Akin Algan, Ambassadeur de Turquie : La Tunisie n'a d'autre choix que de réussir
En prenant ses nouvelles fonctions à Tunis, le 15 novembre 2010, l’Ambassadeur de Turquie, Akin Algan, ne s’attendait guère à être le témoin direct d’un évènement aussi historique que la révolution. En direct, puisque, d’abord, sa résidence se trouve juste derrière le Palais Présidentiel de Carthage. Mais aussi, la Turquie se trouvera à plus d’un titre parmi les pays qui ont, dès le début, soutenu activement la transition démocratique. Diplomate de carrière qui aligne plus de 37 ans d’expérience, en poste à l’étranger dans de nombreux pays, notamment en tant qu’Ambassadeur à Rabat, et au siège du ministère des Affaires Etrangères à Ankara, il cultive avec la Tunisie un lien tout particulier dont il nous révèlera le secret, à la veille de son départ. Pourquoi cette forte détermination turque à contribuer à la réussite de la transition en Tunisie? Où en est concrètement la coopération bilatérale ? Et comment se présentent les perspectives d’avenir. Interview.
J’ai eu la chance d’arriver en Tunisie au bon moment et de vivre intensément cette accélération de l’histoire. Ici, à chaque instant, il y a une nouvelle surprise et pour l’Ambassade, une contribution à apporter à la Tunisie. Il ne se passe pas une seule semaine sans qu’une visite de haut niveau soit effectuée à Tunis ou à Ankara par des hauts responsables des deux pays, avec toute la préparation et le suivi que cela nécessite. Les points d’orgue en sont, sans doute, la visite en Tunisie du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, en septembre dernier, puis celle du Président de la République, Abdullah Gül, en mars dernier. Et, du côté tunisien, celles effectuées tout récemment en Turquie par les ministres de l’Intérieur, Ali Laarayedh, et de la Défense, Abdelkrim Zebidi, après celle du ministre des Affaires Etrangères, Rafik Abdessalam, la première visite qu’il a effectuée en tant que ministre des Affaires Etrangères. Sans parler des délégations techniques. Nos relations ont pris rapidement une dimension au-delà de ce qu’on pouvait imaginer.
Quel en est le secret ?
Tout simplement, en plus des multiples liens qui nous unissent depuis longue date, nous avons été ravis de voir se déclencher cette révolution et de s’instaurer cette transition. Notre coopération a connu une accélération totale après les élections du 23 octobre et nous sommes enthousiastes de voir un deuxième pays musulman s’employer à démontrer qu’islam et démocratie ne sont pas incompatibles. La réussite de votre expérience, que nous appelons de tous nos vœux, démontrera que cela ne marche pas seulement qu’en Turquie, mais aussi en Tunisie, ce qui constituera une source d’inspiration pour d’autres pays. C’est ce qui nous pousse à mobiliser le maximum de soutien possible en faveur de votre pays.
Concrètement, de quelle manière ?
Jusqu’à l’âge de 16 ans, l’Ambassadeur Akin Algan ne savait pas au juste quelle carrière il allait épouser. Puis, un jour alors qu’il était féru de lecture, il tombe sur une analyse de politique étrangère et du rôle de la diplomatie. Séduit, il fera son choix et en parlera à son camarade de lycée et ami de toujours, Ahmet. Celui-ci tomba d’accord avec lui, mais allait pour sa part servir dans l’administration régionale en tant que Qaem Maqam (sous-préfet), en espérant devenir un jour Wali. Tous deux se présenteront, chacun de son côté, aux concours d’entrée, et en seront majors, comme d’ailleurs à la sortie, et réaliseront leurs ambitions. L’Ambassadeur Algan fera ses premières armes à Athènes, puis ira successivement à Pékin, Genève, auprès de l’OTAN, puis à Bruxelles, Lyon (en tant que Consul Général) et Rabat, en 2003, pour son premier poste d’Ambassadeur. Ses retours au siège à Ankara, entre les affectations à l’étranger, le hisseront chaque fois en position plus élevée jusqu’à ce qu’il prenne en charge la direction des affaires administratives et financières. C’est à cette occasion qu’il développera un lien affectif fort avec la Tunisie.
L’heureux destin
La Turquie devait en effet construire une nouvelle chancellerie à Tunis, au Centre Urbain Nord et il s’en occupera. C’est ainsi qu’il portera son choix, après présélection pour l’architecture sur Wassim Ben Mahmoud qui préparera trois projets différents. Exposés à Ankara, ils aboutiront à sélectionner cette superbe conception inspirée du concept de caravansérail moderne. Ceux qui fréquentent la zone croyaient que l’architecture de l’Ambassade de Turquie, assez originale, était l’œuvre d’un Turc, alors qu’on la doit en fait à un Tunisien.
