« Touche pas à mon drapeau, touche pas à mon doyen ! »
La terreur salafiste, la profanation du drapeau national et la désignation d’Habib Kazdaghli par plusieurs ministres du gouvernement provisoire comme le responsable des dernières violences salafistes à la Manouba suscitent l’indignation des universitaires. Les doyens des cinq facultés des Lettres du pays, le conseil scientifique de la Faculté des Lettres, des Arts, des humanités de La Manouba, réunis aujourd’hui dénoncent ces dérapages. La conférence mensuelle des doyens des facultés de médecine de Tunis exprime son soutien total à Habib Kazdaghli et aux enseignants de la Manouba. Le Conseil des cadres de la Fédération générale de l’Enseignement Supérieur et de la Recherchent Scientifique, réuni samedi dernier a décrété une grève générale au mois d’avril, entre autres, en signe de protestation contre les dérives salafistes. Le 8 mars dernier, 2000 étudiants du campus universitaire de la Manouba et les enseignants de La FLAHM ont choisi la journée mondiale de la femme pour manifester devant l’Assemblée Nationale Constituante pour les mêmes raisons. Tels sont les faits saillants des derniers jours et les ripostes universitaires et syndicales recensées à la fin de la semaine dernière au début de cette semaine en relation avec la crise à La Manouba.
C’est le ministre de l’intérieur qui a ouvert mercredi dernier, lors d’une émission de la Télévision Nationale consacrée aux évènements dramatiques de la journée, le bal des accusations pour faire endosser au doyen de la FLAHM la responsabilité de la dégradation de la situation et pour en faire un bouc émissaire dans une affaire où tous les témoignages concordent pour incriminer les silence et la passivité des autorités gouvernementales : « Il n’a pas fait appel aux forces de l’ordre » a-t-il déclaré en substance au cours de l’émission et il a fait du doyen l’instigateur de l’affaire du niqàb « pour des raisons éminemment politiques ». Le démenti du doyen publié dans tous les médias ne dissuade pas les salafistes, prompts à croire la version qui les arrange, d’attaquer dans les médias et les chaînes de télévision le doyen injustement désigné à leur vindicte. Qui veut tuer son chien l’accuse, bien sûr, de la rage.
« Haro sur le baudet ! »
Le ministre voulait-il alerter l’opinion salafiste en désignant publiquement le coupable ? Je ne voudrais faire de procès d’intention mais en regardant l’émission, c’est la formule de la Fontaine dans Les Animaux malades de la peste qui m’est venue à l’esprit pour rendre compte de la situation parce qu’elle sied à merveille dans un contexte où le doyen sert de bouc émissaire. « Haro sur le baudet ! », semblait lancer le ministre à l’adresse des téléspectateurs. « Haro sur le doyen ! » semble avoir repris en chœur la meute déchaînée des contradicteurs et des traqueurs qui en veulent à la FLAHM et son doyen pour leur résistance héroïque au harcèlement continu et à nul autre pareil dans l’histoire de notre pays d’une secte dont l’objectif est de faire plier l’institution universitaire, de soumettre ses règlements à son diktat, de faire de ces derniers le reflet de leur idéologie avant de s’attaquer aux libertés académiques. La rengaine ressassée par les détracteurs jette l’anathème sur ce « grand criminel », ce grand maudit de Khazdaghli, ce grand Satan, « l’agent du Mossad », le franc-maçon, le laïc, le suprême mécréant et recourt à un vocabulaire puisé dans le champ lexical de l’hérésie et de la trahison pour en faire le grand coupable. Les salafistes interviewés dans ces médias rivalisent à qui mieux pour l’abreuver d’insultes et le vouer aux gémonies. Le gourou de la secte à la Manouba, Abou Yadh n’y va pas de main morte, déclinant les variantes de cette même rengaine le vendredi 9 mars dans l’émission d’Hannibal TV "Ala Attarik" à l’occasion d’un rassemblement devant la FLAHM organisé par les salafistes, la veille vers vingt heures et couvert par la chaîne satellitaire. Interrogé sur la profanation du drapeau national qui a suscité la consternation et l’indignation de tous les Tunisiens, toutes tendances confondues, il a minimisé la gravité de l’acte et on avait l’impression qu’il ne la mesurait pas, déclarant préférer l’emblème noir de l’internationale islamiste, considéré comme l’emblème du Prophète, au drapeau national, ignorant que ce dernier symbolise l’appartenance arabo-musulmane de la Tunisie par son croissant et son étoile à cinq branches figurant les cinq préceptes de l’Islam. Il a considéré que le profanateur du drapeau ne devait pas être traduit devant les tribunaux et qu’il n’accepterait de le livrer à la justice que lorsque Habib Kazdaghli, « le grand criminel », « l’agent du Mossad » - et il prétend détenir les preuves de cette accusation –serait jugé par les tribunaux. Il n’a pas caché, dans cet entretien, être à l’origine, de la rébellion des étudiants salafistes et a annoncé qu’il avait suspendu, en concertation avec les défenseurs du niqàb, le mouvement de contestation pour donner au ministère la possibilité « de tenir ses promesses ». Les masques sont tombés. Nous avons là l’aveu – si besoin était –que l’action des salafistes est d’ordre politique et qu’elle s’inscrit dans la droite ligne de la contestation salafiste des derniers mois qui a vu le mouvement s’attaquer aux symboles de la liberté et que ce sont les politiciens du mouvement qui tirent les ficelles de toute cette agitation.
