Taoufik Habaieb: Comment exorciser ces vieux démons soudain réveillés ?
Après six décennies, la Tunisie est rattrapée par ses vieux démons : « retour du tribalisme et du régionalisme, exacerbation des égoïsmes, montée des revendications les plus exigeantes, coupures de routes et diverses manifestations de violence » : l’heure est au désenchantement, à peine un an et demi après la révolution. (lire plus loin, l'éditorial de Taoufik Habaïeb).
Comment en-est-on-arrivé-là ? Le dossier de la livraison de juin de la revue tente de répondre à cette lancinante question avec les interviews de deux acteurs et non des moindres de cette deuxième transition, Mustapha Ben Jaafar, président de l’ANC et Ali Larayedh, ministre de l’intérieur. Et là, surprise, on est bien loin du pessimisme ambiant. Nos dirigeants sont-ils donc devenus des adeptes de la méthode Coué ? A moins que du haut de leur promontoire, ils ne disposent d’une meilleure visibilité de la situation. En tout cas, leur sérénité tranche avec les propos de Mansour Moalla qui ne cesse depuis des mois de tirer la sonnette d'alarme. Son article sur Leaders est tout entier dans son titre, «l'union ou l'inconnu». D’abord l’état des lieux : « Nous sommes engagés sur une fausse route et nous nous trouvons dans l’impasse ». Ensuite, l’argumentation qui sous-tend ce diagnostic : le transitoire et le provisoire sont de nature à porter un grave préjudice à l’intérêt supérieur du pays. Il y a lieu d’y mettre fin le plus tôt possible pour sauver la révolution et le pays. En nommant un gouvernement d’union nationale pour une période de trois ans, le temps de redresser l’économie et stabiliser la société.
Un nouveau pavé dans la mare qui fera sans doute débat.
A lire aussi dans ce numéro : un reportage sur les prisons tunisiennes avec un zoom sur Nadhour, la « Bastille tunisienne », les portraits de Mongi Marzoug, sans doute le ministre le plus discret du gouvernement, et Abderraouf Ayadi, l’ancien SG du CPR ainsi que des articles signés par les meilleures plumes du pays sans oublier nos rubriques habituelles.
On dirait que toute l’oeuvre de décennies d’éducation, de savoir et de culture n’était en fait qu’une mince couche rapidement décollée. Retour du tribalisme, du régionalisme, exacerbation des égoïsmes, montée des revendications les plus exigeantes, et les plus pressantes, coupures de routes et diverses manifestations de violence : chacun voulant imposer sa loi, au nom du légitime parfois, de l’illégal, le plus souvent. L’Etat est mis à rude épreuve, le climat politique et l’activité économique aussi. La réponse sécuritaire est-elle la seule possible et la plus efficace ? Les valeurs de la révolution ne sauraient l’autoriser. On nous dit que dans toute transition démocratique, il faut laisser le temps faire son oeuvre et s’armer de patience et de sagesse, en privilégiant le dialogue, l’explication et l’apaisement des esprits. Mais qui est en train de s’en acquitter ?
Le gouvernement, on le voit bien, rame à concevoir les projets et à les faire financer, escomptant, à travers leur mise en oeuvre rapide, la réduction des inégalités et la création d’emplois. Les partis politiques, minés par leur division, peinent à se remembrer. Les organisations nationales s’accrochent à leurs bases et s’évertuent à répondre à leurs attentes. Quant à la société civile, elle se bat sur tous les fronts, avec le peu de ressources dont elle peut disposer. Et pourtant, nous devons tenir les engagements pris pour finaliser la deuxième phase de la transition, c’est-à-dire terminer la rédaction de la Constitution avant le 23 octobre 2012 et procéder aux élections le 20 mars 2013, pour doter le pays d’institutions démocratiques solides et de nouvelles autorités légitimes.
Pourrions-nous y arriver ? Le climat général qui prévaut actuellement dans le pays permettra-t-il de réunir les conditions raisonnables de sérénité et de sécurité pour honorer ces échéances ? Les officiels répondent par oui.
Mais un oui conditionné par l’adhésion de toutes les forces vives de la nation : autorités, partis, organisations, société civile et médias. A quelles conditions et dans quel cadre ? La dégradation de la notation souveraine de la Tunisie vient de donner l’alerte quant aux menaces qui s’exercent sur le rebond économique et social. N’est-ce pas suffisant pour susciter un double sursaut politique et économique ?
Autant de questions qui se posent avec acuité et que Leaders a essayé d’analyser, en priorité, dans ce numéro. Mustapha Ben Jaâfar, Ali Laareyedh et Mansour Moalla, notamment, ont bien voulu contribuer à cet exercice.
T H