Orient Occident: les défis d'une synthèse
En hommage à la mémoire de Si Mahmoud Maamouri, ancien ambassadeur, l’un de ses plus anciens et fidèles amis, le Pr Saadeddine Zmerli a bien voulu rédiger une synthèse de la conférence qu’il avait donnée sous le thème de : « Orient Occident: les défis d’une synthèse ».
Le constat qui s’impose à nous en ce début de XXIe siècle est le glissement progressif des clivages idéologiques classiques, capitalisme contre communisme, vers des clivages civilisationnels et culturels notamment religieux. De même, le projet socio-politique de la démocratie libérale des États-Unis d’Amérique évolue vers un conservatisme nouveau pur et dur accompagné d’une philosophie basée sur ce que certains n’hésitent pas à appeler le choc des civilisations ; ces deux concepts, néo conservatisme et choc des civilisations constituent le socle d’une grille de lecture pseudo-scientifique pour ceux qui participent à l’élaboration de la politique américaine actuelle.
Disons-le d’emblée, le 11 septembre est inacceptable, injustifiable et éminemment condamnable. Toutefois, la symbolique charriée par l’événement a écrasé l’événement lui-même pour mettre à nu cette strate mythico- historique, durablement enfouie, que serait la lutte toujours recommencée entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman. Et c’est ainsi que l’Occident et l’Orient vont apparaître, de plus en plus, comme deux polarités antagonistes structurant l’appréhension de l’altérité. Cet antagonisme apparaît dans les paroles de Mr Bush, prononcées au lendemain du 11 septembre : « Ils nous haïssent. Ils haïssent nos libertés : notre liberté de religion, notre liberté d’expression, ils haïssent notre droit de voter, de nous rassembler et d’exprimer nos désaccords…..ces terroristes veulent anéantir un mode de vie. »
Ces paroles ne sont-elles pas l’écho de l’affirmation de Samuel Huntington, le théoricien du conflit des civilisations, lorsqu’il déclare : «Ce conflit fondamental entre deux civilisations et deux modes de vie continuera à influencer leurs relations à venir tout comme il les a définies depuis quatorze siècles.» Et puisque c’est d’histoire qu’il s’agit, faisons ce que Mr Huntington ne semble pas avoir fait : consultons-la !
Que nous apprend l’histoire ?
Elle nous apprend, entre autres choses, que, malgré les incompréhensions, les malentendus et les confrontations, et il y en a eu, l’Orient et l’Occident n’ont pas toujours été aussi irréductibles que veulent le faire croire certains historiens de tendance néo-conservatrice.
L’Histoire nous apprend que du IXe au XIIIe siècle les grands centres de la civilisation et du progrès ne furent ni l’Extrême-Orient, ni l’Occident, mais le monde de l’Islam situé au centre. C’est là que les sciences de l’Antiquité furent compilées et développées et que de nouvelles sciences virent le jour ; c’est là que de nouvelles industries furent créées, que la production manufacturière et le commerce atteignirent une ampleur sans précédent ; c’est là aussi que la liberté de pensée et d’expression put s’épanouir au point de pousser juifs persécutés et chrétiens dissidents à venir chercher refuge en terre d’Islam, comme le confirme Bernard Lewis dans son livre « Que s’est-il passé ? L’Islam, l’Occident et la modernité »,.
Alors que la pensée philosophique et scientifique était en pleine expansion dans le monde arabo-musulman, l’Occident découvrait, grâce aux traductions — en latin — d’ouvrages arabes, des textes et des savoirs jusqu’alors inconnus ; car, dans cet Occident latin, science et philosophie avaient peu à peu sombré depuis la fin de l’Antiquité.
Il est indiscutable que l’apport arabo-musulman a été déterminant dans la renaissance européenne des lettres et des arts et dans le développement de la nouvelle pensée scientifique rationnelle. Abdelwahab Bouhdiba n’hésite pas à affirmer que « la renaissance occidentale a été la fille légitime de l’Islam. »
Auparavant Condorcet, dans son essai, « l’esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » affirme : Ils (les Arabes) étudièrent Aristote, dont ils traduisirent les ouvrages. Ils cultivèrent l’astronomie, l’optique, toutes les parties de la médecine et enrichirent ces sciences de quelques vérités nouvelles. On leur doit d’avoir généralisé l’usage de l’algèbre, borné chez les Grecs à une seule classe de questions ; ils furent les restaurateurs de la chimie, ou plutôt les inventeurs de cette science, jusqu’alors confondue avec la pharmacie…..les sciences y (chez les Arabes) étaient libres, et les Arabes durent à cette liberté d’avoir pu ressusciter quelques étincelles du génie des Grecs.
