Bassem Loukil : L'esprit d'aventure, le talent du développement
Il s’invite en Bourse en y faisant introduire dès ce mois-ci, en éclaireur, sa société Les Ateliers Mécaniques du Sahel (AMS). Avant d’y conduire sans doute d’autres filiales du groupe familial. Bassem Loukil, 47 ans, Ph.D de la Georgia State University, met depuis maintenant près de 20 ans toute son énergie pour développer, avec son cadet Walid en charge de l’exportation, le groupe fondé en 1976, par son père Mohamed Loukil. Le développer, c’est-à-dire le diversifier, à partir de son socle fondé autour de l’agriculture et des machines agricoles, pour l’élargir à la distribution automobile, les TIC, l’industrie et le commerce international. C’est aussi l’étendre au-delà des frontières pour l’installer dans les autres pays du Maghreb et en Afrique subsaharienne. Mais encore, lui ouvrir sans cesse de nouvelles perspectives, dans tous les domaines porteurs, un peu partout dans le monde. Tout pourtant avait commencé par hasard, mais grâce à des valeurs fondatrices et beaucoup d’effort. L’esprit boy-scout acquis depuis l’enfance, avec le sens de l’aventure et de l’exploration ainsi que les valeurs héritées, marqueront toujours son parcours. Quitte à déranger ses concurrents. Retour sur une success story.
Depuis qu’il préparait son bac à l’école Ibn Muslim (Pères Blancs) à Tunis, Bassem Loukil était bien décidé à aller aux Etats-Unis. Malgré une très bonne moyenne qui lui ouvre la voie des classes préparatoires aux grandes écoles françaises, il était plutôt tenté par le système américain, séduit par l’approche pédagogique, la vie des campus et le style de vie et de travail. Début juillet 1984, le voilà, sac à dos, débarquer à Washington, s’installer à la maison des jeunes, puis partir chercher conseil auprès du Bureau Universitaire Tunisien pour faire son choix, après avoir écrit à nombre d’universités. Un peu déçu par l’accueil, il ne passera pas le week-end dans la capitale fédérale et ira directement à l’aéroport chercher un billet à tarif réduit pour entamer son périple vers la Californie, en prévoyant une halte à Atlanta, en Géorgie. Ce billet, aller simple, à 53$, il le conserve encore comme une précieuse relique. Arrivé à Atlanta, grande fut sa surprise de découvrir cette capitale du grand Etat noir du Sud, croyant à première vue ne pouvoir s’y plaire. Il y restera 9 ans.
Tout ira vite pour lui : repérage immédiat du campus universitaire, orientation immédiate vers une école de perfectionnement en anglais, hébergement dans une famille et démarrage des cours dès le lendemain. Rejoignant l’université (Georgia State University) à la rentrée, il choisira de faire informatique avec, en complément, du marketing. Mais, une fois qu’il a décroché son bachelor, il se découvrira un penchant fort pour la finance internationale et en fera son choix pour un MBA.
Expérience professionnelle exigée pour le MBA, Bassem Loukil réussit à trouver un stage chez Coca-Cola dont le siège historique est précisément à Atlanta. En 18 mois, il bénéficiera d’une expérience exceptionnelle en se joignant à l’équipe en charge du développement dans les pays d’Amérique Latine. De l’Uruguay au Chili et du Pérou au Venezuela, il aura alors l’occasion de se rendre dans un grand nombre de ces pays, de comprendre leurs économies et leurs modes de consommation mais aussi de s’initier aux méthodes de management et de gestion de l’une des plus grandes compagnies au monde. Mais, ce n’était pas tout. Bassem commençait à sonder les compagnies américaines intéressées par le développement des relations d’affaires avec la Tunisie et commencera par sonder celle qui l’accueille. Ainsi naquit l’US Tunisian Business Council, présidé par Coca-Cola et dont il deviendra le directeur exécutif.
