Ahmed Othmani, une vie militante «Mon camarade, mon ami, mon frère»
«L’ouvrage à plusieurs voix» consacré à Ahmed Othmani, que ses premiers camarades avaient également connu sous le nom d’Ahmed Ben Othman Raddaoui, sera enfin en librairie dès ce début du mois de mars. « Militant révolutionnaire exemplaire de la détermination face à la répression fasciste », il avait, dans une première vie, connu la prison, enduré la torture la plus sauvage et, dans une seconde, poursuivi la lutte en faveur des droits fondamentaux et de la dignité des prisonniers à travers le monde au sein d’Amnesty International, puis en fondant Penal Reform International (PRI) dont il devient président en 1994. Sa mort brutale dans un accident à Rabat, le 8 décembre 2004, afflige encore tous ceux qui l’ont connu.
Cet ouvrage, réalisé sous la coordination de son épouse Simone Othmani Lellouche et édité par Déméter, retrace son parcours et rend hommage à son engagement. Parmi les textes poignant qu’on y lit, le témoignage de son camarade de lutte et de cellule Sadok Ben Mhenni résonne comme une épitaphe.
Ahmed !
Le silence nous a réunis un temps avant ton départ et depuis que tu es parti.
Cependant, rien, absolument rien, ne peut rompre les canaux de communication qui nous lient ; ni le silence, ni les distances, ni les qu’en-dira-t-on, ni les questions bien ou malintentionnées, ni la mort ni le voyage par-delà les frontières, vers l’éther.
Quand on a digéré ce que nous avons digéré, bu ce que nous avons bu, subi les brûlures que nous avons subies, emprunté les sentiers que nous avons empruntés, volé loin et haut comme nous l’avons fait… on arrive à communiquer même silencieusement, et au milieu du silence.
Raddaoui !
Te souviens-tu du jour où tu m’as appelé, à la nuit tombante ou à l’aube naissante – je ne me rappelle plus –, quand nous sommes venus, Néjib et moi, te retrouver à la hauteur du passage à niveau, semant derrière nos pas des fantômes qui nous poursuivaient ?
À l’époque je ne te connaissais pas, tu étais juste un nom, une célébrité, un symbole et le rêve d’une rencontre. Au début, nous t’avons évité, nous t’avons fui, car Néjib ne te connaissait pas avec barbe, lunettes et cigarette à la bouche… Puis ce fut la rencontre : des encouragements, des consignes à la hâte et un lourd fardeau que tu as posé sur mes (frêles) épaules… Nous nous mîmes à manoeuvrer, à avancer, en cachette, certes, mais nous avancions ; nous entreprîmes de renouer le contact avec les camarades, de rassembler des êtres chers, dispersés par la matraque du geôlier et les descentes policières… jusqu’à ce que tu tombes.
Nous ne tombâmes pas tout de suite après toi… car tu t’es tu, Tu as gardé le silence encore une fois. Ton statut et l’exemple que tu représentais se sont élevés d’un cran à nos yeux.
Tu as ainsi placé la barre très haut, et rendu l’objectif plus difficile à atteindre! Sans aucune préparation, sans aucune planification, je me suis retrouvé dans ton rôle : la tête remplie de tes préoccupations, le coeur habité par tes rêves, avec aux pieds tes chaussures !
Avec la même détermination (était-ce du courage ? de l’audace ?) enfantine, l’impétuosité bédouine et l’aspiration qui ne connaît pas de limites, ni de rationalité, ni d’entraves, je me suis lancé sur tes pas… jusqu’à ce que je tombe à mon tour, en ayant en tête ton exemple et les moqueries d’un camarade qui ne cessait de me harceler pour que j’acquière un peu de la culture de la résistance. Et je ne t’ai pas déçu… et je n’ai pas flanché.
Quelque temps après, je t’ai rencontré. Tu étais à Bizerte, au sommet de la montagne depuis un moment déjà ! J’y étais arrivé quelques mois plus tôt après de multiples transferts d’une prison à une autre. Te rappelles-tu combien nous avons ri quand je t’ai avoué, une fois, que c’est seulement en prison que j’ai commencé à connaître des régions de mon pays, en dehors de celles se trouvant sur la route de Jerba à Tunis: par les petits trous sur les parois de ces boîtes à sardines ou paniers à salade qui nous transportaient ?
