Aziz Krichen Ministre conseiller politique auprès du Président Marzouki : Marxisme, Islam et révolution arabe
Que fait donc Aziz Krichen, 64 ans, figure historique de la gauche tunisienne depuis les années soixante, aux côtés du Président Marzouki, à Carthage? Ministre conseiller, chargé des affaires politiques, il constitue sans doute une recrue de valeur et une pièce maîtresse dans le dispositif présidentiel. Partageant avec la jeune équipe qui entoure le président une longue et riche expérience de plus de 40 ans, dont 26 ans d’exil en deux périodes de 10 et 16 ans. Et surtout une pensée visionnaire qui n’a cessé d’évoluer et de se confirmer, prônant le dialogue entre laïcs et islamistes, depuis des années déjà. Faisant partie de la toute première équipe d’étudiants de l’université tunisienne à rejoindre leurs camarades de France, fondateurs du groupe Perspectives, avant de rallier El Amel Ettounsi, de subir son lot d’emprisonnements, de clandestinité, de fuite par l’Algérie et d’exil, Aziz Krichen incarne, par son itinéraire, l’histoire de cette jeunesse tunisienne progressiste et militante qui a payé lourdement le prix de ses idéaux.
De Marx à Mao, en passant par une lecture critique de la pensée nationaliste arabe, il a fait lui-même ses multiples révolutions, jusqu’à la dernière qu’il avait longtemps appelée de tous ses voeux. Dès le 20 janvier 2011, il avait mis en garde contre les illusions du gouvernement d’union nationale de Mohamed Ghannouchi, soulignant qu’il est indispensable que l’opposition et le peuple parlent d’une même voix et s’engagent dans la même direction. Plus, il a réclamé « qu’on réanime l’initiative du 18 Octobre en la transformant en un large front populaire, en ouvrant ce front à toutes les composantes de la société civile».
Retrouvant son élan de jeunesse, il continuera à plaider, en avril 2011, en faveur de l’unité politique du peuple «qui est toujours essentielle, et le restera longtemps encore, pour mener l’entreprise révolutionnaire à son terme. En d’autres mots : «l’unité n’est pas une option possible, c’est une nécessite vitale, un impératif stratégique».
Il sera plus explicite en évoquant, au lendemain des élections du 23 octobre, la question des islamistes et des rapports à établir avec eux ainsi qu’avec les différentes familles politiques. « Les militants d’Ennahdha et ses dirigeants ne sont pas tous des fous furieux et, surtout, ils ne vont pas gouverner seuls », écrit-il. « Si on ne souhaite pas les voir devenir majoritaires, si l’on ne veut pas qu’ils soient hégémoniques, si l’on tient à préserver le pluralisme du pays, il n’y a qu’une chose à faire : s’engager dans un mouvement politique capable de se maintenir face à eux et de les contenir».
Sa conclusion est nette : « L’avenir n’est pas dans la perpétuation en l’état de l’élite laïciste ou de l’élite islamiste. Il est dans leur dépassement commun, dans la constitution - avec elles, ou malgré elles - d’une élite nationale et moderne, profondément attachée à sa culture et à son histoire, mais ouverte sur le monde et capable de dominer la crise formidable qui le secoue aujourd’hui. Cette crise annonce la fin d’une époque et le commencement d’une époque différente. Elle est lourde d’incertitudes. C’est une chance et une menace. Elle peut nous engloutir; elle pourrait nous faire renaître, si nous apprenions à changer tout en restant nous-mêmes». Pour mieux comprendre les analyses d’Aziz Krichen, un rappel rapide de son parcours est instructif. Eclairage.
