Dr Horst-Wolfram Kerll : Ambassadeur de la République fédérale d'Allemagne à Tunis
Trois dangers guettent le printemps arabe: le noyautage/infiltration du renouveau démocratique par des mouvements intégristes islamistes, radicaux, antidémocratiques, l’échec économique menant à l’aggravement des tensions sociales et à de nouveaux troubles et émeutes et la restauration, c›est-à-dire le renforcement, des forces des anciens régimes autocrates et répressifs. L’analyse du Dr Horst-Wolfram Kerll, ambassadeur de la République fédérale d’Allemagne à Tunis, dans cette interview à Leaders est pertinente. A ses yeux, la Tunisie aussi se trouve, d’une certaine manière, dans une situation fragile et pour certains observateurs étrangers, inquiétante, notamment en raison des troubles persistants, mais aussi des actes de violence lors des sit-in et des blocages illégaux des entreprises, des universités et d’autres institutions publiques. Certaines de ces revendications sont légitimes, mais gagnent à être différées, l’essentiel est de se remettre au travail, puis d’en partager les dividendes d’une manière plus équitable qu’auparavant.
Dans cet effort de relance de l’activité économique et sociale, l’Allemagne, comme il le détaille, apporte son soutien substantiel. Quant aux investissements privés, ils n’aspirent qu’à se renforcer et cela ne dépend que de la situation en Tunisie. Les visites récentes en Allemagne du président de l’Assemblée nationale constituante, le Dr Mustapha Ben Jaafar, et du ministre des Affaires étrangères, Rafik Ben Abdessalem, et, à Tunis, de deux délégations parlementaires allemandes (tourisme et coopération), marquent des développements utiles. L’ambassadeur Kerll n’oublie pas de citer un proverbe allemand qui sied bien à notre contexte: «Chacun est le forgeron de son bonheur ». Interview.
Vous avez été témoin du déclenchement de la révolution, puis de l’amorce de la transition démocratique, comment avez-vous vécu toute cette période, à titre officiel et à titre personnel?
Le déclenchement de ce tournant démocratique, qui était, à mon avis, une véritable révolution pour la dignité et la liberté, était certes l’évènement politique le plus important dans ma carrière professionnelle, auquel j’avais la grande chance d’assister. Et (souriant) ce fut ma meilleure décision professionnelle, en été 2010, de prolonger ma mission ici et de rester encore pour quelques années en poste dans ce pays merveilleux pour assister en direct au début du Printemps arabe.
Et, si vous me posez cette question à titre personnel, je répondrai en disant qu’à part le sentiment de joie pour le peuple tunisien dans cette phase de libération, nous avons eu, ma famille et moi ainsi que mes collègues à l’ambassade, certaines craintes les premiers jours de la Révolution, et quelques-uns parmi nous ont même directement subi des pillages, sans que ce soit cependant comparable à ce que beaucoup de Tunisiens ont subi à l’époque. Tous ces évènements n’ont d’ailleurs pas pu nous empêcher, nous tous, sans exception, de faire notre travail, au sein d’une équipe exemplaire pendant de longues journées et même la nuit, pour servir nos concitoyens mais également notre pays hôte.
Nous avons tous eu et avons toujours la plus grande admiration à l’égard des Tunisiennes et Tunisiens courageux pour la manière dont ils se sont débarrassés du vieux régime répressif, corrompu et méprisant les droits de l’Homme.
Je pense que nous tous, à l’ambassade d’Allemagne, sommes fiers d’avoir eu le bout du manteau de l’histoire tunisienne et de l’histoire de toute la région entre nos mains, afin de nous concentrer maintenant pleinement sur notre engagement, si nos amis tunisiens le souhaitent bien, en faveur d’un véritable «changement» et d’une vraie liberté et démocratie dans le pays.
Quel rôle a joué l’Allemagne?
