L'union ou l'inconnu (1)
La Révolution du 14 janvier a libéré le pays et inauguré une nouvelle phase de l’histoire de la Tunisie indépendante.
La Révolution de la liberté traverse cependant une phase difficile. La gestion de la période post-révolutionnaire durant l’année 2011 et le début de 2012 repose sur des choix inadéquats des trois premiers gouvernements «provisoires» jusqu’aux élections du 23 octobre 2011 et d’un gouvernement « transitoire », depuis, dont le sort est lié à l’épreuve d’une seconde élection législative qui doit en principe intervenir à la fin de 2012 ou au cours de 2013.
Ce « provisoire » et ce « transitoire » qui se prolongent encore sont de nature à porter un grave préjudice à l’intérêt supérieur du pays. Il y a lieu d’y mettre fin le plus tôt possible pour sauver la Révolution et le pays.
Il nous faudra avoir le courage de changer de cap et de proclamer l’union nationale
Nous sommes en effet engagés sur une fausse route et nous nous trouvons dans l’impasse. Nous avons adopté un parcours hésitant qui, malgré les élections du 23 octobre, n’a pas débouché sur une solution efficace sur le plan politique et sur le plan économique et social. La coalition gouvernementale de la « Troïka » a montré ses insuffisances et son incapacité à rassembler les Tunisiens autour d’un programme privilégiant les problèmes essentiels du pays : chômage et emploi, réforme de l’éducation, investissement et croissance de la production, développement régional, équilibre de la balance des paiements et limitation des déficits et de l’endettement, réforme financière, bancaire et fiscale.
Ces questions primordiales ne peuvent guère être traitées, cela est devenu évident, par des gouvernements « provisoires» ou « transitoires » qui ne disposent pas du temps nécessaire à cet effet et sont portés à se préoccuper de la protection de leur potentiel électoral et de son développement en renforçant leurs moyens pour gagner les nombreuses «batailles» électorales qui les attendent : élections législatives, élections présidentielles éventuelles et élections municipales et régionales selon ce que dictera la future Constitution.
On peut se demander si la nation tunisienne ne risque pas de sortir éprouvée et meurtrie par de telles épreuves rapprochées. Il est impensable qu’on puisse l’exposer à un tel risque. Il est nécessaire, comme l’ont montré de nombreux précédents historiques, qu’après l’évènement dramatique et important comme la guerre ou la révolution ou une crise violente, l’on songe à unir ses forces en constituant un gouvernement d’union nationale permettant de réduire les divergences et de consacrer l’effort national à la sauvegarde des intérêts majeurs du pays. Cela a été le cas de la France après la Seconde Guerre mondiale et de l’Allemagne avec la réunification du pays après la chute du régime communiste en Allemagne de l’Est. Il n’y avait pas de meilleure solution.
La coalition actuelle, déséquilibrée et dominée par l’un de ses membres, doit laisser la place à un vrai gouvernement d’union nationale. J’ai préconisé cette solution dès le mois de mars 2011 et à 3 reprises depuis, en novembre et décembre 2011 et en dernier lieu en février 2012 et je m’exprime aujourd’hui à ce sujet pour la cinquième fois. Les faits me laissent penser que j’ai eu raison de le faire et que c’est en effet la solution, la seule raisonnable et efficace : le pays se stabilisera s’il voit les principaux responsables de la vie publique donner l’exemple, arrêter disputes et controverses et se mettre au travail pour résoudre les problèmes réels et urgents du pays.
Que comporte la solution de l’union nationale et comment peut-elle être organisée ?
En premier lieu, cette formation gouvernementale doit regrouper les partis politiques, les syndicats, les institutions représentatives de la société civile, les cadres expérimentés, les universitaires et les jeunes qui sont l’avenir du pays. Ce gouvernement d’union nationale est nécessaire pour mettre fin aux troubles et aux mauvaises querelles théoriques et idéologiques qui sèment la discorde et même une sorte de haine pernicieuse pouvant se traduire par une déchirure profonde de la société et une perte de nos acquis de cinquante années d’indépendance.
La deuxième décision à prendre est que le gouvernement d’union nationale ne doit être ni «provisoire» ni «transitoire».
Il doit fonctionner durant une période suffisante pour redresser l’économie et stabiliser la société : 3 ans au moins. On ne peut guère attendre des « miracles » d’un gouvernement « provisoire » ou « transitoire ».
On peut espérer quelques résultats satisfaisants d’un gouvernement d’union nationale travaillant durant une période suffisante et normale. Durant cette période, on doit éviter tout ce qui est de nature à troubler l’ordre public. Il faut rechercher l’apaisement et l’instauration de la confiance entre les différentes catégories de la population et avec l’extérieur. Cet apaisement ne peut être réalisé que par un dialogue serein au sein d’institutions responsables et notamment au sein d’un gouvernement d’union nationale.
Aussi est-il indiqué de s’en tenir au cours de cette période aux élections législatives déjà intervenues et de se donner le temps de réunir les conditions d’une élection soigneusement préparée avec l’établissement dans le calme de deux lois organiques fondamentales pour le succès de toute consultation populaire : une loi sur les partis politiques pour éviter l’émiettement et la dispersion, facteur d’instabilité, et une loi électorale compréhensible et motivante pour les électeurs et réduisant ainsi l’abstention.
Il importe également de se donner le temps pour assainir la situation actuelle du paysage politique. La prédominance de l’un des partis politiques doit être équilibrée par un groupement politique de tendance différente réunissant les autres formations politiques trop dispersées aujourd’hui.
Ce rééquilibrage est nécessaire et exige du temps pour être établi. Ce succès est important pour l’avenir politique et démocratique du pays. Une démocratie réelle doit comporter une possibilité d’alternance au pouvoir, alternance absolument indispensable.