Aziz Krichen appartient à la génération née avec l’Indépendance, nourrie de grandes espérances, ne se contentant pas seulement du recouvrement de la souveraineté nationale, demandant encore plus, beaucoup plus. Son parcours sera riche en rebondissements et en aventures. Né dans une famille sfaxienne de la petite bourgeoisie, habitant au centre-ville, entre la gare et le port, il a passé sa prime enfance dans un melting-pot méditerranéen fait de Français, Italiens, Maltais, Grecs, chrétiens, juifs et musulmans, fréquentant l’école de la mission française. La guerre de Bizerte (1961) ayant fermé cette école, il part pour Tunis poursuivre ses études secondaires au Lycée Alaoui. Le premier déclic politique se produira en lui au lycée, lorsqu’il refusera d’obéir à l’interdiction du jeûne durant le ramadan, lancée par Bourguiba et imposée par l’administration scolaire.
Il y avait vu une atteinte à ses croyances et à sa liberté et mènera alors la résistance. Ce fut alors le point de départ de longues discussions avec ses camarades à une époque où les évènements d’Algérie, la guerre du Vietnam et le socialisme collectiviste fournissaient des sujets bien à la mode. Décrochant son bac avec le 1er Prix en philo et aussi en français, il obtiendra facilement une bourse qui, à l’origine, le destinait à des études de journalisme.
Mais, c’est en sciences économiques qu’il préfèrera s’inscrire. « Je ne sais pas encore à ce jour, dit-il, comment, chemin faisant entre la maison et l’université, j’avais changé d’avis et opté pour l’économie, ce que je ne regrette pas d’ailleurs, voyant les ravages que le manque de culture économique peut faire chez beaucoup de responsables politiques». Débarquant à l’université (1965-1966), il y trouve une hégémonie totale des destouriens, face à une opposition embryonnaire. La gauche, très forte en France mais quasi inexistante à Tunis, essayant d’y mettre pied. Les élections de la Corpo de l’UGET lui offriront l’occasion de déployer ses idées et talents, et il parviendra à s’y faire élire. La séduction commence. Deux camps de gauche, les communistes et les « perspectivistes» se lancent dans le recrutement des jeunes pousses. Naturellement, il fera le choix de Perspectives et se retrouvera alors avec Ahmed Ben Othmane Reddaoui, Azaiez Hermassi, Brahim Razgallah et d’autres. L’été 66 ne se terminera pas avant qu’il ne soit élu membre du comité central, puis du comité directeur, chargé des jeunes, aux côtés des Ben Khedher, Charfi, Smaoui et autres Baouandi. Le voilà donc en bonne position pour affronter la nouvelle année universitaire.
Sous les drapeaux, il veut y aller à fond !
En cette fin d’année 66, la situation économique et sociale était tragique, marquée par un appauvrissement général, suite au collectivisme, et une radicalisation de la lutte estudiantine. La remise en question du modèle bourguibiste était attisée par la révolution culturelle en Chine, mais aussi la radicalisation de la révolution algérienne et de la situation en Syrie. Pourtant, faisant partie de la classe privilégiée et dotés de bourses généreuses pour l’époque, les étudiants ne pouvaient s’inscrire qu’en rupture avec le régime. Le premier affrontement éclata suite à un incident sur une ligne de bus. Une grande manifestation était alors organisée en décembre 1966, pour revendiquer l’intégrité de l’université et la liberté syndicale. La répression n’a pas tardé, des centaines d’étudiants furent alors arrêtés pour n’en garder que neuf d’entre eux, parmi lesquels Aziz Krichen, qui seront traduits en justice, écopant de peines allant de six à dix-huit mois de prison, avec sursis. Ce fut alors le premier procès politique intenté contre des jeunes depuis l’indépendance. A peine remis en liberté, ils seront envoyés du service militaire. Krichen sera affecté avec d’autres camarades à la 4ème section du 6ème bataillon basée à Kélibia, puis transféré à la caserne de l’aviation à El Aouina. De cette expérience, il gagnera deux grands bénéfices, d’abord la formation commune de base qui révèlera son don de bon tireur et, ensuite, la lecture approfondie de Karl Marx. « C’est à la caserne que j’ai étudié le Capital», se souvient-il.
