News - 07.06.2012

Dr Mustapha Ben Jaâfar : Ah, si toutes les forces politiques étaient sur le même bateau...

Visionnaire ayant rapidement compris l’incontournable impératif pour la Tunisie de former une coalition avec plusieurs partis, y compris Ennahdha, pour diriger le pays dans cette délicate phase de transition, ou privilégiant l’accession au pouvoir, voire un jour la magistrature suprême ? Dr Mustapha Ben Jaâfar, président de l’Assemblée nationale constituante (ANC) et chef d’Ettakatol, porté par les urnes au coeur du nouveau dispositif mis en place au lendemain des élections du 23 octobre, suscite certes des controverses, mais se trouve confronté à trois défis majeurs. D’abord, réussir la mission essentielle de l’ANC, à savoir la rédaction de la Constitution, en respectant le délai d’un an convenu, mais aussi accomplir les autres tâches législatives et de contrôle du gouvernement. Ensuite, jouer pleinement son rôle de partenaire central au sein de la Troïka, avec pour objectif de garantir l’aboutissement de cette étape cruciale de la transition. Et, enfin, préserver la spécificité de son parti, Ettakatol, et le renforcer pour le préparer aux prochaines élections.

Sous la pression des échéances, la montée des revendications et des tiraillements de toutes parts, la démarche n’est guère aisée. Six mois après son élection à la tête de l’ANC, Dr Ben Jaâfar estime que les élus ont déjà accompli un parcours significatif, ayant notamment mis en place les institutions de la démocratie et engagé les travaux préparatoires nécessaires à l’élaboration de la nouvelle Constitution. Prenant de court la classe politique rappelant l’engagement du 23 octobre prochain pour la fin de cette rédaction, il considère que cette échéance n’est pas impossible à respecter, ayant perçu une réelle détermination en sa faveur.

Le calendrier du processus électoral comprendrait alors une phase d’adoption en première et, si nécessaire, deuxième lecture, sans exclure la tenue d’un référendum, pour la symbolique afin d’aboutir aux élections le 20 mars 2013, conformément à l’engagement pris par le chef du gouvernement, Hamadi Jebali. Quel bilan dresset-il des six premiers mois de l’ANC ? Comment fonctionne la Troïka ? Quelles sont les relations avec le gouvernement ? Le parti Ennhadha exerce-t-il une position dominante sur ses partenaires et la scène politique dans son ensemble? Où en est Ettakatol ? Quel message adresserait-il à François Hollande, l’ami de longue date ? Et comment vit-il personnellement sa présidence de l’ANC ? Autant de questions auxquelles le Dr Mustapha Ben Jaâfar a bien voulu répondre.

Quel bilan rapide dressezvous des six premiers mois à l’ANC ?

Il y a le visible et l’invisible. Nous avons surtout mis en place les institutions de la démocratie, ce qui n’est pas négligeable. En cinq semaines, entre le 22 novembre et le 31 décembre 2011, l’ANC a voté la loi sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics, qui est en soi une petite Constitution et il fallait passer par là pour mettre en place une présidence de la République et un gouvernement légitime. Nous avons également adopté la loi de finances.

Puis, dès le début de l’année 2012, nous avons pensé à nous-mêmes en élaborant le règlement intérieur et constitué les 17 différentes commissions, à savoir les 6 commissions chargées de la rédaction de la Constitution, les 8 commissions législatives et les 3 commissions spéciales. Elles ont pu alors commencer, dès le mois de février, à travailler régulièrement et à un rythme soutenu, procédant aux auditions de différentes personnalités ainsi que d’experts et de membres du gouvernement. Cette phase de réflexion, d’écoute et d’analyse est décisive pour pouvoir faire démarrer la phase cruciale de la rédaction de la nouvelle Constitution. On nous reproche de n’en avoir pas, jusque-là écrit la première ligne. Mais, c’est déraisonnable, un vrai contresens intégral. Le temps n’a pas été perdu et la difficulté ne réside pas dans l’écriture de la Constitution, mais dans l’élaboration de sa philosophie et de son concept. Et là, nous sommes bien partis.

Comment pensez-vous tenir l’échéance du 23 octobre que vous venez de fixer ?

La conférence des présidents sera réunie début juin ainsi que la commission de coordination générale pour, précisément, convenir du rétro-planning précis et fixer les dates pour chaque étape. Une fois le projet prêt, nous passerons à la phase d’adoption, en procédant à son examen en séance plénière. Nous espérons que cette première lecture sera suffisante, mais nous pouvons envisager aussi une deuxième lecture pour parvenir à son adoption aux deux tiers des voix. Dans l’impossibilité de réunir cette majorité, nous pourrions alors recourir à un référendum. Mais, le climat actuel laisse prévoir un large consensus.