Je répondrai brièvement à cette question, car nous voulons regarder vers l’avenir et on connaît, d’un côté, les relations amicales entre nos deux peuples, et d’autre part la position critique que mon pays et moi-même avions manifestée et thématisée, à huis clos mais aussi ouvertement, à l’égard de l’ancien régime à cause de ses graves déficits de démocratie et sa violation permanente des droits de l’Homme. Pendant bien des années, j’ai commencé tous mes entretiens par le proverbe que j’avais appris à mon poste à Ankara et qui disait que «les amis doivent se dire la vérité». Et beaucoup de personnes se rappellent peut-être toujours un hadith du Prophète que j’ai cité en 2009 devant presque un millier d’invités, naturellement les représentants de l›ancien régime inclus, à la réception à l’occasion de notre fête nationale : «Vous ne pouvez pas mener un peuple enchaîné au paradis».
L’Allemagne applique à travers le monde une politique étrangère axée sur les valeurs humaines et ceci est également valable pour la Tunisie; aussi bien avant la révolution qu’après d’ailleurs, et par laquelle nous nous engageons activement en faveur de la démocratie, de la tolérance et de la liberté et contre la violence, la répression et la corruption. Ce n’était pas toujours facile, je le reconnais, mais c’est sans importance, parce que nous, diplomates, avons une mission à accomplir à l’étranger, et ce, pas seulement en faveur de notre pays mais aussi en faveur de chaque pays hôte ou bien au profit de bonnes relations mutuelles.
Quant au sujet des droits de l’Homme, il existe au niveau de toute l’Union européenne, d’ailleurs, des instructions et directives similaires et nous en dressons des rapports communs.
Dans ce domaine aussi, nous avons appliqué de manière conséquente et publique notre politique. Nos disputes avec l’ancien régime étaient donc fortes et multiples. Il n’y avait pas, à ma connaissance, de visites de hauts représentants allemands en Tunisie pour lesquels nous n’avons pas organisé visiblement des rencontres avec des représentants de l’opposition tunisienne d’alors. De même pour mon propre travail. J’espère que nous avons ainsi pu et que nous pouvons davantage jouer un rôle positif dans notre cher pays hôte, mais c’est aux autres d’en juger.
Comment appréciez-vous la situation actuelle?
Après une révolution glorieuse et une première phase postrévolutionnaire prometteuse l’année passée, le pays se trouve maintenant, à mon avis, dans la période la plus décisive pour son avenir, une période qui durera jusqu’aux prochaines élections au terme d’une année et qui seront – inchallah – également libres et démocratiques. En général, à mon avis, le «printemps arabe» est confronté à trois dangers. Premièrement, au danger de noyautage/infiltration du renouveau démocratique par des mouvements intégristes islamistes, radicaux et antidémocratiques ; deuxièmement, à l’échec économique menant à l’aggravement des tensions sociales et à de nouveaux troubles et émeutes; troisièmement, la restauration, c›est-à-dire le renforcement des forces des anciens régimes autocrates et répressifs.
D’une certaine manière aussi, la Tunisie se trouve toujours dans une situation fragile et, pour certains observateurs étrangers, inquiétante aussi. Je parle du point de vue des investisseurs étrangers dont le pays a besoin d’urgence.
Mais, nous à l’ambassade et notamment la Chambre tuniso-allemande de l’industrie et du commerce ici à Tunis et en Allemagne, nous travaillons inlassablement sur ce sujet. Parmi ces inquiétudes figurent les troubles persistants, mais aussi les actes de violence lors des sit-in et les blocages illégaux des entreprises, des universités et d’autres institutions publiques.
A ce sujet, je voudrais souligner qu’un grand nombre de ces revendications me semblent plausibles et légitimes. Mais afin de ne pas déstabiliser davantage la situation et pour éviter que le pays ne sombre dans un certain chaos, il faudrait que ces revendications soient prononcées dans une forme légale, structurée et après que la situation sociale et économique, y compris dans le tourisme, aura été stabilisée.