Ayant obtenu une permission de sortie pour aller passer ses examens, début juin 1967, il est surpris par de grandes manifestations conduites dans les rues de Tunis par Mohamed Ben Jannet. Pour Aziz Krichen, la manipulation de Bourguiba était évidente. Cherchant à récupérer ce mouvement de protestation dirigé contre lui, le régime a lancé un pogrom contre les juifs et accusé Ben Jannet, zitounien, de vouloir incendier la synagogue de l’avenue de la Liberté, ce qui lui vaudra une condamnation à 20 ans de travaux forcés. Apportant un témoignage direct de ce qu’il a vécu lui-même dans sa rue à Beb El Khadhra, Krichen affirme avoir vu des nervis du Destour soutenus par un policier s’attaquer à l’un de ses voisins, juif, qui tenait une petite boutique en bas de l’immeuble. Ayant intercédé en sa faveur, il se vit coller par le policier un pistolet sur la tempe.
Krichen n’est pas encore au bout de ses peines. Rentré à la caserne, il est surpris par le ton catastrophique que prend la guerre israélo-arabe. Sans perdre une minute, il se présentera avec Khemaies Chammari au commandant Guennouni, pour se porter volontaire à aller au front combattre avec l’armée égyptienne. Toute la caserne était en effervescence et un grand nombre d’officiers et de sous-officiers étaient eux aussi partants. Ayant saisi l’ampleur de ce sentiment relayé jusqu’au sommet de l’Etat, Bourguiba se lança alors dans une «grande mascarade. Un régiment est formé pour partir en Egypte, mais ira défiler à partir de Tunis de ville en ville. Arrivé à Gabès, on le fait virer vers le Sahara pour l’y installer en attendant, en coordination avec les autorités égyptiennes, l’instruction de passer en Libye. Celle-ci ne viendra jamais, le cessez-le-feu ayant été proclamé. Retour à la Caserne. L’année du service militaire se termine, mais on le gardera encore deux mois. Retrouvant la vie civile, il replonge dans ses études… pour quelques semaines seulement. Le revoilà arrêté de nouveau, suite aux manifestations de juin 1968 et faire face à 17 chefs d’inculpation à la fois. Cette fois-ci, il sera écroué au bagne de Borj Erroumi, avec à la quille 12 ans de travaux forcés… pour une simple manifestation.
Le chemin de l’exil
Gracié, il est assigné au contrôle judiciaire à Sfax, une période qui lui permettra de retrouver des camarades militants, de jeunes lycéens avides de culture idéologique. Le ciné-club lui offrira l’occasion d’animer des débats instructifs. Mais, la trêve ne dura pas longtemps. Un coup de filet mené à Tunis, en mai 1970, et faisant embarquer Ahmed Ben Othman, son camarade de lutte, permettra de remonter jusqu’à lui pour une affaire de machine à écrire achetée à Sfax et une équipe fut dépêchée de Tunis pour l’arrêter. Sentant le piège, Aziz Krichen sème ses poursuivants dans les ruelles de la médina, fond dans les borjs de la proche campagne et entre en clandestinité, le temps de préparer sa fuite en Algérie. Grâce à son ami Ridha Smaoui, il trouve un passeur pour lui faire traverser de nuit la frontière à Sakiet Sidi Youssef. S’étant aperçu à la dernière minute qu’il s’agissait d’un militant politique recherché par la police, le passeur, plus habitué à des contrebandiers et ne voulant guère se mêler de politique, renoncera à l’aider. Du coup, Aziz devait affronter seul son sort mais, par solidarité, Ridha décidera de fuir lui aussi avec lui. Ce fut alors une nuit inoubliable, à franchir une série de lignes de fils barbelés, monter et descendre les collines à perdre tout sens de l’orientation, avant de finir à l’aube devant un bucheron surpris de les voir. Quand ils lui demandent par où se trouve l’Algérie, il se contentera, pour ne pas se compromettre vis-à-vis des autorités, juste de leur montrer la voie de son regard. Arrivés au premier village, ils attendront un bus qui les mènera à Constantine où Ridha connaît une famille amie de la sienne.