L’option du référendum n’est pas exclue ?

On peut la décider pour la symbolique. Mais, a priori, notre choix est l’adoption, au terme de la première lecture, la deuxième, si nécessaire. J’en suis persuadé et j’ai senti la même détermination auprès des autres. L’annonce de la date du 23 octobre a donné un nouvel élan à tous.

A quelle date se tiendront alors les élections ?

Le président de l’ISIE, Kamel Jendoubi, avait estimé qu’un délai minimum de 8 mois serait nécessaire pour les organiser dans des conditions optimales. Ce qui nous oblige à mettre en place le plus rapidement possible l’Instance qui en sera chargée. Il s’agit également d’adopter la nouvelle loi électorale. Si tout se passe bien, nous tiendrons l’engagement pris par le chef du gouvernement, lors de la présentation du plan de développement économique et social et de la loi de finances, fixant la date du 20 mars 2013.

J’avais moi-même évoqué auparavant la possibilité d’organiser les élections à cette même date, ou le 9 avril, en nous inscrivant dans la symbolique historique.

Précisément, comment fonctionne la Troïka ?

Comme vous le voyez… nous procédons à des contacts réguliers, mais la concertation ne touche pas les détails, respectant la répartition des attributions. Chacun est un peu jaloux de ses prérogatives. Pour notre part, nous sommes là à l’ANC pour élaborer la Constitution et faire les lois qui s’inscrivent dans cette période délicate de la transition, sans oublier le rôle de contrôle du gouvernement. Autant que possible, nous essayons de faire en sorte que cette tâche ne s’effectue pas au détriment de l’adoption des lois urgentes, comme celles relatives aux partis politiques, aux médias et à l’ISIE. Sans oublier les séances régulières de débats avec le gouvernement.

  Et vos rapports avec le gouvernement ?

Bien. Parfois, nous éprouvons quelques frustrations. Il nous arrive d’apprendre en tant que députés de nouvelles décisions par voie de presse… Quant au travail au sein du gouvernement, les représentants d’Ettakatol estiment qu’il est harmonieux et intensif. Ils travaillent d’arrache-pied, sans exclure cependant l’émergence de divergences de vues. La Tunisie, dans son ensemble, est en apprentissage de la démocratie. Pendant plus de 50 ans, tout était concentré entre les mains de quelques uns et aucune réelle participation à la vie publique n’était possible pour les citoyens. A présent, tout le monde découvre ce large champ ouvert et la liberté devient débridée. Il faut du temps pour arriver à cette stabilité harmonieuse des pouvoirs. Mais, nous y arriverons.

On parle d’une position dominante d’Ennahdha par rapport à ses autres partenaires au sein de la Troïka et aux autres formations ?


C’est une impression générale. Il y a sans aucun doute un rapport de forces au sein de la Troïka qu’il ne faut pas occulter. Ce qu’il faut pour l’avenir, c’est de mettre en place un nouveau partenariat avec des mécanismes de fonctionnement effectifs. Il n’y a pas de règles définies. Ceux qui sont en place n’ont pas d’expérience, ce qui est très important et non négligeable.

Mais, nous oeuvrons tous pour créer ensemble ces nouvelles règles.

Certains de vos adhérents à Ettakatol vous reprochent un alignement inconditionnel sur les positions d’Ennahdha ?

Nos adhérents sont d’abord des citoyens tunisiens qui réagissent comme une grande partie de nos concitoyens. Mais ils savent bien que la décision de participer à la coalition gouvernementale avait été largement débattue au sein de nos instances bien avant les élections.

Nous avions convenu ensemble que la Tunisie avait besoin d’un gouvernement d’union nationale. Au lendemain des élections, nous avons entrepris des concertations afin de mettre à exécution ce programme et si, finalement, nous nous sommes retrouvés à trois pour former cette coalition (sans négliger les personnalités indépendantes qui ont accepté de se joindre au gouvernement), ce n’est pas de notre faute.

Les autres ont refusé d’y participer, préférant rester dans le schéma classique d’opposition et de majorité.