Le jeudi 8 mars, le ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique entre dans la danse pour reprendre presque mot à mot les propos qu’il a tenus dans l’hebdomadaire de langue arabe AL Akhbar le 9 février dernier, incriminant les enseignants de la Manouba et leur doyen : « J'accuse clairement mes collègues (de la Faculté) de ne pas être à la hauteur pour résoudre ce problème. Le doyen n'a pas fait ce qu'il fallait faire pour résoudre le problème pacifiquement et il a des arrière-pensées politiques », a-t-il asséné en marge d'une conférence de presse au palais présidentiel de Carthage, tenue à l’occasion de la visite du président turc en Tunisie.
« L'affaire de la Manouba est un faux problème. Nous avons 96 filles dans toute la Tunisie qui portent le niqàb dans les 193 institutions universitaires, et il n'y a de problème nulle part sauf à la Manouba", a poursuivi M. Ben Salem.
« Je ne suis ni pour ni contre le niqàb en cours, je constate qu'il y a des professeurs qui enseignent dans le Golfe où toutes les filles portent le niqàb et ça ne pose pas de problème », a-t-il ajouté, « accusant les médias et le conseil scientifique de la Faculté de la Manouba d'avoir amplifié le problème ».
L’aveu est de taille. Le ministre aurait voulu que les universitaires tunisiens adoptent la réglementation en vigueur au golfe, oubliant que nous sommes dans un pays souverain qui a ses lois et oubliant l’avis qu’il a sollicité auprès du tribunal administratif au sujet du port du niqàb dans les institutions universitaires et la position claire et nette dudit tribunal quant à son interdiction pendant les cours, les examens et chaque fois que l’étudiante sollicite un service auprès de l’administration. Le ministre n’a-t-il pas reconnu dans sa conférence de presse du vendredi 17 février que l’institution universitaire avait le droit d’interdire le niqàb dans les situations ci-dessus évoquées ? Pourquoi cette volte-face et ce double discours ?
M. Rafik Abdesselem, ministre des affaires étrangères, s’est lui aussi mis de la partie dans l’émission "Saraha Raha" d’Hannibal TV, diffusée samedi dernier pour incriminer le doyen de la Manouba dans la même optique du lynchage médiatique.
Au lieu de reconnaître, dans l’affaire du niqàb la responsabilité d’une minorité minuscule, qui s’est rebellée contre les lois en vigueur, au lieu de protéger les enseignants contre les actes de violence des salafistes, au lieu d’aider l’institution à appliquer les mesures disciplinaires que son conseil de discipline a prises, les autorités se rangent du côté des salafistes. Alors que c’est leur silence, leur inertie et leur proximité politique vis-à-vis des salafistes qui contribuent au pourrissement de la situation, voilà qu’ils accusent le doyen et le corps enseignant d’incompétence et de manipulation politique. Dans l’émission d’Hannibal TV diffusée ce soir après les informations, M. Ben Salem se plaint d’endurer une dure épreuve depuis son arrivée au ministère à cause de l’affaire du niqàb. Mais il ne doit pas la faire assumer à notre doyen. Parodiant la célèbre chanson de Gavroche dans Les Misérables, je dirai :
« Si le ministre a bu le calice jusqu’à la lie,
Ce n’est pas la faute à Kazdaghli.
