Les grands clivages de la société tunisienne
La vie politique tunisienne post-révolution trouve ses racines dans les caractéristiques propres de notre société ; des caractéristiques qui expliquent d’ailleurs les racines de notre glorieuse révolution. L’homogénéité du corps social, qui était souvent avancée par le régime déchu comme étant le fruit de ses réalisations et de la réussite de son modèle de développement, s’est avérée aucunement une réalité. La Tunisie n’est nullement composée d’une agrégation d’individus identiques ; elle n’est pas non plus un rassemblement de personnes toutes différentes les unes des autres. Elle est sans doute les deux : à mi-chemin entre un ensemble social homogène et un groupe atomisé en dix millions de situations particulières. L’observation et l’analyse de notre société révèlent au moins cinq grands clivages opposant successivement : Conservateurs aux Progressistes, les villes du littoral à l’intérieur du territoire, Tunis au reste de la Tunisie, les hommes aux femmes et, enfin, les jeunes aux séniors (par pudeur et politesse à l’égard de nos parents, j’utiliserai l’adjectif sénior pour désigner les personnes âgées).
1/ Le clivage : conservateurs-progressistes (modernistes)
Ce clivage a toujours existé en Tunisie. Les progressistes et les conservateurs se sont toujours affrontés et opposés sur les questions d’ordre sociétal. Après l’indépendance, Bourguiba, moderniste et progressiste s’est justement durement opposé aux conservateurs qui avaient pour chef de file Salah Ben Youssef. Outre sa farouche hostilité aux Conventions d’autonomie interne qu’il considérait même comme étant plus dangereuses et plus catastrophique que la Convention de Bardo de 1881, il a dénoncé également avec la même ferveur des réformes défendues par Bourguiba qu’il caractérise de laïques et même athéiste.
Notre compatriote a été assassiné lâchement le 12 août 1961 à Francfort. Il est désormais de notoriété publique que son lâche et criminel assassinat était un guet-apens monté par le pouvoir en place de l’époque.
Ce clivage a continué à structurer notre vie politique. La mosaïque (le paysage) observée aujourd’hui n’est que l’émanation de ce long processus. Toutefois, il convient de distinguer la pluralité des mouvements conservateurs ainsi que la pluralité des partis progressistes. Il s’agit en effet d’un éventail politique composé d’une palette de sensibilités allant de l’ultra conservatisme (les Salafistes : partisans d’un retour à un ordre social autoritaire, fondamentaliste, intégriste, voire raciste et xénophobe) aux communistes, en passant par des positions centristes cherchant à conjuguer tradition et modernité, culture et progrès.
Aujourd’hui, on distingue donc plusieurs mouvements conservateurs et plusieurs mouvements modernistes, progressistes.
Plusieurs conservateurs :
- Les ultraconservateurs : Les fondamentalistes Salafistes, tournés vers un retour en force à un ordre social et politique intégriste et le culte du divin ;
- Les conservateurs : Les libéraux musulmans (Ennahdha), très sensibles aux valeurs arabo-musulmanes et aux demandes d’égalités des fractions les plus déshéritées des citoyens.
- Les conservateurs bourgeois (El Watan et l’Initiative : des anciens cadres du RCD) ; parmi leurs valeurs la vocation arabo-musulmane de la Tunisie.
- Les libéraux laïcs (Afek Tounes), centrés sur la libre entreprise.
Plusieurs modernistes, progressistes :
- Les Progressistes nationalistes : Le CPR est de loin le plus significatif : Une de ses priorités c’est la réaffirmation de l'identité arabo-islamique de la Tunisie tout en étant laïc. De plus, il s’agit d’un parti particulièrement préoccupé par la question de la redistribution et la réduction des inégalités : Pour son fondateur le Président Moncef Marzouki, cette question est l’essence même de son parti. Il est donc à mi-chemin entre les libéraux musulmans et les conservateurs bourgeois. Il se distingue des premiers par sa dimension laïque et des seconds par sa ferveur socialiste et son idéal égalitaire.
- Les progressistes laïcs bourgeois : aujourd’hui c’est Ettakatol qui domine ce courant : Contrairement au CPR, l’arabisation du système n’est pas une des préoccupations de ce parti. Le parti de Mustapha Ben Jaafar est le parti surtout de Tunis, sa banlieue et les grandes villes telles que Bizerte, Nabeul, Sousse et Sfax, sa présence est très timide pour ne pas dire quasi-inexistante dans le reste du territoire. Son électorat est caractérisé, a priori, par un bon niveau d’instruction et des catégories socioprofessionnelles élevées (cadres, fonctions libérales, des hauts fonctionnaires, etc.).
