L'Afrique, un potentiel ou un mirage ?
Le Président provisoire de la République a déclaré récemment au sommet de l’Union africaine que la Tunisie va renouer avec son identité arabe et africaine, qu’elle va s’investir dans le développement de ses relations avec les pays du Sud du Sahara.
Les analystes sont unanimes pour dire que le XXIème siècle sera africain, que la gouvernance s’est substantiellement améliorée sur l’ensemble du continent, que des sous-ensembles économiques régionaux y sont effectifs , que la croissance est enfin libérée et qu’elle se situe d’ores et déjà à des niveaux qui feraient pâlir bien d’autres régions du monde.
Dans un tel décor, comment nous situons-nous aujourd’hui ? Que faisons-nous ? Quelles sont nos forces et faiblesses dans notre coopération avec le continent africain ? Que pourrions-nous faire de plus ou de mieux et à quelles conditions ?
Le groupe COMETE Engineering, que je dirige, est présent en Afrique depuis 1989. Il y a exécuté, depuis, de multiples missions d’ingénierie, essentiellement dans les domaines des infrastructures de transport, de l’hydraulique, de l’aménagement du territoire, de l’environnement, de la lutte contre la pauvreté ou encore des études économiques et du conseil. Aujourd’hui, COMETE réalise plus de 80% de son chiffre d’affaires en Afrique et toute la croissance de notre groupe, à deux chiffres depuis plus de cinq ans, ne vient que de ce marché.
Ces missions étaient jusque-là essentiellement exécutées dans les pays francophones et pour le compte des Etats sur financement de bailleurs de fonds multilatéraux. Depuis peu, une demande privée s’exprime dans les domaines des services, de l’industrie et de l’énergie. Elle émane de plus en plus des pays africains anglophones et nous nous y adaptons. Autant dire que nous connaissons l’Afrique, ses potentialités et les spécificités de ses marchés.
La Tunisie, globalement, ne réalise avec l’ensemble de l’Afrique subsaharienne que quelque 300 millions de dinars de chiffre d’affaires, soit 0.5% de son PIB et moins du tiers de ce qu’elle faisait en 2010 avec notre seul voisin, la Libye ! Inutile de comparer ces chiffres avec ceux de notre commerce extérieur avec l’Europe, ils seraient strictement insignifiants.
L’Afrique est donc un potentiel qui s’exprime déjà, mais pour lequel nous ne sommes pas préparés.
En matière de relations commerciales et économiques avec l’Afrique, il faut distinguer le commerce des biens de celui des services. En matière de biens, les spécificités culturelles, les obstacles logistiques, l’absence de traditions commerciales, de soutien institutionnel, d’accompagnement financier, le retard pris sur certains de nos compétiteurs font que les obstacles sont multiples. Je ne prendrai là qu’un exemple anecdotique, mais révélateur : pour le double concentré de tomate, le marché africain n’est pas demandeur de boîtes de 1kg ou de 500g, mais de petites boîtes de 50g. Les conditions climatiques, le faible équipement des ménages en réfrigérateurs, les habitudes culinaires et enfin le pouvoir d’achat favorisent cet arbitrage.
Plus que jamais, pour vendre des biens en Afrique, comme ailleurs, il faut adapter notre offre à la demande et en aucun cas, imposer nos excédents. Cela nécessite une bien meilleure connaissance de ces marchés à travers une organisation ad hoc de nos entreprises qui ont souvent commercé avec les pays d’Afrique subsaharienne de manière opportuniste à travers des traders ou des sociétés de commerce international sans avoir une véritable étude de ces marchés et des conditions clefs pour y
accéder.
C’est en matière de services que la percée est spectaculaire, et le potentiel encore plus grand. L’offre de services tunisiens et plus particulièrement en matière de services au développement, mais aussi en matière d’ingénierie, de santé, d’éducation et de services financiers, est techniquement adaptée aux besoins et commercialement compétitive.
Les entreprises nationales détentrices d’un véritable savoir-faire reconnu n’ont pas toujours fait preuve de l’agressivité commerciale suffisante. La seule expérience probante à ce jour est celle de la STEG qui démontre, en prenant des risques mesurés et en allant sur des marchés non traditionnels, que le potentiel est immense et que l’on pourrait prétendre à une part sans commune mesure avec notre taille.
Le développement des relations commerciales et économiques de la Tunisie avec le continent africain est possible. Il est même inéluctable. Il suppose une vision concertée et partagée, une stratégie élaborée et aboutie et une déclinaison opérationnelle, de type partenariat public-privé, impliquant l’ensemble des structures publiques de logistique et d’accompagnement du développement et les opérateurs publics et privés dans un esprit de complémentarité et de soutien.
Les banques sont absentes du continent, malgré une expérience pionnière au cours des années soixante et contrairement à l’approche d’autres pays de la région. Le mal est au niveau de notre secteur financier, éparpillé, manquant de taille critique et de ressources humaines de qualité, sa santé financière laisse à désirer et sa compétitivité est inexistante au-delà de nos frontières. Peu de nos banques appartiennent à des réseaux présents en Afrique, capables de mobiliser des financements pour accompagner nos entreprises en investissement ou en financement de nos exportations ou même de leur délivrer des cautions sans multiplier les intermédiaires et les commissions bancaires qui les accompagnent. Là aussi nous avons pris beaucoup de retard par rapport à des pays comme le Maroc auxquels nous pouvions nous comparer favorablement il y a encore quelques années.
