Décès du Dr Mohamed Fourati, pionnier de la transplantation cardiaque en Tunisie
Le Dr Mohamed Fourati, doyen de la chirurgie cardio-vasculaire, qui avait réalisé en 1993 la première transplantation cardiaque en Tunisie s’est éteint dimanche à Tunis à l’âge de 80 ans. A la tête d’une équipe constituée à l’Hôpital militaire, il avait réussi cette opération, le patient ayant survécu pendant 8 ans.
Cette avancée médicale s’inscrit dans la lignée de la toute première greffe du rein réussie en juin 1986 par le Pr Saadeddine Zmerli et son équipe à l’Hôpital Charles Nicole et a ouvert la voie là la première greffe du foie, e 1998, les équipes des Pr Ridha Bel Haj Hamida et Rachid Said à l'hôpital Sahloul de Sousse.
Dans son ouvrage "Médecine et Médecins de Tunisie, de Carthage à nos jours". (Berg-édition - 2009), Mohamed Bergaoui avait dressé son portrait.
Mohamed Fourati : L’Artiste du Coeur
Le garçonnet de 13 ans ne comprenait pas ce qui se passait autour de lui. Sa sœur aînée, Sania, âgée de 26 ans ne se sentait pas bien depuis quelques temps. Il la consola en appuyant sa tête contre son épaule encore frêle. Elle était sereine malgré la souffrance qu’elle endurait. Le médecin de famille venait souvent à son chevet pour lui administrer les soins nécessaires. Sans succès. Sans espoir. Du moins c’est ce qu’il comprit dans sa tête de gamin certes encore ignorant des choses de la vie mais assez intelligent pour remarquer les faits et gestes de ses parents et les interpréter d’une manière plutôt juste. Quelques jours plus tard, sa sœur bien aimée mourait dans ses bras. Il saisit une seule chose : Sa sœur, celle qui l’avait élevé était partie à jamais. Triste sort d’une dame disparue à la fleur de l’âge.
C’était en 1947, dans la ville industrieuse de Sfax. Le jeune Mohamed Fourati se souvient de ces moments comme si c’était hier. « Dans ma petite tête, cette mort fut à la fois inacceptable, inadmissible et insupportable », révèle-t-il dans son livre retraçant son parcours professionnel paru en juin 2007, sous le titre : « Pr. Mohamed Fourati, chirurgien de la première transplantation cardiaque en Tunisie ». Il en souffrira et en voulant prendre une sorte de revanche sur le destin, il devint chirurgien cardio-vasculaire. Il sauvera des centaines de personnes qui auraient pu mourir de cette même maladie qui a emporté sa sœur. Au triste sort de sa sœur morte d’un rétrécissement mitral suite à un rhumatisme articulaire aigu, correspondait, une vingtaine d’année plus tard, une série d’opérations à cœur fermé ayant abouti à la survie de plusieurs patients souffrant du même mal.
Le professeur Mohamed Fourati avait-il planifié pour devenir un éminent professeur en chirurgie cardio-vasculaire ? Voulait-il sciemment prendre sa revanche sur le sort réservé à sa sœur ? Ou bien tout était tracé quelque part et il n’a fait que suivre, guidé ou téléguidé par on ne sait quelle force. Il penche plutôt vers la troisième alternative puisque par moments il ne savait même pas où il allait ni ce qu’il allait devenir. C’est à l’image de l’année scolaire 1952-1953, l’année qui sonna le glas du Protectorat français. Les accrochages entre la population et les forces d’occupation étaient fréquents dans la ville de Sfax. Le plus sanglant, se solda par des morts et des blessés dont l’un de ses amis, tombé à ses côtés d’une balle dans la jambe. Moment fort. Image inoubliable. L’espace d’une seconde, il pensa devenir médecin. Une idée aussi furtive qu’insensée puisqu’il tenait toujours à devenir ingénieur.
Cette même année scolaire 1952-1953, raconte-t-il, fut « une année très difficile. Néanmoins, elle portait en elle les germes d’une libération qui allait venir trois années plus tard », ajoutant que « côté études, ce fut une année dure, une année perdue pour tout le monde puisque émaillée de grèves et autres arrêts de cours sans compter que le professeur de mathématiques qui m’a fait aimer cette matière et le seul valable à Sfax était parti ».
Loin de se résigner à passer les trois mois d’été à ne rien faire, il prit son courage à deux mains et décida de se présenter au baccalauréat, non pas en section mathématiques qu’il avait suivie le long de ses études secondaires, mais en section philosophie que « je pouvais préparer tout seul, contrairement aux mathématiques ». Du coup, l’étudiant qui voulait devenir ingénieur se trouva, après son succès au baccalauréat, contraint de suivre l’une des trois sections suivantes : Droit, pharmacie ou bien médecine. Fortuitement, il avait choisi médecine. « Ainsi, mon destin continuait à être tracé, indépendamment de ma volonté. Il me poussait vers la médecine et je n’y pouvais rien », commente-t-il à la fois ironique et fataliste.