- Les progressistes centristes : le PDP se considère comme le leader de ce courant de pensé –si tenté que ce courant existe-. Monsieur Béji Caïd Cebssi (86 ans et demi), tente également de se positionner sur ce créneau.
- Les communistes : Hamma Hamami et Abdeljalil Bedoui, pour ne citer qu’eux, sont très attachés à la défense de la classe ouvrière et réclament la fin de l’économie libérale et des inégalités sociales.
Il existe sans doute d’autres angles d’approche permettant d’analyser le paysage politique tunisien. Je suis évidemment conscient des limites d’une telle typologie : Le nationalisme arabe et l’identité arabo-musulmane surplombent généralement ces clivages, il y a même un consensus autour de ces questions. Ceci montre d’ailleurs, le ridicule de la tentative, au cours de l’été dernier, d’introduire dans le débat politique la question identitaire. Une tentative initiée par une extrême minorité dont la francopholie s’est transformée en francomanie lunatique et déconcertante. La question de la laïcité peut être aussi une valeur commune des deux bords, tels que Les libéraux laïcs (Afek Tounes), centrés sur la libre entreprise et Ettakatol ou encore le CPR sans oublier le PDP.
2/ Le clivage : villes du littoral / intérieur du territoire
La Tunisie moderne est le produit, à mon avis, de deux phénomènes puissants :
- la massification de l’enseignement : en 2010, le taux de scolarisation des jeunes entre 12 et 17 ans, tous sexes confondus, avoisine les 70%, le taux d’alphabétisation pour la même année est d’environ 72,6%. Les dépenses en éducation représentaient près de 7% du PIB en 2010. La France, à titre de comparaison, se situe, avec une part de 6,1 % en 2004, au-dessus de la moyenne des pays de l'OCDE qui est de 5,8 %.
- L’exode rural et l’urbanisation de la population : La population urbaine est passée de 1,4 million d'habitants en 1956 à 2,7 millions d'habitants en 1975 puis 5,4 millions d'habitants en 1994 (soit un doublement en 20 ans) et 6,5 millions d'habitants en 2006. Aujourd’hui, elle dépasse les 7 millions d’habitants, le taux d'urbanisation s’approche des 66 %. En filigrane, sur 100 citadins un peu plus de 60 personnes habitent dans les villes côtières.
Ces deux phénomènes se sont traduits par une profonde transformation de la culture et des valeurs de notre société. Les ruraux, de plus en plus minoritaires dans la population tunisienne, représentent désormais près de 18% de la population active (En France la population agricole représente à peine 2% de la population active totale, soit un peu plus de 600.000 personnes). Une frange très importante de cette population rurale, à l’intérieur du territoire, est restée dans le besoin c’est-à-dire dans une pauvreté insupportable ; d’ailleurs, la récente vague de froid l’atteste amplement. Nous avons tous vu nos compatriotes, dans certaines régions, dans une situation désastreuse, bouleversante et inacceptable. En fait, cette vague de froid n’a fait que mettre en lumière la misère, l’injustice et la pauvreté dont souffrent en silence certains Tunisiens.
Notre modèle de développement s’est traduit, donc, par des inégalités régionales assez flagrante et par conséquent très criantes à la fois sur le plan socioéconomique et sur le plan socioculturel. Concrètement, la probabilité qu’un jeune tunisien de Kasserine, de Gafsa ou de Douz ait le même niveau de vie (stabilité de l’emploi, pouvoir d’achat satisfaisant, accès à la culture, etc.) que son compatriote du Sahel, de Sfax ou encore de La Marsa est faible, très faible. Je pense même, j’ose l’affirmer malgré l’absence de données statistiques, que nous ne sommes pas tous égaux devant la mort : La longévité des Tunisiens du littoral est, sans doute, supérieur à celle de leur compatriote de l’intérieur du territoire (manque d’accès aux soins, pénibilité du travail, confort domestique, etc.).
Nous sommes en présence d’une crise, sans précédent, de notre cohésion sociale, nationale. La montée de la pauvreté dans la Tunisie moderne met en exergue, sur le plan économique, l’échec de notre modèle de développement et constitue, sur le plan social, un défaut d’intégration dans la mesure où elle (la pauvreté) exclut une frange des Tunisiens des modes de vie minimaux acceptables.