Et Condorcet de poursuivre : Ces travaux des Arabes auraient été perdus pour le genre humain s’ils n’avaient pas servi à préparer cette restauration dont l’Occident va nous offrir le tableau.
Que s’est-il donc passé pour que cette nation arabe des Lumières se voie exclue, ou plutôt se soit elle-même exclue de cet élan vers la modernité ?
Pour Condorcet si l’épanouissement de la civilisation arabe a été le fruit de la liberté dont ont pu jouir, à une époque déterminée, les philosophes, les savants et les penseurs arabes d’une manière générale, la décadence a été provoquée par la disparition de cette même liberté : elle a été vaincue par la tyrannie et la superstition, et la chose serait due à l’Islam….. Plus tard, vers la fin du XIXe siècle, on ira, avec Ernest Renan, encore plus loin dans cette thèse, pour affirmer que l’Islam, fondamentalement incompatible avec l’esprit scientifique, serait la cause première de la régression du monde islamique.
Mais alors, se demande Bernard Lewis, si l’on tient pour vrai que l’Islam a constitué un obstacle à la liberté, à la science et au développement économiques, comment expliquer que le monde musulman ait été autrefois un pionnier dans ces domaines, et ce, à un moment où les musulmans étaient plus proches dans le temps des sources d’inspiration de leur foi ? Force est donc de conclure que la religion n’est pas à l’origine de la régression du monde islamique.
Et la question reste entière : que s’est-il donc passé ?
Il s’est passé que, durant cette période du Moyen Âge du IXème au XIIème siècle, à travers toute une pléiade de philosophes, à travers, la raison, l’esprit scientifique, les méthodes démonstratives, ainsi que les exégèses faisant appel à l’Ijtihad (l’effort d’interprétation) une élite moderniste et réformatrice fit irruption dans la pensée islamique ; cette élite quoique minoritaire, ne manqua pas d’ébranler les tenants de l’orthodoxie religieuse, ceux-ci commencèrent à l’attaquer avec véhémence, voyant dans les nouvelles idées et les nouvelles méthodes, que cette élite propage, une menace contre les fondement mêmes de la Religion. D’ailleurs, l’attaque la plus virulente est venue d’Al-Ghazâli, un géant de la pensée islamique, dont l’œuvre immensément riche et profonde, mais avant tout orthodoxe, visait à asseoir le dogme musulman majoritaire sur un socle sûr et acceptable pour tous, et qui pose que l’homme ne pouvait arriver à la perfection qu’en renonçant à l’exercice de ses facultés rationnelles. Ainsi, comme l’affirme Abdelwahab Bouhdiba : « Le ghazalisme aura marqué l’irruption de l’irrationnel dans notre culture et aura privé notre être du recours à la science et aux bienfaits des lumières de la Raison ».
Je suis tenté de dire que le monde arabo musulman avait toutes les chances d’éviter cet écueil de la confrontation de la foi et le raison ; Averroès dont la pensée et les commentaires des philosophes grecs et du corpus aristotélicien en particulier ne sont pas étrangers à la renaissance européenne, n’a-il pas légitimé, en religion, le recours à la philosophie, à la raison et à la logique. En fait, et c’est là le véritable miracle de cette époque, au cours des Xème, XIème et XIIème siècles, des penseurs musulmans, qui n’ont rien renié de leur foi, bien au contraire, ont fait assister le monde médiéval à la genèse d’un événement capital pour le monde des idées : l’existence en droit du philosophe et du savant dans la cité musulmane et la définition de la philosophie et de la logique comme possibilité d’un discours humain qui ne puiserait sa vérité qu’en lui-même et non dans la révélation .