En 1955, Mohamed Fourati est en France et plus précisément à Lille pour poursuivre ses études en médecine. Après une année de physique, Chimie et Biologie –PCB-, passage obligé pour faire médecine, il « s’embarqua » pour six années d’études dans cette ville du nord de la France où le soleil ne brille que rarement. Tout se passa bien. Très bien même puisqu’il put se frayer un chemin dans ce vaste domaine « où le savoir à acquérir est énorme avant même d’avoir à exercer », commente-t-il avec un zeste de fierté et un brin de nostalgie qui rappelle les longues veillées à apprendre des choses qui frisaient le bourrage de crâne.
En 1959, il est interne à l’hôpital Farhat Hached, à Sousse. Retour à Lille, pour ses examens cliniques. Une année plus tard, il est affecté au service de Saïd Mestiri à l’hôpital Habib Thameur. Sa femme, une Lilloise, reste en France pour terminer ses études et s’occuper de ses deux enfants en bas âge. Mohamed Fourati continue de faire le va et vient entre la Tunisie et la France. Objectif : Apprendre la chirurgie thoracique et cardiaque. « A l’hôpital Thameur, les malades atteints de cardiopathie congénitale ou acquise venaient tout simplement y mourir. On ne pouvait rien pour les sauver. Seuls les plus chanceux étaient envoyés en France mais à quel prix ! », se remémore-t-il, bien calé dans son fauteuil en cuir havane. Teint basané, front largement dégarni et cheveux blancs, Mohamed Fourati, les yeux brillants, se souvient de ces images « insupportables et insoutenables » des malades qui venaient mourir. « C’était la seule raison qui me décida à me spécialiser pour lutter contre les cardiopathie dues au rhumatisme articulaire aigu et ses ravages ».
A son retour, il fut nommé « chef de service ». « Il avait 35 ans et était le plus jeune chef de service », souligne sa femme Michèle. Se tournant vers moi, Mohamed Fourati dit l’air amusé et badin : « Je suis l’intelligence et elle la mémoire », ajoute-t-il en insistant « C’est vrai, on s’est toujours complété ». Face à la vue imprenable sur le Lac de Tunis qu’offre leur salon, les Fourati reconstituaient avec grand plaisir et une joie quasi enfantine « le puzzle » d’une vie vouée au savoir et au labeur. Ancienne professeur de Sciences Naturelles, Michèle a toujours encouragé son mari à aller de l’avant.
Ayant commencé à opérer à cœur fermé, il ne pouvait ignorer les avancées de la médecine qui passa au stade de la chirurgie à cœur ouvert. Il s’y initia, toujours en France et y excella sauvant ainsi de nombreuses vies humaines et faisant honneur à son pays. Il ne le regrettera pas. Bien au contraire. Le métier pour lequel il était destiné exigea de lui un « up to date » quasi permanent. Il exigea de lui d’être sévère aussi. « Une obligation », insiste-t-il sérieux et autoritaire ajoutant, comme pour étayer ce qu’il venait de dire : « J’étais dans l’obligation d’être sévère, parfois même un peu trop, pratiquement agressif » avant de poursuivre avec un bémol « Je le faisais pour le bien du service, ce n’est pas vraiment dans ma nature. Je voulais être ainsi parce que je savais que c’était le seul moyen pour faire marcher mon service. Il fallait maintenir une pression permanente ».
Remportant un grand succès, il ne put qu’aller de l’avant. Si l’adage fort célèbre de « l’argent appelle l’argent » est vrai, nous pouvons affirmer que « le succès appelle le succès », tout comme « le savoir appelle le savoir ». Mohamed Fourati en est la parfaite illustration. Loin de flatter son ego, les succès qu’il remportait le revigoraient et l’encourageaient à aller de l’avant. Et celui qui avait fait philo retrouvait ses réflexes de matheux et ses repaires cartésiens. Pour lui la chirurgie cardiovasculaire est « une science de plus en plus exacte : telle lésion nécessite telle réparation, tel soin et telle suite opératoire. Tout est codifié. Je ne dis pas mathématiquement comme 1+1 = 2 mais il n’y a pas de place au miracle » ajoutant affirmatif que « le miracle peut se passer au niveau psychologique.
La psychologie a une place importante dans notre activité de chirurgie ». Et il ne s’en privait pas en convoquant les parents des malades pour leur expliquer telle ou telle opération, ses chances de réussite ainsi que l’assistance dont le malade a besoin.