Le pouvoir s’use avec le temps, la relève doit être toujours présente pour assurer la continuité de l’action gouvernementale sans perturbation. Si la situation politique reste déséquilibrée, on perpétue la prédominance d’une seule formation politique qui, avec le temps, peut se transformer en pouvoir absolu et un retour de la dictature. L’ensemble du monde politique a donc intérêt à réussir le rééquilibrage de la scène politique. Le pays aussi en a un grand besoin. On doit s’y atteler durant la période du « gouvernement d’union nationale» pour que ce rééquilibrage puisse prendre son temps et se dérouler dans le calme. Il risque autrement de se faire dans la précipitation et l’adversité, sous la pression du temps et des évènements et d’ambitions personnelles ou partisanes démesurées.
Donner donc du temps au temps, pour préparer soigneusement un meilleur fonctionnement de la démocratie. Ce temps doit être celui du calme. Les compétitions électorales, surtout législatives ou présidentielles, devront intervenir après la fin de la période de redressement et d’union nationale.
Un référendum pour adopter la solution de l’union nationale
La solution qu’on vient d’esquisser doit recevoir la consécration de la volonté populaire. Une fois minutieusement établie grâce à un accord négocié entre toutes les parties prenantes, accord portant sur la composition du gouvernement, ses objectifs et son programme d’action, on peut envisager un référendum pour obtenir la sanction populaire et la légitimité nécessaire à l’action que doit entreprendre le gouvernement d’union nationale. Le référendum doit également comporter une disposition relative à l’Assemblée constituante, stipulant le vote à la majorité des trois quarts de toutes les décisions que l’Assemblée doit prendre, et ce pour harmoniser son action avec l’idée d’union nationale qui doit animer les principales institutions de l’Etat : Assemblée et Gouvernement.
Il faudra aussi que le référendum approuve la durée de ce gouvernement d’union nationale, trois ou quatre ans, et l’ajournement de toutes sortes d’élections jusqu’à la fin de la période d’union nationale, la stabilisation du pays et le redressement économique et notamment l’établissement d’un plan convaincant de maîtrise de l’emploi et du chômage. On peut cependant renouveler les membres des conseils municipaux et régionaux par des nominations effectuées par le Gouvernement d’union nationale et l’Assemblée constituante.
Ce dispositif nous évitera les querelles et les affrontements actuels provoqués par la Constitution et son élaboration, les perspectives électorales et la fièvre politique qui en résulte, les luttes sociales et l’instabilité qu’elles provoquent, les inconvénients de la démagogie électorale inévitable, les troubles idéologiques et religieux avec les extrémismes et les violences qu’elles engendrent, et tout ce qui, à l’heure actuelle, maintient une insécurité générale paralysant les pouvoirs publics qui craignent, s’ils devaient y mettre fin, de réduire leur audience populaire et mettre en danger leur maintien au pouvoir. Les opposants, par leurs critiques, chercheront à réduire les chances de ceux qui gouvernent et à améliorer leur possibilité d’accéder au pouvoir.
Les perspectives électorales et la lutte pour le pouvoir sont les premiers facteurs d’instabilité que connaît le pays depuis la Révolution. Il faut cesser d’imputer cette instabilité à la «Révolution» et à l’épanouissement de la liberté qu’elle a provoquée.
La liberté n’est pas le désordre. Pour protéger la liberté et éliminer le désordre, il faut un gouvernement fort au meilleur sens du terme comme peut l’être un gouvernement d’union nationale. L’absence et l’impuissance de l’autorité publique constatées depuis la Révolution sont le produit de la volonté de plaire aux électeurs et de ne pas perdre des voix ou de gagner le maximum de voix pour durer au pouvoir ou pour y accéder. Cette solution de l’union nationale et d’un gouvernement de salut public semble être la meilleure issue et apparemment la seule possible.
On constate en effet que les différentes parties en cause et l’opinion en général appellent à une coopération, au rapprochement, à « l’union », sans cependant suggérer une solution concrète et organisée pour y parvenir. On a essayé de donner un contenu à ce vœu qui semble général avec l’espoir qu’il fera l’objet de discussions et d’approfondissement. Il revient aux premiers responsables politiques d’appeler franchement à cette union sans trop tergiverser car il y a urgence.
On ne peut imaginer que l’on puisse éluder l’option d’unité nationale ou la refuser, ce qui serait incompréhensible. Elle doit intervenir aujourd’hui pour sauver le pays. Une fois le redressement opéré, la voie démocratique normale «du temps de paix», avec majorité, opposition et alternance, pourra jouer pleinement son rôle : pas dans les conditions actuelles. Alors et alors seulement, le pays pourra bénéficier des bienfaits de la liberté et de la démocratisation. L’union nationale est la meilleure façon de s’y préparer.
M.M.
(1) « L’unité nationale ». On pensait que l’expression favorite de Bourguiba était passée de mode. Mais Voilà que Mansour Moalla la remet au goût du jour en proposant la formation d’un gouvernement d’union nationale dans un article à paraître dans la livraison de juin de la revue « Leaders » qui sortira dans deux jours. C’est la seule alternative soutient l’ancien ministre, au chaos qui s’installe dans le pays. Les évènements de Jendouba de la semaine précédente, et tout récemment, la déclaration de Maya Jribi dont la proposition rejoint celle de Mansour Moalla, nous ont conduits à lancer en ligne l’article en question avant sa parution dans la version imprimée estimant qu'il vient à point nommé pour enrichir un débat (auquel nous demandons à nos lecteurs de prendre part) qui ne pourra être que salutaire au moment où le pays traverse l'une des périodes les plus mouvementées de son histoire.