Tout d’abord, la machine économique doit redémarrer et après, il sera possible et nécessaire, en même temps, de partager les profits et les biens entre tous les Tunisiens de manière plus équitable qu’avant. Même si quelques-uns ne veulent pas en entendre parler : moi, en tant que représentant de mon pays, j’ai également le devoir vis-à-vis de mon pays hôte d’attirer, en toute amitié, son attention sur la perception très critique d’un grand nombre d’observateurs en Allemagne et en Europe quand ils lisent les rapports sur des menaces et actes de violence, comme c’était le cas dernièrement à l’encontre des femmes, des journalistes, des étudiants et d’autres personnes en Tunisie.
De tels actes commis par des extrémistes radicaux sont en contradiction avec tous les principes de la démocratie, de la liberté et des droits de l’Homme, et comme me le confirment notamment des jeunes gens, également en contradiction avec les principes et les objectifs de leur «Révolution pour la dignité et la liberté». Tous ces actes font peur actuellement, sans doute, à beaucoup d’investisseurs étrangers et touristes aussi.
Pourtant, il est clair pour chaque juriste et politologue que seules les autorités gouvernementales aussi, dans un Etat de droit et de liberté, peuvent et doivent posséder ledit monopole de la violence. Et de temps en temps, il est possible, même dans une démocratie, que le dialogue, qui est toujours préférable, atteigne ses limites. «Etat de droit», cela n’inclut pas seulement la possibilité mais aussi la nécessité, le cas échéant dans des situations pareilles comme maintenant en Tunisie, de recourir à des mesures policières et judiciaires contre tous ceux qui violent le droit au détriment des individus ou des groupes.
Malgré tout, je suis plein d’espoir que les vrais patriotes identifieront la plupart des problèmes qui persistent encore mais qui peuvent être résolus et qu’ils réussiront à maîtriser la situation actuelle précaire et à mener rapidement le pays, je l’espère, vers un avenir libre, stable et vraiment démocratique et socialement plus équitable.
De toute façon, l’Allemagne se tiendra à vos côtés.
Quelles sont les perspectives de la coopération bilatérale?
D’après ce que je viens de dire, je vois de meilleures perspectives pour la future coopération bilatérale entre nos deux pays et maintenant également entre nos deux gouvernements. Je souligne le mot «maintenant» parce que de grands obstacles empêchant le renforcement des relations à cause des conditions précitées, de répression et de corruption en Tunisie, devraient bien être, à présent, éliminées. C’est ainsi que nous ne pouvions, par exemple, réagir que de manière critique quand l’ancien régime revendiquait ce qu’on appelle «le statut avancé». Il ne nous était pas possible de faire, à l’époque, des «cadeaux» de cette sorte à ce régime; aujourd’hui nous sommes parmi les premiers défenseurs actifs d’un partenariat privilégié de la nouvelle Tunisie avec l’Europe.
La coopération améliorée englobera tous les domaines politique, économique, de politique de développement, culturel et scientifique. Ce n’étaient pas seulement des signaux politiques que nous voulions émettre par l’appel téléphonique très rapide de la Chancelière fédérale Angela Merkel adressant ses félicitations au Premier ministre d’alors, ou par la première visite du ministre fédéral allemand des Affaires étrangères, M. Guido Westerwelle, déjà début février ou par les visites du ministre fédéral allemand du Développement, M. Niebel, et de beaucoup d’autres hauts responsables allemands dont celle de M. Lammert, président du Bundestag allemand, lors de sa première visite en Tunisie. Nous avons rapidement proposé notre aide concrète dans tous les domaines et pour cela nous avons créé déjà, au début de l’année dernière, une cellule spéciale au sein du ministère des Affaires étrangères pour réaliser un programme global dédié au partenariat avec la région, et surtout avec la Tunisie, dans son processus de transition. Dans le contexte régional, la Tunisie jouit en ce moment d’une priorité suite à son évolution démocratique.