L’accueil y fut chaleureux et royal… jusqu’au quinzième jour. L’un des fils étant officier de la sécurité militaire, et les ayant fortement gâtés durant ces deux semaines, viendra leur dire de bon matin qu’il va falloir à présent « prendre contact avec les autorités. » Une voiture jeep les attendait dehors pour les conduire à Alger… en prison. Gardés sans le moindre interrogatoire pendant quelques semaines, on finit par leur proposer de collaborer, ce qu’ils refusèrent. Remis en liberté, il ne leur restait plus qu’à trouver un pays d’asile. C’est alors que Krichen parvient à obtenir l’accord de la Belgique, ce qui lui permettra d’aller à Bruxelles. Accueilli par des camarades, il s’emploiera à trouver le moyen de se rendre à Paris, là où il doit être le plus utile. Une fois de plus, les complicités joueront en sa faveur, en essayant de lui obtenir un passeport délivré par un Etat arabe ami. A l’époque, les militants ne pouvaient compter que sur le Yémen ou l’Irak, et ce fut le passeport irakien qui sera le premier à parvenir à Aziz et lui permettre ainsi de rallier la capitale française. Pour parcourir les 2.000 km entre la Tunisie et la France, il lui aura fallu neuf mois.
Une fois à Paris, Aziz Krichen s’engagera à fond dans le combat, sans être pour autant au bout de ses peines. Son passeport irakien ayant expiré, il était contraint, pour obtenir son renouvellement, de se rendre à Bagdad. Une fois de plus, il trouvera la bonne excuse en arguant qu’il doit se rendre en Algérie, rencontrer ses parents, près de la frontière, qu’il n’avait pas revus depuis si longtemps. C’est ainsi qu’il obtiendra un laissez-passer et se rendit effectivement en Algérie, mais pour s’y installer. Un an durant, il enseignera à Tizi Ouzzou. Lassé, il se décidera à se rendre en Italie à la recherche d’un sort meilleur. Dès son arrivée à Rome, il demandera l’asile politique et parviendra ainsi à décrocher un poste de consultant socio-économiste à la FAO.
Retour et désenchantement… jusqu’à la Révolution
Le travail le passionne, surtout qu’il lui permet d’étudier les systèmes de paysannerie en Afrique et de formuler des recommandations utiles en sa faveur. Mais, la Tunisie lui manque beaucoup. L’arrivée de Mzali au Premier ministère et l’amorce d’une première brise de liberté l’inciteront à prendre la voie du retour, après dix ans d’exil. Aziz débarquera alors à Tunis et essayera de se frayer un chemin. Le «changement» de 1987 lui fait miroiter des espoirs. Il essayera de lancer son propre journal, collaborera à plusieurs autres journaux, notamment Le Maghreb, puis, après son interdiction, L’Economiste Maghrébin et publiera surtout un ouvrage qui sert encore de référence Le Syndrome de Bourguiba.
Bien que centré sur l’échec du modèle bourguibien, la publication de ce livre lui attirera l’animosité de Carthage. Jour après jour, Krichen perd tout espoir de renouveau démocratique en Tunisie et l’étau se resserre contre lui et son épouse. Leurs employeurs subissent de multiples pressions afin qu’ils se débarrassent d’eux. Il ne leur restait plus qu’à reprendre le chemin de l’exil. Et c’est ainsi qu’Aziz Krichen, son épouse et leur fillette se trouvent contraints de regagner la France… Pour seize ans, encore ! De retour à Tunis, dès janvier 2011, il ne peut cette fois-ci rater la révolution. La vraie, à ses yeux. Nommé à Carthage, il entend apporter sa contribution.