Les liaisons aériennes directes sont peu nombreuses et encore moins fréquentes, générant des surcoûts considérables pour les opérateurs économiques. Un voyage en Afrique au départ de Tunis passe quasi obligatoirement par Paris, Casablanca, Istanbul ou Doha. Les liaisons maritimes sont inexistantes et l’exportation de nos biens transite par les ports européens, allongeant les délais de livraison, surchargeant les coûts et limitant le potentiel aux produits non périssables. Les coûts des communications téléphoniques sont également excessifs.
Les représentations diplomatiques sont peu nombreuses en Afrique, peu étoffées et très peu imprégnées du sens de la diplomatie économique. Celles du CEPEX sont quasi inexistantes dans cette région du monde, même si quelques initiatives récentes ont été amorcées en Afrique de l’Ouest francophone.
Les assurances à l’exportation manquent de connaissance de la région. Elles refusent encore de prendre en charge les parties des contrats payées en Franc CFA, ignorant que cette monnaie est convertible, que son cours est directement rattaché à celui de l’euro et que les transferts commerciaux et les rapatriements en dehors des pays d’origine des revenus en Franc CFA sont libres.
La réglementation des changes est contraignante. Elle est héritée de l’ancien régime. Elle ne reconnaît pas le rôle de l’entreprise et de sa nécessaire compétitivité. Elle était appliquée au commun des mortels. Les nantis, les privilégiés et les affiliés au pouvoir y échappaient. Elle soumet toute ouverture de compte chantier à une autorisation préalable de la Banque Centrale de Tunisie. L’utilisation des comptes professionnels est plafonnée à 500.000 TND par an quels que soient les revenus en devises de l’entreprise. L’investissement à l’extérieur est soumis à autorisation préalable.
La taille des opérateurs économiques tunisiens est faible. Ils se sont développés sur leur marché intérieur, protégés de la concurrence internationale, éprouvant peu le besoin de regroupements pour en faire des champions régionaux: sur les 100 entreprises africaines leaders— classement élaboré par le Boston Consulting Group— , on ne dénombre que 3 ou 4 tunisiennes.
La nature de la production tunisienne n’est pas adaptée à la demande du marché africain. Dans nos secteurs manufacturiers leaders, à savoir les industries mécaniques et électriques ou le textile, nous produisons soit des semi-produits, éléments non autonomes dans la chaîne de valeur, soit nous agissons à façon et dans tous ces cas, notre production est entre les mains de nos donneurs d’ordres. La seule manière de dépasser positivement cette situation serait de mieux connaître les marchés ciblés, favoriser la montée en gamme, l’intégration d’activités amont et aval, nous donnant plus de valeur ajoutée et plus d’autonomie. L’Afrique est un vrai potentiel pour nous. Sa conquête passera par le renforcement de la compétitivité de nos entreprises, la réforme de notre système financier, l’élaboration d’une stratégie nationale de conquête du marché africain : Tunisair, la Compagnie nationale de navigation la STEG, la SONEDE, l’ONAS, Tunisie Télécom, mais aussi tous les opérateurs économiques doivent y être associés. N’oublions pas que l’Afrique commence déjà à nos portes, à travers le Maghreb dont il s’agira de reconstruire la gouvernance sur la base de plus de démocratie, d’ouverture et de solidarité.
Dans ce contexte, nos urgences seront de lever les obstacles psychologiques pour nos chefs d’entreprise et nos cadres mais surtout administratifs et logistiques que rencontrent les opérateurs déjà présents sur le marché africain, consolider nos relations avec l’Europe, construire le Maghreb des peuples et le débarrasser des rigidités de sa gouvernance héritée. C’est ainsi que nous construirons dans la durée la compétitivité tunisienne vers l’Afrique.
Cette prise de conscience de l’émergence de l’Afrique doit passer aussi par une présence tunisienne plus forte, une diplomatie plus active, une solidarité plus agissante. Aujourd’hui, l’Europe est en crise. Il sera difficile d’y accroître nos parts de marché et peut-être même de les maintenir face à la déferlante asiatique. Les continents asiatique et américain sont trop loin de nous. Les handicaps pour y accéder sont multiples, psychologiques, linguistiques, culturels, géographiques et logistiques. Le renforcement de notre relation africaine passera aussi par plus d’échanges humains : allons chercher les touristes africains mais aussi leurs étudiants et facilitons-leur les conditions d’accès et de séjour. Cela renforcera les relations entre les peuples (seule garantie de la durabilité d’une relation économique entre pays). Cette approche volontariste relancera certainement l’intérêt de l’Europe pour la Tunisie, qui deviendrait dès lors la porte de l’Afrique, et renouerait avec sa vocation originelle: l’Ifriqiya.
R.M.
(*)Président du Mouvement
Action et Développement Solidaire