Opinions - 14.04.2012

L'économie islamique: une mode ou un mode ?

L’économie islamique est un concept qui a suscité et suscite encore de larges polémiques, et pour cause, il a été toujours traité sous un angle idéologique. Cet article pourrait cependant être une tentative de mener une analyse scientifique de ce sujet, en présentant les principes de base et les fondements de l’économie islamique d’une part, et d’autre part, les apports escomptés sur l’économie tunisienne, notamment dans ce contexte postrévolutionnaire.

A chaque fois que j’évoque le terme «économie islamique», cela passe rarement inaperçu. En effet, il s’agit pour les uns de démagogie, de mise en scène (la fameuse Moussa El Haj et El Haj Moussa), voire une tentative de retour en arrière. Pour d’autres, il s’agit d’un concept sacré, ou carrément divin.

Cependant, et en évitant de rentrer dans des discussions purement idéologiques, il s’agit tout de même d’une doctrine économique, qui, comme toutes les autres doctrines (capitalisme, communisme, socialisme…), diffère par son propre système de valeurs.

Ce système de valeurs, universelles à la fin, est régi par un ensemble de principes qui privilégient des relations saines, transparentes et équitables.

Au départ, les principes de l’économie islamique ne sont pas sortis du cadre de «fatwas» émanant de «cheikhs» spécialisés en jurisprudence de transactions (Fiqh Amouaamalet) et se limitant à décrire ce qui est permis de ce qui ne l’est pas. Puis en deuxième phase, les écrits en la matière étaient plutôt des critiques du système communiste et du système capitaliste. Ce n’est qu’au troisième quart du siècle dernier qu’a commencé la cristallisation de l’économie islamique en tant que science.

C’est à partir de là qu’on a commencé à parler de système économique islamique avec sa philosophie bien sûr, mais aussi avec ses principes et ses valeurs, ses mécanismes et ses institutions ainsi que son mode de fonctionnement.

Ne s’agissant pas d’un système divin, ce système est dynamique et peut évoluer au diapason des mutations de l’environnement.

Signalons de prime abord que l’économie islamique est avant tout une économie éthique, en ce sens qu’elle privilégie un système de valeurs bâti sur la nécessité d’éviter ce qui est interdit, sur un équilibre entre l’intérêt personnel et l’intérêt public, mais aussi sur les valeurs de l’équité, la transparence, la sincérité,…

Ces valeurs sont d’une importance capitale. L’islam a conquis l’Asie du Sud-Est, à travers les commerçants de soie, ayant ébloui les habitants locaux par ces valeurs, traduites dans leurs transactions.

D’un autre côté, l’économie islamique s’appuie aussi sur des principes tels que la participation aux pertes et aux profits, l’adossement à l’économie réelle, l’interdiction de l’usure (riba), du risque excessif (algharar), de la spéculation (Ihtikar), et de certaines activités…

Certains mécanismes sont le propre de l’économie islamique : «Al zakat» et «Al Awqaf».
La déclinaison de cette philosophie et de ces principes en instruments a donné lieu à l’apparition de produits et concepts spécifiques : «Al Moudharaba», «Al Salam», «Al Istisnaa», «Al Ijara», «Al Takafoul», «Al Mourabaha», «Al Sukuk»…

De ce fait, les institutions qui composent l’économie islamique sont de deux natures : des institutions financières : les banques islamiques, les compagnies d’assurances islamiques ou «Takafoul», les fonds d’investissement islamiques, les émetteurs de «Sukuk» (l’équivalent islamique des obligations) … D’un autre côté, l’économie islamique se distingue par ses institutions non financières, qui sont essentiellement les institutions de «Al Waqf» et les institutions de «Zakat». Outre ces deux grandes familles d’institutions, le système doit être doté d’organes de contrôle et de régulation. C’est dans ce cadre qu’opèrent les instances de contrôle charaïque ainsi que les différents organes de normalisation, de standardisation, de formation, d’arbitrage, de notation…

On en cite l’AAOIFI (Accounting and Auditing Organization for Islamic Financial Institutions), le CIBAFI (General Council for Islamic Banks And Financial Institutions), IIRA (Islamic International Rating Agency), IICRA (International Islamic Center for Reconciliation and Arbitration)…

Dans une analyse objective, loin de tout autre calcul idéologique ou politique, l’économie islamique pourrait apporter, entre autres alternatives, des solutions à certains problèmes mis en relief en Tunisie dans son contexte postrévolutionnaire.

