus fermés. Personne n’osait les ouvrir de peur des émanations possibles. Boubtane a réalisé alors qu’il détenait le scoop, plus important que la chute de Sebha. Il accourt donc au dépôt et s’arrange pour faire ouvrir l’un des fûts et montrer son contenu : un liquide jaune. Les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique, dépêchés sur place, confirmeront qu’il s’agit d’un concentré d’uranium (Yellow Cake)…
Images enregistrées, il restait alors à rentrer au plus vite à Tataouine pour les envoyer. L’unique possibilité était d’attendre un camion de secours alimentaire assurant l’approvisionnement pour adjurer son chauffeur de transporter l’équipe. La chance lui sourit alors et un camion devait arriver le soir et repartir tôt le matin. De peur de rater le départ, l’équipe passera la nuit, juste à côté du camion. Puis, faute de places dans la cabine, les passagers devaient embarquer sur la remorque, sans bâche et, pour se prémunir contre le soleil tapant et la chaleur suffocante, il n’y avait pas mieux que d’emporter des matelas en mousse et s’en servir de couverture… Mais, Boubtane n’était pas au bout de ses peines. Débarqué par le camion à 70 km de Tripoli, pour pouvoir contourner la capitale et rentrer via Zentène, il fallait faire du stop. Deux voitures ont accepté de se répartir les trois membres de l’équipe. Manque de chance, en débarquant, Boubtane s’est rendu compte qu’une bonne partie des cassettes tournées avait été oubliée dans l’une des voitures. Imaginez alors sa détresse. Coup de chance, il finit par retrouver le conducteur, récupérer les cassettes et courir à Tataouine. Juste à temps, Watanya 1 remporte le scoop en entier.
Plus qu’un soutien, de véritables amitiés
Khemaies Boubtane le mentionne sans cesse. Autant il est reconnaissant à ceux qui avaient soutenu ses pas au sein de Radio Tataouine, autant il doit la couverture, cette année, des évènements à l’armée nationale ainsi qu’aux forces de sécurité (Police et Garde nationale) et à la Douane. «Vous ne pouvez pas imaginer tout le soutien dont nous avons bénéficié. Et, encore plus, sans la moindre critique, ou le moindre rappel à l’ordre, malgré notre ignorance de tant de spécificités et tant de nos maladresses involontaires. Cette sollicitude, ces facilitations et ces encouragements, nous les avons trouvés auprès de tous, du simple soldat ou agent aux plus hauts gradés, malgré les circonstances très difficiles et les fortes tensions». Boubtane ne tarit pas d’éloges
à l’égard de tous.
« Je me souviens de la première visite du ministre de la Défense et du général Rachid Ammar à Dhehiba, après le lancement par les Kataeb d’obus sur la zone, nous dit-il. Mes reportages durant les jours d’avant n’étaient pas tous au point, manquaient de rigueur, je flottais un peu.
Assistant à l’arrivée des officiels, j’appréhendais un peu leurs remontrances et me tenais un peu à l’écart sur la piste d’atterrissage, loin des officiers de l’Armée venus les accueillir. A ma grande surprise, le ministre Zebidi et le général Ammar sont venus directement saluer l’équipe et s’enquérir de nos conditions de travail et de nos besoins. Apprenant que nous ne disposions pas de casques et de gilets pare-balles, ils ont immédiatement donné instruction pour nous les fournir. Cette même attention était partagée par tous, partout ».
Boubtane n’oublie pas d’étendre son hommage à la population dans la région ainsi qu’aux frères Libyens. «Leur soutien a été capital, dit-il. A chaque instant, je savais que je pouvais compter sur eux. Les Tunisiens ont été merveilleux dans leur hospitalité et leur solidarité avec les Libyens. En retour, ceux-ci nous l’ont très bien rendu». Il envoie en fait un message utile aux jeunes journalistes : par la droiture et le professionnalisme, on gagne l’estime des autres et, si possible, leur amitié, ce qui est le plus précieux dans la vie, comme dans le travail. Que compte faire désormais Khemaies Boubtane ? Certainement pas se reposer, lui qui, en 10 ans de carrière, n’a jamais pris un seul jour d’arrêt de maladie, abandonné ces congés annuels durant de longues années, ne s’étant arrêté de travailler que le temps de se marier. Même s’il a bien envie de faire relâche quelques jours pour rester aux côtés de sa fidèle et compréhensive épouse et de leur mignonne fillette Rouaa, encore âgée de 3 ans et demi. Mais, il sait bien que dans son métier, il n’y a pas de répit. Khemaies Boubtane et son équipe sont toujours en alerte.