Dans notre société démocratique, il est important de prendre conscience, désormais, de la nécessité d’une solidarité collective permettant une plus grande justice sociale. Il faudrait approfondir et élargir notre système de protection sociale pour mieux répondre aux besoins fondamentaux de sécurité du Tunisien, c’est-à-dire l’aider à faire face aux risques de l’existence : maladie, la vieillesse, la famille, le chômage. Il faudrait également repenser notre politique d’aménagement du territoire : La décentralisation est une nécessité démocratique.
3/ Le clivage : Tunis / le reste de la Tunisie
Pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Jean-François Gravier, une véritable plaidoirie pour la décentralisation: « Paris et le Désert français » ; je dirai « Tunis et le Désert tunisien ». L’opposition entre la capitale et le reste du territoire est particulièrement forte en Tunisie. Tunis est depuis toujours le lieu du pouvoir politique et le centre d’impulsion d’un Etat très centralisé. La vie politique dans le reste du territoire n’est conçue –je pèse mes mots- que comme la base de l’ascension des hommes politiques vers Tunis, comme le fondement nécessaire de toute notabilité! (Pour approfondir ce point, j’invite le lecteur à consulter mon article : « la décentralisation : une nécessité démocratique ? » in Leaders, N°10 mars 2012).
4/ Le clivage : Hommes-femmes
En 2007, Le taux d’activité des femmes, qui exprime le rapport entre le nombre des femmes actives et la population totale des femmes en âge de travailler (16-60 ans), est de 25,3% contre 68,8% pour les hommes. Le taux d’emploi des femmes, qui calcule le rapport entre le nombre des femmes actives occupées et la population totale des femmes en âge de travailler, est de 20,8% contre 60% pour les hommes. Pour finir, le taux de chômage des femmes est d’environ 18% alors que celui des hommes est de près de 13%. On peut ainsi multiplier les indicateurs, tels que le taux de scolarisation ou la faiblesse, pour ne pas dire la quasi-absence, des femmes cadres.
D’après le rapport du World Economic Forum, publié en novembre 2007, l’indice de la Tunisie sur l’inégalité entre les sexes est de 0,628 point ce qui s’est traduit par notre classement à la queue du peloton, soit 102éme sur 128 pays. Plus de 82 ans après la publication, en 1930, de l’ouvrage fondamentale de Tahar Haddad (1899 – 1935) "Notre femme dans la charia et la société" et près de 60 ans après l’indépendance, nous sommes toujours prisonniers, hélas, d’une culture dominante pleine de présupposés et de préjugés.
Le rapport en question mesure l’ampleur de ce clivage, entre les sexes, dans les quatre principaux domaines de l’inégalité : la participation et les opportunités économiques (résultats sur les salaires, les niveaux de participation et l'accès à des emplois hautement qualifiés), le niveau d'éducation (résultats relatifs à l'accès à l'enseignement de base et supérieur), l'influence politique (résultats sur la représentation au sein des structures décisionnaires), ainsi que la santé et la survie (résultats relatifs à l'espérance de vie et au ratio hommes-femmes). Il s’agit donc d’un outil synthétique de mesure très complexe qu’il convient aussi de nuancer car les autorités tunisiennes, il faut le reconnaître, ont toujours fait de la femme et la famille une priorité. D'ailleurs tout un ministère leur est dédié. Mieux encore, la récente loi instituant la parité homme-femme en politique montre tout le génie tunisien - un génie, qui offusque une certaine ex-puissance occidentale qui se comporte toujours comme une donneuse de leçon avec un discours anachronique et obsolète qui ne peut inspirer que le mépris et le dégoût-. Mais la volonté politique se heurte, comme je l’ai écrit plus haut, à une culture dominante pleine de présupposés et de préjugés. Les mentalités changent lentement et la menace récente des Salafistes, intégristes, extrémistes et rétrogrades, risque de mettre en péril tous les acquis de ces 60 dernières années !
5/ Le clivage : jeunes-séniors
Le clivage existe à l’évidence. Il joue un rôle sociopolitique en opposant des générations distinctes par l’âge et la formation. Délimiter les contours de ces deux franges de population est cependant assez délicat, le critère de l’âge ne pouvant suffire à lui seul. Les jeunes ne sont pas une catégorie homogène, au contraire il s’agit d’une fraction très hétéroclite : certains exercent un emploi alors que d’autres poursuivent leurs études ; certains vivent en milieu rural et y reçoivent une éducation plus traditionnelle que celle, souvent plus déculturée, reçue au milieu urbain ; certains sont assez bien intégrés dans la société qui les entoure alors que d’autres sont plus isolés, marginalisés.