En effet, signalons d’abord que, à travers ses institutions financières, l’économie islamique pourrait constituer un cadre propice pour la mobilisation de ressources internes et externes. En effet, des ressources internes étaient thésaurisées sous forme de cash dans les coffres-forts, bijoux ou encore de biens immobiliers en l’absence d’instruments répondant aux convictions d’une grande frange de la population.

Le grand afflux qu’a connu la Banque Zitouna à l’ouverture de ses portes de la part de petits épargnants en est la preuve. En outre, les formules d’investissement basées sur les techniques participatives, telles que «Al Moudharaba» ou «Al Moucharaka» sont fortement plus juteuses que les placements bancaires classiques, notamment en période de baisse de taux. La souscription à des «Sukuk» auprès d’un émetteur sérieux pourrait garantir une rentabilité bien loin de celle offerte à travers des placements monétaires. D’un autre côté, ce même mécanisme de «Sukuk» pourrait être utilisé pour mobiliser des ressources pour l’Etat, les opérateurs privés, les banques et financer ainsi des projets d’envergure et des mégaprojets: projets d’infrastructure, raffineries, aciérie, constructeurs automobiles…

Les fonds d’investissement islamiques sont également un cadre attrayant pour drainer des ressources, notamment auprès de bailleurs de fonds externes, qui sont intéressés par l’investissement en Tunisie.De ce fait, les institutions financières islamiques seraient un levier pour le financement de la croissance en Tunisie.

Dans son volet non financier, les institutions de «Al Waqf» et les institutions de «Zakat» seraient un excellent palliatif au financement du déficit budgétaire, à travers la prise en charge partielle du financement du développement. En effet, en présence d’un cadre réglementaire régissant la collecte de ces ressources, et surtout instaurant les règles de contrôle et de bonne gouvernance, les possibilités de mobilisation de ressources par ces institutions sont colossales. Ces ressources pourraient être orientées pour appuyer les efforts de l’Etat en matière de prise en charge des familles nécessiteuses, de lutte contre la pauvreté, d’amélioration des conditions de vie dans les régions les plus défavorisées, voire d’implication dans le financement des biens d’utilité publique, les écoles, les universités, les hôpitaux en l’occurrence (à l’instar des fondations dans le monde occidental).

Il va sans dire que l’apport de l’économie islamique peut bénéficier à toute la communauté : musulmans ou non, pratiquants ou non. Il suffit de rappeler qu’en Malaisie, qui est considérée comme une place développée de la finance islamique, 80% des clients faisant appel à ces produits sont des non-musulmans, et que plusieurs pays non musulmans ont mis ou sont en train de mettre en place des cadres réglementaires régissant l’économie islamique. Il ne s’agit pas là d’une mode, ou du fruit d’un contexte politique, mais plutôt d’un système alternatif venant compléter, et non substituer le système conventionnel.

La mise en place d’un cadre réglementaire régissant l’économie islamique en Tunisie revient à faire bénéficier le pays de toutes les opportunités qui lui sont offertes pour le financement de l’économie, la relance de l’emploi, la lutte contre la pauvreté, l’amélioration des conditions de vie des citoyens, le développement des régions les plus défavorisées. De tels objectifs ne sont autres que ceux revendiqués par les jeunes et moins jeunes ayant lancé l’étincelle de la révolution.

W.M.
(*)Cadre de banque spécialisé
en finance islamique

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