Comment briser la glace qui sépare l'université et l'entreprise tunisienne ?
A quelques semaines de la sortie de nouvelles cohortes de diplômés de l’enseignement du supérieur sur le marché de l’emploi, il y a lieu à s’interroger sans détour sur la relation entre l’entreprise tunisienne et l’université afin que la clôture du cycle universitaire soit vécue par le jeune diplômé non pas comme un potentiel calvaire avec le lot de déceptions successives et désespérantes mais plutôt comme une nouvelle étape, un nouveau départ d’une vie qui mérite d’être vécue pleinement. Une vie où on se réalise personnellement et professionnellement. Pour le moment on en est très loin, hélas… Un diagnostic rapide de la situation actuelle, un état des lieux sur les relations ou plutôt absence de relations entre l’université et l’entreprise et enfin quelques pistes afin que l’école soit toujours respectée, où la valeur travail soit au firmament et que le fameux ascenseur social fonctionne à nouveau dans notre pays.
Situation intenable de l’emploi des diplômés du supérieur
Les diplômés de l’enseignement supérieur représentent près du quart de la masse des demandeurs non satisfaits. Avec près de 70 000 tunisiens qui obtiennent un diplôme universitaire, ils représentent 60% des nouveaux venus sur le marché de l’emploi et représenteront près de 70% de la demande additionnelle en 2014.
Sur la tranche d’âge des 23-29 ans, le taux de chômage des diplômés reste plus élevé chez les femmes où il avoisine les 50% contre près de 40% chez les hommes. Le paradoxe est que plus on fait des études plus la probabilité d’être au chômage est forte. Ainsi, en 1995, la part des diplômés du supérieur parmi l’ensemble des demandeurs d’emplois était seulement de 4%, ensuite de 10% en 2004 et enfin de près de 25% en 2012. Alors que les personnes sans instructions ont vu leur part dans le stock de chômeurs passer de 17% en 1995, à 12% en 2004 et moins de 5% en 2012. Or l’économie tunisienne, sans grandes perturbations, crée tous les ans entre 70 000 à 80 000 emplois toutes qualifications confondues, mais l’écart entre l’offre et la demande de travailleurs détenant un diplôme universitaire est près de 40 000, qui viennent s’accumuler au stock déjà non négligeable des diplômés de l’enseignement supérieur sans emploi, estimé à près de 205 000 en 2012. Par ailleurs, près de 20% des non diplômés sont des travailleurs indépendants, contre seulement 5% des diplômés. En outre, les primo demandeurs d’emplois sont composés de 78% venant d’un cycle académique classique, alors que seulement 22% sont issus de la formation professionnelle. Cette dernière proportion dans les pays de l’OCDE est de l’ordre de 50% !
Enfin, le nombre de diplômés du supérieur a augmenté rapidement surtout dans les filières généralistes, mais l’espace pour les employer est actuellement réduit compte tenu de la faible valeur ajoutée des secteurs d’activité importants en Tunisie tels que l’agriculture avec un taux d’employés post-bac inférieur à 1%, les BTP (moins de 4%), textiles-cuir et chaussures (6%), hôtels-restaurants (7%), agro-industrie (8%), …
Une atteinte à ce que la Tunisie a de plus cher, son modèle de société basé sur la promotion du savoir et l’émancipation de la femme
La massification de l’enseignement supérieur, option prise par l’ancien régime, s’avère être désastreuse vis-à-vis du modèle de société à la tunisienne qui met en avant le savoir et la position de la femme comme vecteur de progrès de la société. Au-delà des chiffres et des statistiques, ce sont des vies de jeunes tunisiens, des sacrifices de parents et un manque à gagner pour l’économie nationale du pays qui sont en jeu. Les phénomènes d’insécurité et de prédation peuvent gangréner durablement la société tunisienne si on ne se prend pas sérieusement à résoudre ce fléau, le chômage notamment celui des diplômés du supérieur, au-delà des considérations partisanes, souvent étriquées.
Un modèle de croissance à revisiter…
Il est impératif de transformer la structure et la « fonction de production » de l’économie de manière à réduire le chômage important des diplômés de l’enseignement supérieur. Il est tout aussi impératif à veiller à l’appareillement des besoins du marché en matière de ressources humaines avec les formations et les qualifications obtenues dans les cycles du supérieur notamment. Les opportunités d’emploi sont possibles en effet mais ne peuvent être concrétisées faute de compétences appropriées. Enfin, il est impératif de résoudre le chômage par sa racine et non ses manifestations superficielles. A ce titre, devant la très forte croissance du nombre de jeunes entrants sur le marché du travail, la structure de production actuelle n’est pas appropriée. Elle est basée sur les exportations (près de la moitié du PIB), avec des secteurs manufacturiers d’exportation générant moins de 15% de valeur ajoutée, dominée par des secteurs à faible taux d’encadrement (moins de 10% dans les entreprises privées) et intensifs en main-d’œuvre non qualifiée. De toute évidence, le modèle de croissance économique est défaillant, et ne permet pas un équilibre régional harmonieux.
La politique économique engagée par l’Etat doit viser une plus forte croissance économique basée sur les secteurs à forte valeur ajoutée. La dynamique des investissements et la politique de modernisation de l’entreprise devront être accompagnées d’une qualité des ressources humaines, notamment au niveau de l’enseignement supérieur, à la hauteur de ces ambitions.
Pour relever le défi de la réorientation de l’économie vers des segments à forte valeur ajoutée et absorber un maximum de jeunes diplômés des universités, la question-clé est : Comment former des jeunes à l’esprit d’entreprise ou à la culture managériale pour se positionner plus tard comme développeurs de ce qui existe et sources de solutions nouvelles, plutôt que des exécutants continuateurs de l’existant, quelle que soit la qualité de cette exécution, qu’ils soient des locomotives au sein de leurs structures d’emploi, voire au sein de la société de façon plus générale ?
Briser la glace entre l’entreprise et l’université
L’entreprise doit jouer son rôle et a une responsabilité à assumer sur ce plan, en tant que structure économique et citoyenne directement intéressée, mais aussi compte-tenu des moyens matériels et humains à sa disposition qu’elle pourrait mettre à contribution. Mais comment ?
L’entreprise avec une meilleure implication dans la vie estudiantine, pourrait contribuer à améliorer les compétences transversales souvent défaillantes chez les apprenants, enraciner la culture entrepreneuriale souvent limitée chez l’étudiant et plus généralement aider à la professionnalisation des formations par une présence au niveau des stages, des groupes de travail, des données pour les mémoires et thèses de doctorat souvent basés sur des données étrangères. L’entreprise pourrait contribuer à la valorisation de la formation professionnelle à l’Université. Celle-ci gagnerait à être moins introvertie, plus autonome, moins bureaucratique. L’université tunisienne devrait adapter un pilotage, actuellement inexistant selon les besoins de l’économie et de l’employabilité et à créer le cadre juridique permettant un partenariat public-privé (fondation, ressources financières…), mais aussi au déficit d’information et de communication dont elle fait preuve vis-à-vis des entreprises. En effet, on assiste à un marketing défaillant des produits de l’Université avec une recherche scientifique peu connue par les entreprises et malheureusement une expression sociale mal orientée souvent par manque d’informations.
Hassen Zargouni,
Expert statisticien