Opinions - 20.04.2012

Faut-il contester la privatisation des médias publics ?

L’annonce par certains leaders du parti Ennahdha, au pouvoir, de leur volonté de   privatisation des médias publics a suscité un grand débat public sur l’opportunité d’une telle orientation. L’élite tunisienne qui a toujours milité pour le désengagement de l’Etat du secteur des médias pour les libérer de son emprise se trouve aujourd’hui dans une positioin de défense de ces mêmes médias publics.Historiquement, L’Etat tunisien a été le promoteur du premier journal et de la première imprimerie dans le pays. Après l’indépendance, il a tenu à prendre en main les principaux médias du pays (agence TAP, radio, télévision) et a racheté le principal quotidien du pays ,le journal La Presse. Pendant plus de 50 ans, l’Etat a été le principal patron de médias, le principal employeur de journalistes et il s’est assuré par conséquent une mainmise presque totale sur le secteur. C’est ce qui justifiait l’appel de l’élite à la désétatisation des médias. Qu’est ce qui justifie ce revirement ? et que cache Ennahdha derrière sa nouvelle prise de position à l’égard des médias publics ?

La privatisation des médias publics, une manœuvre politique ?

L’opposition à  la privatisation des médias dépasse le cadre d’une polémique politique entre parti au pouvoir et opposition. Elle reflète surtout des craintes de fond. L’histoire des médias en Tunisie et dans divers pays arabes a démontré que cette privatisation a constitué dans la majorité des cas un moyen détourné pour garantir l’hégémonie de l’Etat sur ces médias. Au début de l’indépendance du pays, le statut de la TAP a permis à certains particuliers d’être associés au capital de l’agence pour lui donner une image d’indépendance et de liberté. Le statut de la SNIPE( La Presse) reflétait la même démarche et poursuivait les mêmes objectifs. Mais cette association des privés au capital des deux entreprises était dérisoire ce qui a rendu cette implication des particuliers plus que formelle.

 Dans le secteur audiovisuel, le pouvoir politique était réticent pendant des décennies à associer les médias. Sous la pression d’un nouveau contexte international et technologique qui remet en cause le contrôle de l’Etat sur la circulation de l’information, le pouvoir a fini par accepter l’association des privés dans la gestion des médias audiovisuels. A l’image de ce qui a été fait dans certains pays du Golfe et d’autres pays arabes, les médias audiovisuels étaient confiés à des parents ou à des hommes d’affaires au service du pouvoir. Sous le régime de Ben Ali, les principales stations de radio et de télévision étaient confiés à des proches.Le journal Assabah a été également racheté par Sakhr Elmateri.

 Dans le secteur numérique que revêt une dimension mondiale, le pouvoir était obligé de donner à l’Agence Tunisienne de l’Internet le statut d’une société commerciale privée et on sait combien cette nature privée n’était que formelle et combien cette agence a exercé sa censure sur les sites web dans le pays. Ainsi l’expérience de la Tunisie en matière de privatisation des médias n’a engendré qu’une fausse privatisation.

L’opposition actuelle contre la privatisation des médias publics pourrait réfléter un crainte que le parti Ennahdha dissimule par cette manoeuvre politique réelle ou supposée, sa volonté de contrôler les médias publics par le  biais d’hommes d’affaires  qui lui sont acquis. Mécontents de l’insoumission des journalistes et de leur volonté d’assurer leur indépendance, les militants islamistes ont organisé des campagnes orchestrées, des manifestations et un sit in devant le siège de la télévision pour dénigrer les journalistes en général et ceux des médias publics en particulier.Le discours sur la  privatisation des médias s’insère dans ce contexte de critiques formulées contre les médias  publics et leurs journalistes.

Les médias privés tunisiens, un modèle à suivre ?

Reste à savoir si l’association des privés dans la gestion des médias publics peut assurer plus d’indépendance et de dynamique dans ce secteur. Il est évident que les médias publics poursuivent une mission de service public et s’engagent dans des productions médiatiques culturelles, éducatives, religieuses et scientifiques souvent coûteuses mais qui ne sont pas nécessairement rentables. Les médias publics sont appelés à sauvegarder le patrimoine artistique, musical et  littéraire national, à promouvoir la création intellectuelle et artistique et à défendre la pureté de la langue arabe, indépendamment des considérations lucratives.

La privatisation des médias publics suscite ainsi des craintes quant à leur insertion dans une logique marchande qui ne prend pas en considération cette mission culturelle des médias publics. Soumis à la logique de l’audience et de l’audimat pour attirer les annonceurs et garantir le maximum de recettes publicitaires, ces médias pourraient être amenés à utiliser une langue populaire franco-arabe et à diffuser un contenu massifié, standardisé qui répond au goût du grand public : des clips de vedettes de la chanson orientale ou occidentale, des feuilletons importés, alors que l’information virerait au sensationnel et à la provocation des polémiques et des conflits. L’appel du parti Ennahdha à la privatisation des médias publics semble en contradiction avec leur programme politique attaché à ancrer le citoyen tunisien dans sa culture arabo musulmane. La privatisation implique l’insertion dans le marché commercial mondialisé qui ne reconnait pas les identités.

Les craintes spécifiques des journalistes sont liées à leur statut  futur dans ces médias privatisés. Leur expérience avec certains patrons de médias privés démontre que ceux-ci font fi des statuts de la profession, ne respectent ni les droits moraux, ni les droits pécuniaires des journalistes. La logique marchande de ces patrons les amène à exploiter les journalistes.

Loin de promouvoir les médias publics, ni de leur garantir l’indépendance, la privatisation les dégage apparemment des pressions du pouvoir politique pour les soumettre à des pressions plus contraignantes, celles de l’argent.

M.H
*Professeur à l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information