Othmani !
Sais-tu que les véhicules de transport des prisonniers sont aujourd’hui sans trous sur les côtés ?
Oh berger !
Mais pourquoi nous sommes-nous égarés. Revenons là-bas, au Borj. Je me rappelle la fois où, après avoir défié pas moins de six murs assez hauts, tu nous as surpris en te penchant pour nous gratifier d’un sourire et nous confier une idée… Que c’est merveilleux de dérober un sourire-regard dans un moment d’inattention des gardiens. Que c’est délicieux de faire parvenir une idée par-dessus les hauts murs, les yeux ahuris, les armes brandies !
Puis, nous nous sommes retrouvés : le temps de la promenade quotidienne au début, puis sous le même plafond de ces enclos qu’on voulait des tombeaux pour nous mais que nous avons transformés en une université multidisciplinaire et multidimensionnelle, une plaine fertile pour la pensée plurielle, un vaste espace ludique, une maison pour les rêves. Rachid y a planté des fleurs arc-en-ciel qui grimpaient sur les murs ; Nouri a prêté son pseudonyme d’activiste à un chaton mis bas une certaine nuit sur le burnous de Mohamed, et que nous avons tous adopté. Noureddine éclairait régulièrement nos nuits avec les éclats de rire de ses rêves.
Que de fois n’ai-je pas débattu avec toi, que de fois n’avons-nous pas échangé l’odeur de lettres venues de très loin, combien de lettres destinées aux êtres chers n’avons-nous pas lues l’un à l’autre, combien de fois n’ai-je pas avec toi embrassé l’ombre de Simone et ne t’ai-je pas vu sauter du réel dans les photos où tu t’introduisais et t’immergeais ; quel plaisir me procurait ton sourire enfantin, suivant tes traces sur les plages de Corse, dans les rues de Venise et à la maison de Chloë…
Que de fois, avec des camarades-frères-amis, n’avons-nous pas appelé à une pensée-critique-dialogue, n’avons-nous pas remodelé le monde, entaillé notre être et redessiné l’image du prochain soleil !
Ahmed mon camarade, mon ami, mon frère !
Des années après, tu es sorti, vous êtes sortis. Nous avons trouvé en vous le meilleur soutien, jusqu’à notre propre sortie. Que belle fut la rencontre. Combien c’est facile de réapprendre à marcher en s’appuyant sur quelqu’un, celui qui a réappris avant toi !
Par la tête et par le coeur, plusieurs parmi nous partageaient deux idées: les droits de l’Homme et la culture. Nous avons joint nos volontés afin que naisse, dans nos propres maisons pour commencer, la section tunisienne d’Amnesty International, sans autorisation puis avec autorisation.
Une autorisation que nous avons tellement célébrée et saluée, comme une bannière lumineuse qui disait aux autres « Cette fois, nous avons réussi!» et qui disait à ceux qui nous avaient soutenu «C’est notre tour de soutenir nos semblables!»
Abou Yacine !
Je te revois à l’instant affectueusement penché sur ton bébé, dans tes yeux et dans ceux de Simone des étoiles brillaient, sur les visages de deux amoureux, la douceur des embruns de la mer, parsemés. Mon camarade, mon ami, mon frère Ahmed Ben Othman al Othmani ar- Raddaoui !
Je me sens poussé vers le silence, un autre type de silence. Laissons donc à nos pensées le soin de continuer à nous réunir, doucement, sans paroles, jusqu’à…
S.M.
Traduit de l’arabe
par Mohamed Khenissi.
Ahmed Othmani, une vie militante
Ouvrage à plusieurs voix par : Khedija Blaiech Ajroud, Laroussi Amri, Maggie Beirne, Madjid Benchikh, Sadok Ben Mhenni, Mustapha Ben Tarjem, Jean Pierre Darmon, Julita Lemgruber, Ammar Mansour, Ali Mezghani, OthmanOthmani, Simone Othmani Lellouche, Mario Stasi, Jean Marie Picquard, Vivien Stern, Raquel Thiercelin, Hans Wahl, José Zalaquett
Editions Déméter, Mars 2012