En 1968, commença pour lui une nouvelle phase : les opérations à cœur ouvert qui ont été favorisées par l’arrivée d’une délégation de médecins de « Terre des hommes », conduite par le professeur Suisse Hahn. Les techniques évoluaient ainsi que l’art tant il est vrai qu’à ce stade la médecine est un art dont la maîtrise n’est pas à la portée de tous. Pour Mohamed Fourati : « La valeur d’un acte chirurgical ne se mesure pas seulement au geste technique, qui bien sûr a sa valeur, mais aussi à travers le geste affectif », dit-il persuadé que seule cette complicité entre parfaite maîtrise de la technique et l’amour de ce métier peut venir à bout des opérations les plus délicates. Autrement dit Mohamed Fourati était prêt à avancer, à progresser et surtout à oser. Il l’était beaucoup plus que d’autres. En fait, la chose à laquelle il se préparait n’était pas aisée. Bien au contraire, elle était très difficile, ardue et demandait une volonté de fer, beaucoup de courage et autant de détermination. Mohamed Fourati avait certainement toutes ces qualités pour se lancer ce véritable challenge : s’attaquer à la transplantation cardiaque. Rien ni personne ne l’y obligeait.
« Depuis la première opération de transplantation cardiaque en Afrique du Sud par le professeur Barnard, beaucoup d’opérations s’étaient déroulées en Europe », dit-il ajoutant que « cela se passait généralement avec succès. Cela m’a travaillé jusqu’au jour où je me suis dit pourquoi pas en Tunisie. Pourquoi ne le ferai-je pas ? ». Ce fut le commencement d’un travail de fourmi où il ne faut rien laisser au hasard. Il commença par cerner les différents problèmes qu’il fallait résoudre avant de s’attaquer à l’opération elle-même. Problèmes multiples qui vont de la mort accidentelle d’une personne, de son maintien en respiration artificielle puisque le cœur ne doit à aucun moment s’arrêter de battre, de la discussion avec les parents de l’accidenté pour les convaincre non seulement de la mort clinique de leur parent mais aussi de la nécessité de donner l’organe pour que survive quelqu’un d’autre sans compter les moyens matériels pour déplacer le cœur dans les six heures. « La greffe doit conjuguer éthique et technique, humain et inhumaine capacité de transcender la douleur pour recréer la vie », dit-il sûr de ce qu’il avance et persuadé que si les européens étaient parvenus aux résultats escomptés, il n’y pas de raison que nous n’y arrivions pas. « Nous avons tous le même cerveau » sans compter que dans « la science, il n’y a pas de racisme », ajoute-t-il en se délectant de la belle vue sur le Boukornine qui s’élève majestueux et imperturbable, et de la pluie fine qui n’arrêtait pas de tomber par cette après-midi automnale.
Etait-il aisé de parvenir à ce résultat ? Loin s’en faut. Il fallait s’exercer sur des cadavres. « Un travail qui me répugnait », avoue-t-il. Mais il ne pouvait en être autrement jusqu’au jour où toute l’équipe fut rodée à tout point de vue. La première opération se déroula le 15 janvier 1993. « La première dans un pays arabo-islamique », tient-il à préciser, fier de son exploit et de l’honneur qui a échu à la Tunisie suite à cette première.
Après un malheureux accident de la circulation au cours duquel la victime fut déclarée cliniquement morte, la machine s’ébranla en même temps que le compte à rebours. « Mais déjà un problème de taille, l’accident eut lieu dans le sud tunisien, dit-il, soucieux et l’air pensif comme si l’événement se passait actuellement sous ses yeux, ajoutant que sans l’intervention du Président Zine El Abidine Ben Ali, l’opération n’aurait pu avoir lieu. « Il mit à notre disposition un hélicoptère qui atterrit rapidement à l’hôpital militaire ». Tout se passa alors très vite et selon nos prévisions. Le transplanté, un homme aux grosses moustaches dont tous les médias avaient publié la photo, mena une vie normale pendant plus de dix ans avant de mourir de mort naturelle.
Modeste, Mohamed Fourati préfère laisser de coté son mérite personnel pour « l’englober dans la volonté et les efforts de tout un peuple, de tout un pays ». Il est de la trempe de ceux qui se dépensent sans compter. Pour lui la vie est sacrée et « Quand il y a un espoir, si minime soit-il, de guérir ou même d’améliorer l’état du malade, il faut agir, sinon c’est une faute grave ». C’est le credo de Mohamed Fourati, l’homme et le médecin.
Bien qu’il exerça d’une manière ponctuelle dans les hôpitaux à l’étranger, Mohamed Fourati qui reçut plus d’une offre pour exercer son art, est demeuré fidèle à son pays. Sur ce plan, il est catégorique. « Il n’est pas question d’offrir nos cerveaux ou nos mains à d’autres pays qui en ont beaucoup moins besoin », dit-il heureux de passer une retraite paisible aux cotés de sa femme dans cette cité, fruit de l’intelligence Tunisienne.
Ce natif du 18 janvier 1932 a quatre enfants. Deux radiologues, Kamel exerçant à Tunis et Sami à Manhattan, spécialiste en radiologie nucléaire, Neil, ingénieur agronome exerçant à Tunis. Quant à sa fille Sonia, elle est maître de conférence en mathématiques dans les universités parisiennes. Autrement dit, ce que j’aurais voulu être, dit-il détendu et presque perplexe devant les « ingérences » du hasard dans notre destinée.
"Médecine et Médecins de Tunisie, de Carthage à nos jours"
Par Mohamed Bergaoui, Berg-édition, 2009
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