Le poids démographique des jeunes dans l’ensemble de la société tunisienne est très important ; en effet, près de 55% de la population est âgée de moins de 30 ans. La jeunesse tunisienne d’aujourd’hui, comme l’a clairement montré la révolution tunisienne, est beaucoup plus dégagée (franchie) qu’auparavant des valeurs imposées par l’univers des adultes. Les nouveaux moyens de communication, les médias arabes et occidentaux, le développement outrancier du tourisme,…. expliquent, en partie, ce franchissement.
Récemment, un excellent article « Les jeunes Tunisiens et la révolution » publié par le Professeur Abderrazak BEN AMAR in la presse du 1er février 2012, montre le rôle de la jeunesse tunisienne dans notre révolution, le Collègue écrit : « Tout le monde est aujourd’hui d’accord pour dire que la révolution tunisienne est l’œuvre d’abord des jeunes des régions déshéritées ensuite de l’ensemble de la jeunesse et de la société tunisiennes ». Plus loin, notre compatriote souligne avec insistance le caractère spécifique de notre révolution et le rôle singulier de notre jeunesse - La jeunesse du possible, comme je l’ai écrit dans mon article in la presse du 7 février 2012 : « la vie politique tunisienne expliquée à ma fille »-, pour reprendre ses termes : « Pour ce qui est de notre révolution du 14 janvier 2011, c’est la jeunesse qui était derrière ce grand mouvement de masse qui augure d’un nouveau style révolutionnaire coupant avec les thèses classiques de l’explication des mouvements populaires mais ressuscitant étrangement celle du spontanéisme cher à Rosa Luxembourg ». Mieux encore, monsieur Abderrazak Ben Amar ajoute : « Convaincue que le mouvement devait inévitablement se radicaliser, la jeunesse a exigé le départ de tous les symboles de l’ancien régime et l’élaboration d’une nouvelle Constitution. Cela se déroulait en présence des partis politiques qui ont fait surface avec généralement de vieux chefs avides de pouvoir dont certains n’ont pas hésité à accepter les postes de ministres qui leur ont été offerts par Mohamed Ghannouchi dont le gouvernement était plutôt RCD ».
En clair, malgré la relative hétérogénéité de la jeunesse tunisienne, elle se caractérise, tout de même, par certains comportements spécifiques :
- Une propension à la contestation des disciplines et des interdits de la morale des séniors, au nom de la liberté, face aux contraintes traditionnelles représentées notamment par la famille et la morale religieuse ;
- Une culture commune fondée sur un puissant conformisme dans les goûts : vêtements, musique, loisir,…
- Une même inquiétude face à l’avenir, due notamment à la raréfaction actuelle des emplois, tend à induire certains comportements déviants (anomiques) : alcool, drogue, imprudence sur les routes, délinquance, suicide ;
Si le rôle des jeunes dans la révolution est clairement et incontestablement établi ; il n’en est pas de même, me semble-t-il, sur le plan d’influence politique. En effet, les séniors ont voté massivement pour les partis conservateurs, à leur tête : Ennahdha ! Le risque de désenchantement politique est réel pour nos jeunes, qui aspirent à une société tolérante, moderne et progressiste. En effet, le vieillissement de la population n’arrange pas les choses pour eux. Sur le plan politique, ce puissant phénomène démographique va se traduire, selon toute logique, par le gonflement rapide de l’électorat conservateur !
Tels sont, à mon sens, les principaux clivages de notre société dont l’interaction contribue à alimenter la vie politique de notre chère patrie. Mais il existe, sans doute, d’autres angles d’approche permettant d’analyser la structure de notre société : a titre d’exemples on peut envisager le clivage riches-pauvres ou encore arabophones-francophones.
Enfin, pourrai-je finir cette modeste contribution sans insister avec force sur la nécessité de lutter, avec beaucoup d’opiniâtreté, contre la pauvreté, la misère, la maladie et l’ignorance. Il en va en effet de notre cohésion sociale et nationale. Il ne s’agit nullement de la générosité des plus riches à l’égard des plus pauvres, mais l’objectif est de protéger notre chère Tunisie contre elle-même. Dans l’immédiat, le gouvernement pourrait, me semble-t-il, mettre en place un emprunt obligataire d’Etat sur 10 ans à un taux réduit ne dépassant pas 2,5% ?
Ezzeddine Ben Hamida
Professeur de sciences économiques et sociales