Réussir, c’est d’abord faire ses preuves en dehors du groupe familial
Poussant ses études, il obtiendra son Ph.D en Industrial Management et commencera alors à penser au retour au pays, ce qu’il finira par faire en 1992. Immersion dans le groupe familial pour essayer d’engager les premiers développements des activités en cours. Mais, il comprendra vite que sa valeur ajoutée sera dans la création de nouvelles entreprises pour explorer de nouveaux secteurs et faire ses propres preuves. C’est ainsi qu’il lancera MIS, spécialisée dans les technologies de la communication, et Aurès pour la distribution de pièces automobiles, se rendra au Japon convaincre les dirigeants de Mazda de lui confier la distribution de leurs voitures en Tunisie et s’attaquera à l’export. Premières opérations sur la Libye pour y vendre les équipements agricoles fabriqués par la filiale Huard Tunisie. Les besoins s’avèrent en fait plus nombreux et plus diversifiés, ce qui l’incitera à la convertir plus tard en Mediterranean Industrial Group («MIG») et élargir sa production, outre la fabrication du matériel agricole, agroalimentaire et industriel, à la construction métallique et équipements de télécommunication. L’embargo sur la Libye lui offre de grandes opportunités et il s’arrangera pour répondre aux besoins dans divers secteurs, notamment l’alimentaire et autres. Par bateaux entiers, il fera livrer viandes, laits et dérivés et autres produits.
Bassem Loukil sera également parmi les premiers opérateurs tunisiens à commercer avec l’Irak dès le début de l’embargo, à partir des autorisations délivrées par l’ONU. Il y expédiera groupes électriques, matériels agricoles, compteurs et autres. Son carnet de commande dépasse souvent plus de 150 millions de dollars. Jusqu’à la chute de Bagdad en 2003. Prévoyant, il était déjà en exploration sur d’autres secteurs en Tunisie et d’autres marchés, notamment l’Algérie. L’année 2003 sera en effet celle du lancement de Medcom, spécialisée dans la distribution de la téléphonie mobile multimarques (Samsung, Alcatel, Sony Ericsson et Nokia), et de sa propre enseigne, Fono.
En Algérie, il implantera Loukilcom en vaisseau d’amirauté des activités du groupe, notamment en matière de commerce international et de prestations en télécommunications. Avec Loukil Global Services il ira au Soudan, pour des marchés d’approvisionnement des organismes onusiens internationaux et les sociétés pétrolières, et y opèrera sous Loukil For Agriculture Loukil For Telecommunication.
Le grand élan
Le développement s’accélère dès 2006, après l’acquisition par Aures Auto, de la concession en tant que distributeur officiel de la marque Citroën en Tunisie avec pour objectif primordial la réintroduction de la marque aux chevrons sur le marché tunisien des voitures. « Ce fut l’un des plus grands défis que j’aie pu relever, affirme Bassem Loukil. Les conditions de reprise de l’affaire étaient extrêmement prohibitives. De lourdes charges financières m’étaient imposées sans la moindre garantie effective de respecter le quota annuel de voitures qu’on m‘autorisait à importer. Malgré les promesses officielles contractées, je voyais ce quota fondre de moitié ou presque, ce qui faussait totalement mes prévisions, mettant ainsi le groupe dans une situation financière souvent menaçante.
Alors que nombre d’entreprises publiques, notamment parmi celles de la toute première génération de l’indépendance, commençaient à tirer la langue, exigeant un souffle nouveau, surtout en termes de vision et de management, leur privatisation prescrite en salutaire offrait des occasions à des investisseurs courageux. Sollicité, Bassem Loukil n’hésitera pas à y aller tout en réalisant la complexité de la tâche. Coup sur coup, son offre est retenue pour Sacem Industrie et les AMS. En consortium avec des partenaires koweïtiens, le groupe Loukil, présent dans l’industrie mécanique depuis 1981, reprendra en 2007 Sacem Industrie (créée en 1966), spécialisée dans la fabrication des transformateurs de distribution électriques, des chauffe-eau électriques et des chauffe-eau solaires. Des produits qu’il connaît bien pour les avoir exportés en Libye, Irak et nombre d’autres pays et un secteur qu’il peut développer.