Si les salafistes font appel aux miliciens,
Ce n’est pas la faute au doyen.
Si le ministre n’est pas convaincant,
Ce n’est pas la faute aux enseignants ».
« Touche pas à mon drapeau, touche pas à mon doyen ! »
Ce statut de bouc émissaire réservé au doyen, la terreur salafiste et la profanation du drapeau national ont suscité la consternation et l’indignation des universitaires. Les doyens des cinq facultés des lettres et sciences humaines du pays, le conseil scientifique de la FLAHM, réunis aujourd’hui pour examiner la situation à la suite des derniers développements ont tiré la sonnette d’alarme, mettant en garde contre la menace de l’année blanche.
Le communiqué publié à la fin de la réunion par les cinq doyens condamne vigoureusement « l’atteinte portée à notre drapeau national parce qu’il constitue l’un des symboles de la souveraineté nationale et de l’identité nationale que l’université a contribué à forger en collaboration avec les autre catégories sociales et grâce aux sacrifices qu’elles ont consentis». Les doyens se sont déclarés « fiers de l’attitude de l’étudiante Khaoula Rchidi » propulsée à la stature d’une héroïne nationale parce qu’elle a hissé la bannière nationale arrachée par un salafiste au risque de sa vie et qui a été décorée dans la matinée des insignes de l’Ordre de la République par le Président de la République en compagnie de sa camarade Amel Aloui qui est venue à son secours lorsqu’elle avait été sauvagement agressée par les salafistes.
Le communiqué contredit les allégations ministérielles selon lesquelles tout est bien dans la meilleure des universités possibles sauf à la FLAHM. Les doyens ont tenu à exprimer leur inquiétude au sujet de la recrudescence de la tension dans leurs établissements à la suite des problèmes liés au niqàb et leur peur d’un « surcroît de tension ». Rétablissant la vérité, ils ont réfuté les allégations selon lesquelles la FLAHM est la seule institution à souffrir du problème quasi insurmontable des salafistes : « La tension liée aux conditions de déroulement des enseignements, de l’encadrement et de la vie académique en général » née du problème salafiste « n’est pas un problème spécifique à la FLAHM ».lit-on dans le communiqué qui relève le fait que « la presque totalité des facultés des lettres et sciences humaines du pays a connu et continue à connaître des troubles dans leur fonctionnement normal en raison du comportement des extrémistes religieux ».
En conséquence, les responsables des cinq facultés « refusent de faire porter au doyen dans son institution (en l’occurrence Kazdaghli à la Manouba) la responsabilité du pourrissement de la situation » et considèrent cette attitude comme une dérobade et « un refus par le pouvoir d’assumer ses responsabilités nationales et comme une volonté flagrante de la part de certaines parties gouvernementales d’impliquer l’université dans les conflits politiques ».
Vraisemblablement ulcérés par la duplicité du ministère, « ils rejettent son double discours qui prétend d’une part respecter les mesures internes prises par les doyens et les conseils scientifiques et d’autre part s’ingère dans leurs affaires dans le but de les exhorter à satisfaire les revendications des groupes salafistes et à les considérer comme légitimes ».
A la fin de leur communiqué, les doyens « réitèrent leur détermination à assurer le bon fonctionnement de leurs institutions et font assumer à l’autorité de tutelle la responsabilité de l’échec possible de l’année universitaire actuelle et ses conséquences désastreuses sur nos étudiants, leurs familles et la communauté nationale en général ».
Les doyens des quatre facultés de médecine de Tunisie, réunis en conférence mensuelle, ont tenu à signifier dans une lettre envoyée au doyen de la FLAHM leur dénonciation des actes de violence commis par les salafistes « qui menacent l’indépendance et la sécurité de tous les établissements d’enseignement supérieur » et l’expression de leur « soutien total » et leur « inamovible appui dans cette lutte contre ces agissement hautement condamnables ».
Réfutation des déclarations gouvernementales par le conseil scientifique de la FLAHM
Le conseil scientifique de la FLAHM a examiné la dégradation de la situation à la faculté au cours de la semaine dernière caractérisée particulièrement par les évènements dramatiques du 7 mars dernier, le rassemblement des salafistes des quartiers voisins devant la FLAHM au cours de la soirée du 8 mars, les déclarations des ministres de l’intérieur et de l’enseignement supérieur, la présence permanente au sein de l’institution des étudiants renvoyés et leurs continuelles perturbations des cours. Il a tenu à dénoncer la profanation du drapeau national, à condamner les déclarations des deux membres du gouvernement susmentionnés faisant du doyen le bouc émissaire à sacrifier sur l’autel de la vindicte salafiste, à réfuter les déclarations du ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique à l’hebdomadaire Assabah al Ousboui au sujet du conseil de discipline.