La régression du monde islamique n’est donc pas — contrairement à ce qu’a pu prétendre un Renan — due à une prétendue incompatibilité entre l’Islam et l’esprit scientifique, mais bien au fait que les musulmans n’ont pas su dissocier le profane du sacré par une interprétation correcte de leur religion, chose que l’Occident a su réaliser à temps ; du reste, d’aucuns, redécouvrant le génie du christianisme, vous diront que Jésus lui-même aurait sauvé l’Occident en prononçant son célèbre « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mathieu : XXII, 21). Il aurait ainsi ouvert la voie à la séparation du temporel et du spirituel et donné ainsi droit de cité à la laïcité dans la société occidentale.
Certains médiévistes considèrent 1453 (année de la chute de Constantinople) comme marquant la fin du Moyen Age et du début de l’ère moderne ; d’autres considèrent que c’est 1492 qui inaugure l’Occident nouveau ; l’Amérique vient d’être découverte et les musulmans et les juifs, éléments considérés comme exogènes, commencent à être expulsés d’Espagne. C’est de cette époque, du reste, que date la mise en place d’une formidable machine à évacuer les sources orientales (ou simplement non-chrétiennes) de la civilisation européenne et l’apparition, en Espagne, du mythe de la pureté de sang (limpezia de sangre) et c’est une double appartenance fondée sur la chrétienté et la race qui va légitimer, entre autres choses, la conquête de l’Amérique.
Quoi qu’il en soit, le monde occidental, rejoint par la suite par les États-Unis d’Amérique, a pris le virage de la modernité ; la culture scientifique et le développement technique et technologique ont commencé à se développer à une allure vertigineuse. Cependant, ce développement, tout en élevant le niveau général de l’empirisme des foules, a négligé les problèmes de morale, de spiritualité, d’éthique et d’humanisme, et créé un complexe de supériorité qui n’allait pas être sans conséquences sur les plans politique, économique et social : assoiffé de conquêtes, l’Occident commencera à partir du XVIe siècle à se constituer des empires coloniaux immenses sur lesquels il pourra à loisir exercer une politique de domination et d’exploitation.
Ce complexe de supériorité de l’Occident triomphateur ne tarde pas à déboucher sur la théorie de l’inégalité des races ; Au génie de la race aryenne supérieure entre toutes (conformément à l’étymologie du mot sanskrit aryâ, qui signifie « meilleur ») s’opposerait la lourdeur de l’esprit sémite dont Ernest Renan, dans une conférence prononcée au Collège de France en 1862, fait une description quasi-apocalyptique.
De là découlent aisément ce que je pourrais appeler des maquillages à caractère moral ou, plus exactement, pseudo-moral, que des esprits raffinés, hommes d’État, hommes politiques et diplomates de premier plan, vont apporter à cette théorie de la hiérarchie des races des éléments destinés à leur donner bonne conscience. Draper de vertu morale ce qui n’est que volonté de puissance est un procédé qui tendra à se généraliser ; songeons, par exemple à ce Jules Ferry harcelé par Clémenceau et les radicaux sur sa politique coloniale : le président du Conseil — à qui la France doit, lorsqu’il était ministre de l’enseignement public, d’avoir rendu l’enseignement gratuit, laïc et obligatoire… —, fait mine de croire à un devoir de civilisation devant nécessairement entraîner un droit d’intervention ; voici ce qu’il proclama du haut de la tribune de l’Assemblée Nationale : « Les races supérieures ont un devoir vis-à-vis des races inférieures […]. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. »
En fait, l’un des inventeurs de cette théorie de la mission civilisatrice de l’Occident qui constituera l’habillage de l’œuvre coloniale de l’Europe au XIXe siècle n’est autre que le Napoléon Bonaparte de l’expédition en Égypte, expédition militaire avant toute chose…….. Quant à Napoléon III, après avoir défini l’agression contre l’Algérie comme une campagne pour affranchir un peuple d’une oppression séculaire,« en remplaçant la domination turque par un gouvernement plus doux, plus juste, plus éclairé », il va apporter à cette tradition un élément nouveau, l’assimilation, et cela à l’occasion de sa visite en Algérie en 1865 ; et il donne comme exemple de réussite parfaite de cette idée, brillante, de l’assimilation, la France et le peuple français eux-mêmes.