Vous ne pouvez imaginer à quel point j’ai regretté ce refus. La preuve est aujourd’hui faite que si on était tous sur le même bateau, il y aurait eu moins de tensions. Les poches d’insécurité auraient été réduites au minimum, la stabilisation renforcée et la relance économique accélérée. Nous aurions tous ensemble consolidé un climat de confiance nécessaire pour favoriser les investissements privés tant intérieurs qu’extérieurs, ce qui aurait permis de répondre au plus vite et mieux aux attentes profondes des Tunisiens en termes d’emploi et de création de valeur.

Après une année blanche en 2011, une légère reprise qui pointe en 2012 et une série d’élections successives en 2013, la Tunisie ne risque-t-elle pas de voir son économie et sa croissance souffrir encore du provisoire et du transitoire ?

Le pays a besoin d’un gouvernement stable pour son développement. Et le gouvernement a, lui aussi, besoin d’une plus longue période de stabilité pour pouvoir mettre en oeuvre son programme. Mais, on ne peut pas occulter cette forte attente tant de l’opinion publique que des partis politiques pour procéder aux élections.

Où en est aujourd’hui Ettakatol ? Il donne l’impression d’avoir été débordé par les nouvelles charges assumées par ses principaux dirigeants, tant à l’ANC qu’au sein du gouvernement ?

Au lendemain de la révolution, nous avions enregistré l’afflux vers nous de nouvelles générations.Dans la foulée, nous n’avions pas voulu élargir les cercles de décision et opérer une grande intégration.

Nous avions préféré agir par étapes, sous la contrainte des évènements et des échéances électorales. Nos effectifs se sont renforcés — nous comptons actuellement près de 30 000 adhérents — et nous devons nous occuper de la restructuration, mais à feu doux.

Nous voulons ainsi montrer que nos militants sont capables de résister à la bourrasque. Ettakatol est en effet attaqué de toutes parts, dans les médias, par d’autres partis et, d’ailleurs, même de la part de certains de nos adhérents.

Certains confondent compétition et coups bas… A présent, la restructuration du parti est terminée au niveau des instances dirigeantes et se poursuit au niveau des régions et de la base. Nous comptons tenir notre congrès avant la fin de l’été et nous nous y préparons activement.

Là aussi, nous élaborons actuellement un rétro-planning précis et nous devons accélérer notre démarche pour pouvoir faire face efficacement aux prochaines élections.


Vous entretenez des relations étroites avec le Parti socialiste français et particulièrement avec François Hollande qui vient d’accéder à l’Elysée.
Il était venu vous rendre visite l’année dernière au siège d’Ettakatol. Quel message souhaiteriezvous lui adresser?


D’abord lui réitérer nos félicitations et lui dire combien nous avons admiré sa détermination et son combat au sein de son parti, d’abord, et dans l’opinion, ensuite, pour arracher une victoire de haute lutte. Très peu avaient parié sur son élection.

Il faut rappeler que c’est François Hollande, alors premier secrétaire du PS, qui est le premier à signer, en 2001, le 1er communiqué de reconnaissance d’Ettakatol, en en faisant un partenaire privilégié.

Cela a été le point de départ d’une reconnaissance plus large par d’autres partis et a favorisé notre adhésion à l’Internationale Socialiste.

Pour l’avenir, je lui dirai que nous avons des relations traditionnelles avec la France qui, forcément, doivent se développer dans le cadre d’une nouvelle vision fondée sur le respect des valeurs communes et sur un statut de codéveloppement. Nous comptons sur la France pour que cette vision gagne du terrain auprès des autres pays membres de l’Union européenne.

Comme nous comptons sur elle pour qu’elle joue dans la question palestinienne un rôle plus déterminant afin de donner une nouvelle impulsion à une politique plus équilibrée et plus respectueuse du concept de justice et oeuvrer le plus possible pour l’établissement d’un Etat palestinien viable dans des frontières sécurisées et reconnues. La question palestinienne constitue aujourd’hui le principal problème qui paralyse l’ensemble de la région. Le résoudre, c’est ouvrir la voie pour la résolution de tous les problèmes, politiques, économiques, sociaux et autres.

Comment vivez-vous votre présidence de l’ANC ?

Je n’ai pas le temps d’y réfléchir. Je la vis au jour le jour, avec passion et le sens du devoir à accomplir.

Mon souci majeur est de réunir le consensus, en respectant la diversité des opinions, afin que l’image qui sera retenue de l’ANC soit à la mesure de ce moment historique de la Tunisie et de son peuple, digne des sacrifices consentis.

Une dernière question : En dirigeant les débats, vous vous emportez parfois…

Ce n’est pas ma nature. Ceux qui me connaissent bien le savent. Ça peut m’arriver, mais j’oublie vite…