Dans le cadre de ce partenariat, notre gouvernement allouera entre autres des fonds supplémentaires à hauteur d’environ 32 millions d’euros en 2012 et 2013 pour mettre en oeuvre des projets concrets en Tunisie et des projets régionaux avec la Tunisie. L’un de ces principaux projets sera un pacte pour l’emploi dédié à la formation professionnelle initiale et continue ainsi qu’à une promotion de l’emploi qualifié en Tunisie. Ce pacte recevra un financement à hauteur de 8 millions d’euros du gouvernement allemand en étroite collaboration avec le ministère tunisien de la Formation professionnelle et de l’Emploi. D’autres programmes viseront à améliorer la coopération universitaire, à renforcer la bonne gouvernance, à encourager la décentralisation de la Tunisie et à soutenir les régions défavorisées, à approfondir leur coopération judiciaire et à renforcer les médias. Les ministres des Affaires étrangères de nos deux pays ont signé le 9 janvier 2012 à Tunis une déclaration d’intention commune dans ce sens.
Les nouveaux engagements destinés à la coopération technique et financière sont d’ailleurs passés de 37,5 millions d’euros en 2010 à 97 millions d’euros en 2011. Ces engagements prévoient notamment le développement de services financiers adaptés aux besoins des petites et moyennes entreprises dans certaines régions défavorisées ainsi que la qualification et la promotion de l’emploi des jeunes. Les autres domaines clés de cette coopération bilatérale sont le secteur environnemental, celui de l’eau et celui des énergies renouvelables. Nos deux pays poursuivront et intensifieront également leur coopération dans ces secteurs dans l’avenir. L’Allemagne a par ailleurs, en commun accord avec le nouveau gouvernement tunisien, identifié plusieurs mesures supplémentaires afin d’approfondir sa coopération dans le cadre du partenariat stratégique pour le soutien du processus de transition.
Ainsi, le gouvernement allemand a décidé de convenir avec la République Tunisienne d’une conversion de dettes à hauteur totale de 60 millions d’euros. Ces fonds seront utilisés conformément aux priorités du gouvernement tunisien en vue de soutenir le processus de transition. A part l’aide médicale en Allemagne au profit de 2.000 blessés libyens, nous prendrons aussi en charge une centaine de réfugiés non rapatriables du camp de Choucha, nous aiderons, à la demande de votre président de la République, des Tunisiens blessés lors de la révolution, etc.
Où en sont les investissements privés allemands?
Tout d’abord je tiens à remarquer, avec joie et une certaine fierté, que pendant et même après le tournant révolutionnaire, aucune entreprise allemande n’a fermé jusqu’à présent ses portes ni délocalisé ses activités dans un pays tiers et ce malgré maints problèmes causés par des grèves sauvages et des blocages. Au contraire, selon les statistiques de la FIPA, il y a eu en 2011 même 5 nouveaux investissements allemands et 13 investissements d’élargissement. A ma connaissance, et également selon les données de la FIPA, le volume total de ces investissements atteint presque exactement les 600 millions de dinars.
Si la situation sociale et économique se calme maintenant, ce qui est indispensable pour les investisseurs allemands et beaucoup d’autres investisseurs étrangers, si tout le monde se remet courageusement au travail et si de nouveaux postes d’emploi nécessaires sont créés le plus vite possible, bien d’autres nouveaux investissements, dont certainement de notre pays, afflueront vers la Tunisie. Ce n’est pas seulement un souhait de notre part, mais nous l’Ambassade et toutes les organisations allemandes sur place y travaillons durement et très concrètement. Toutes les actions extrémistes et illégales ici mettent le développement du pays en grand danger. Mais comme un proverbe allemand le dit bien, «chacun est le forgeron de son bonheur». La Tunisie tient son destin entre ses propres mains.