Savoir se donner des ambitions… et les réaliser
Puis, le groupe Loukil rachètera en 2008 les AMS, qui est aujourd’hui leader de la robinetterie et des articles de ménage. Une nouvelle aventure commence alors. «Pionnière de l’industrie mécanique tunisienne, Les AMS, qui célèbre cette année son 50ème anniversaire, aborde, en effet, souligne Bassem, une phase décisive de son développement. Introduction en Bourse, acquisition d’une entreprise égyptienne Metalart qui lui apporte la complémentarité de la métallisation argent et une position avancée sur les marchés du Moyen-Orient et des pays du Golfe et expansion en Afrique du Nord et au Sud du Sahara : autant d’atouts précieux pour une croissance soutenue ». Conscient des enjeux, il n’hésite pas à reconnaître : «Reste le défi de l’innovation, de l’élargissement des gammes, de l’intégration de nouveaux produits et de la performance». Mais, il garde confiance en l’avenir de l’entreprise : «une excellence que l’expertise cumulée en un demi-siècle, la compétence des équipes et la détermination à réussir encore plus, que Les AMS est en mesure d’accomplir. De grands potentiels s’ouvrent, de larges horizons et des succès continus».
Coriace, plein d’idées et d’ambition, quitte à susciter la controverse de ses compétiteurs, Bassem Loukil veut aller encore plus vite et plus loin. Si par le passé, il devait être très prudent, tant pour entreprendre de nouveaux projets que pour protéger ses entreprises de toutes convoitises, au risque d’être obligé de tenir compte des intérêts des uns et des autres, il se sent aujourd’hui affranchi et enthousiasmé par les nouvelles perspectives qu’offre la révolution. Mille et une idées de projets doivent sans doute lui trotter par la tête et de bonnes études sont certainement dans ses tiroirs, sinon sur la rampe de lancement. Où investira-t-il au juste ? Il ne veut pas en parler pour le moment, préférant attendre la concrétisation.
Aux origines
Le père, Si Mohamed Loukil, mérite une mention spéciale. Fils de commerçant, il optera à l’aube de l’Indépendance pour des études en agriculture. Diplômé de l’Ecole d’agriculture de Mograne, il rejoindra le Domaine du Châal, qui s’étend, près de Mahrès, sur plus de 25 000 ha avec une superbe oliveraie et constitue à ce jour le fleuron de l’oléiculture tunisienne. Il s’y adonnera à fond, aux côtés de feu Si Hassouna Mezgahni qui lui délègue toute la gestion opérationnelle. Il le suivra, lors de l’évacuation agricole du 12 mai 1964, puis la période de collectivisation, pour superviser tous les autres domaines récupérés des colons français dans le gouvernorat de Sfax, transformés en coopératives et agro-combinats. Une tâche immense qui l’amène à s’occuper, en plus de l’agricole, de tout ce qui est gestion administrative et financière, mais aussi sociale, devant prêter attention aux préoccupations des coopérateurs et répondre à leurs aspirations.
Début des années 70, Si Mohamed Loukil est muté à Tunis et sera chargé de la supervision d’unités agricoles appartenant à l’Office des terres domaniales jusqu’à ce qu’une bonne opportunité s’offre à lui pour quitter le secteur public, avec l’ère du libéralisme économique. Il commencera par rejoindre une entreprise privée de machinisme agricole qu’il finira par racheter et en fera, dès 1976, la plateforme du groupe qu’il constituera. Entre sa ferme à Khlidia, son bureau toujours établi au siège historique de l’avenue de Carthage qu’il continue d fréquenter, et ses visites périodiques aux filiales du groupe, Si Mohamed coule paisiblement un début de retraite qu’il savoure avec délectation, confiant en la relève assurée par ses enfants, mais aussi tous les collaborateurs qu’il connaît presque tous. Cet homme de gauche nourri de la pensée socialiste, converti au libéralisme économique, garde toujours une fibre sociale démocratique que la révolution vient combler. Dignité, emploi, liberté, équité du développement régional et justice, sont pour lui les clefs de l’avenir. Avec en méta-valeur, en plus du patriotisme : travailler.