Au sujet du drapeau national, le conseil rappelle que contrairement aux allégations du ministre de l’intérieur, cet emblème avait un support fixé au mur extérieur de la faculté, comme le montrent d’ailleurs les images vidéos publiées dans les médias, et n’était pas hissé à l’intérieur de l’établissement, « que le doyen a demandé à deux reprises l’intervention des forces de l’ordre pour éviter le retrait du drapeau sans compter que la défense du drapeau national et l’interdiction de sa profanation est un devoir national et qu’on n’a pas besoin d’être sollicité pour le faire », comme l’a si bien compris l’héroïque Khaoula Rchidi « qui a essayé d’empêcher le salafiste de faire descendre le drapeau de son propre chef, sans avoir reçu d’instructions de quiconque et qui était mue par un sentiment patriotique».
Le conseil considère les déclarations des deux membres du gouvernement « rendant le doyen et l’administration de la faculté responsables de la détérioration de la situation comme une mystification de l’opinion publique et une incitation des contrevenants à la loi à récidiver ».
Au sujet du conseil de discipline, le conseil « s’étonne des déclarations du ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique à l’hebdomadaire Assabah al Ousboui, daté du 12 mars où il a considéré la tenue du conseil de discipline comme une escalade et où il a nié avoir eu connaissance de sa date et de ses décisions ». Il les réfute en rappelant que « le directeur général de l’enseignement supérieur en a été informé au cours de la visite qu’il a rendue à la faculté avant la tenue du conseil de discipline, qu’il a été prié d’intervenir auprès du ministère de l’intérieur pour protéger la faculté », que « le conseil de discipline a pris ses décisions en vertu de ses prérogatives et mû par le devoir de protéger l’institution contre ceux qui font fi de sa réglementation intérieure » et « que son verdict a été ratifié par une décision administrative émanant du président de l’université ».
Répondant aux accusations et insinuations selon lesquelles le doyen est l’esclave d’un agenda politique et qu’il jouit d’un pouvoir absolu mis au service de sa finalisation, le conseil scientifique « insiste auprès de l’opinion publique sur le fait qu’il est une instance élue librement, directement et en toute transparence et que le doyen est élu par ses collègues, que cette instance veille au bon fonctionnement de l’administration et à l’application des mesures pédagogiques et que ses décisions sont prises collégialement et non par le doyen ».
Le communiqué s’achève sur un appel au ministère de tutelle pour « assumer ses responsabilités historiques dans la protection de l’institution et pour garantir son autonomie et sa neutralité et ce, en publiant un texte obligeant les étudiants au respect de son règlement intérieur et empêchant les intrus et les sit-ineurs qui s’évertuent à pourrir la situation et à perpétuer l’anarchie d’y accéder bien que certains d’entre eux aient été traduits devant le conseils de discipline et renvoyés de l’établissement ».
Ripostes syndicales et universitaires
Il ne faut pas terminer sans évoquer les ripostes syndicales et les actions menées par les associations universitaires, par les syndicalistes ou programmées par eux. Le Conseil des cadres de la Fédération générale de l’Enseignement Supérieur et de la Recherchent Scientifique, réuni samedi dernier a décrété une grève générale au mois d’avril, entre autres, en signe de protestation contre les dérives salafistes. Le 8 mars dernier, 2000 étudiants du campus universitaire de la Manouba et les enseignants de La FLAHM ont choisi la journée mondiale de la femme pour manifester devant l’Assemblée Nationale Constituante pour les mêmes raisons.
Enfin, répondant à l’appel du Forum universitaire tunisien, association de réflexion sur les problèmes de l’université et de défense des valeurs universitaires, une cinquantaine d’enseignants issus d’établissements différents sont venus vendredi 9 mars à la FLAHM avec un drapeau tunisien à la main, exprimer leur indignation à cause de la profanation de l’emblème national, « leur refus du règne de la terreur et de la violence » et « leur attachement aux valeurs académiques ».
Habib Mellakh,
(*) universitaire, syndicaliste.
Département de français, Faculté des Lettres de la Manouba (Tunisie)