Il est intéressant de souligner qu’en fait, la théorie du choc des civilisations peut revendiquer ses racines du système colonial et de la pensée impérialiste : hiérarchie des races, complexe de supériorité, mission civilisatrice induisant un droit d’intervention. L’Occident doit impérativement imposer sa supériorité, dût-il, pour cela, utiliser tous les moyens, y compris la culture de la peur et la culture de l’ennemi. Pour illustrer mon propos, je préfère céder la parole à Noam Chomsky qui, pour dénoncer le système occidental, déclarait au début des années 80 :
De nouvelles formes de domination devront être mises au point pour que les secteurs privilégiés de la société industrielle occidentale gardent un contrôle substantiel sur les ressources, les hommes et les matières premières de la planète et s’en s’ assurent une part disproportionnée.″ et il ajoute,″ C’est une nécessité absolue, pour l’idéologie occidentale, qu’un immense abîme soit posé entre l’Ouest civilisé, traditionnellement engagé pour la dignité humaine, la liberté, l’autodétermination, et la brutalité barbare de ceux qui, pour une raison quelconque - peut-être des gènes défectueux – ne parviennent pas à apprécier toute la valeur de cet engagement historique, si bien illustré par les guerres de l’Amérique en Asie, par exemple
L’Occident et l’Orient arabo islamique sont-ils voués à une lutte sans merci et seront-ils, pour l’éternité étrangers l’un à l’autre ? Ou, au contraire pourront-ils, un jour, entamer un dialogue pour faire évoluer l’humanité vers un ordre nouveau ?
Le monde arabo-musulman doit entreprendre, de front, deux chantiers : celui de la conquête ou de la reconquête de la Démocratie, et celui de l’aménagement de leur relation avec leur patrimoine culturel et spirituel.
S’agissant de la démocratie, le rapport annuel de 2004, du PNUD (Programme des Nations unis pour le Développement) sur le développement humain dans le monde arabe, nous met devant un constat affligeant : « Les principales entraves à cette renaissance sont les restrictions politiques, et singulièrement les déficits aigus en matière de libertés et de bonne gouvernance. Il est vrai que, pour tenter de relever les défis qui sont posés, des initiatives ont été bien prises, sur le plan régional, depuis 2003, notamment la Déclaration sur le processus de réforme et de modernisation adopté par le sommet de la Ligue Arabe de Tunis en 2004 ; sur le plan national, des forces politiques ainsi que le travail de la société civile ont réussi à réaliser des progrès non négligeables ; certains gouvernements ont même tenté des ouvertures timides en étendant frileusement la sphère des libertés publiques ; mais les réformes sont restées embryonnaires et fragmentées, s’apparentant plutôt aux mesures d’embellissement, ne changeant rien à l’environnement répressif dominant ».
S’agissant de la relation avec le patrimoine culturel et spirituel, les Arabes, et, plus généralement, les musulmans doivent encourager tous les courants qui s’attachent à réconcilier l’Islam avec le siècle, à débarrasser notre patrimoine identitaire des scories qui ont pu l’entacher ou le dénaturer, et par là même le préserver.
Quant à l’Occident, il devrait renouer avec le meilleur de lui-même, fait de liberté et d’intelligence et se convaincre que l’Histoire ne se fera pas sans l’Orient, que l’Orient est bien en peine de retenir cette irrésistible pulsion à entrer de nouveau dans l’Histoire, et que, enfin, dans la mesure où l’Orient arrive à se débarrasser de ses doutes et de ses crispations, il incombe désormais à l’Occident d’abandonner son narcissisme, ses certitudes et ses complexes.
Cette initiation psychologique achevée, le dialogue s’impose comme acte fondamental et fondateur. Un dialogue à inventer, ou plutôt à réinventer, peut-être à rénover en faisant appel à la Renaissance et plus précisément, comme le suggère Synthia Fleury, à l’esprit de la Renaissance.
« Cette Renaissance n’aurait certainement pas pu se réaliser si elle n’avait été précédée d’un grand débat entre des penseurs orientaux et occidentaux, des Avicenne, Averroès, Maïmonide, St Thomas d’Aquin et Pic de la Mirandole, au cours duquel les héritages platoniciens, péripatéticiens, néo-platoniciens ont été reformulés et parfois modifiés au contact des références, d’abord arabes, et ensuite juives et chrétiennes ».
Conférence de Mahmoud Maamouri
Synthèse par le Pr Saadeddine Zmerli
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