Sans jamais penser se retrouver un jour maître des lieux, l’Ambassadeur Algan, sous le charme du projet, qu’il classe parmi les cinq plus belles ambassades de Turquie dans le monde, n’avait pas lésiné, en tant que directeur des affaires administratives et financières, sur les moyens. Il avait fait commander à la Fondation d’Izmir, ville mondialement connue pour ses céramiques, des fresques céramiques spéciales, réservé de grandes œuvres d’art qui ornent à présent les locaux et veillé à ce que tout y soit de qualité. Et voilà, alors que l’heureux destin l’y conduit. Mais, et c’est bien dommage, pas pour longtemps. Arrivé juste à la veille de la révolution et faisant partie des tout premiers Ambassadeurs à présenter ses lettres de créance au Président par intérim, Fouad Mebazzaa, il vient d’être nommé Ambassadeur en Lituanie.
Inoubliable
Des les premiers jours de la révolution, il gardera un souvenir indélébile.
Dès le 14 janvier 2011, il avait rassemblé les quelques diplomates turcs restés à Tunis, après avoir fait partir leurs familles au pays, pour séjourner ensemble à la résidence, à Carthage. « On était tous ensemble, confie-t-il, avec d’ailleurs deux responsables de la Turkish Airlines et une compatriote qui, venue en voyage d’affaires, était surprise par les évènements. On partait ensemble à l’Ambassade et on retournait à la résidence, partageant nos repas préparés avec ce que nous pouvions trouver. Ce qui est fantastique, c’est que tous les services continuaient à fonctionner, l’eau, l’électricité, le téléphone, l’internet, tout. Une belle démonstration de la continuité de l’Etat. On se sentait bien, en sécurité».
Ce que l’ambassadeur Algan ne dit pas, c’est qu’il s’était échappé le lundi 17 janvier 2011, bravant le protocole diplomatique, pour aller se fondre parmi les manifestants, sur l’avenue Bourguiba, non loin d’ailleurs de la rue Kamel-Atatürk, et exprimer sa joie toute personnelle. Quand on le lui rappelle, il réplique avec le sourire : «Moi aussi, j’ai toujours été contre la dictature».
Les exemples et les projets sont aussi nombreux que variés. Commençons par le tourisme. Turkish Airlines n’a jamais suspendu ses vols sur Tunis (en dehors de la journée du 15 janvier 2011) et multiplié les actions promotionnelles en faveur de la destination tunisienne. Les TO turcs implantés en Europe, et ils sont nombreux et efficaces, ont été invités à générer de leur côté le plus de trafic possible sur la Tunisie et diverses autres initiatives à impact immédiat ont été prises, notamment à la faveur de la visite du ministre turc du Tourisme. Sur le plan économique, et en plus des missions d’hommes d’affaires turcs, une ligne de crédit de 500 millions de $ a été conçue par Eximbank pour l’ouvrir non seulement aux exportateurs turcs mais aussi aux importateurs tunisiens.
Mais cette ligne de crédit tarde à se mettre en place ?
C’est vrai, mais nous essayons de trouver avec les autorités tunisiennes et le système bancaire les meilleures modalités pour son activation. Au plus haut niveau à Ankara, on planche sur les 40 projets prioritaires fixés par la Tunisie pour le développement des régions intérieures, afin d’identifier parmi eux ceux auxquels la Turquie peut contribuer utilement. Une commission ministérielle spéciale, présidée par le vice-Premier ministre, Ali Babacan, a pris en charge le dossier et doit élaborer des propositions concrètes. D’ailleurs, le vice-Premier ministre compte se rendre bientôt à Tunis à cet effet.
Et dans les autres domaines ?
Nous avons proposé de relancer la coopération universitaire à divers niveaux et d’augmenter le nombre d’étudiants tunisiens envoyés en Turquie, qui ne sont actuellement qu’une vingtaine, et d’élargir le quota pour ceux qui veulent s’inscrire dans nos universités. Aussi, et sur le plan culturel, nous avons engagé un programme de restauration de monuments anciens, notamment ceux de l’époque ottomane, à l’instar de ceux de Ghar El Melh et autres. D’ailleurs je suis heureux de constater que la fontaine à eau du Palais de Bourguiba à Skanès a été inscrite dans cette liste. Les experts sont déjà à pied d’œuvre. Je voudrais aussi signaler, entre autres, notre coopération dans les domaines de la lutte contre les inondations, de la sécurité et de la défense.
Et les investissements turcs ?
Ils ne vont pas tarder à venir. Mais la Tunisie doit redoubler d’attractivité à leur égard, comme pour tous les autres investisseurs. Nous sommes passés par les mêmes situations que vous et nous savons quels efforts sont nécessaires pour moderniser l’administration et assouplir ses formalités, réformer la réglementation de change, revoir le système bancaire, renforcer la paix sociale dans les entreprises… Vous savez, en ouvrant notre économie, nous avons pu drainer en 10 ans pas moins de 90 milliards de $ d’investissements étrangers. Les temps ont changé aujourd’hui. Le conservatisme ne vous laisse pas devenir la Suisse de l’Afrique que vous souhaitez d’être et que vous méritez d’être d’ailleurs. Je comprends que vous ayez des craintes, mais il faut savoir prendre des risques et réussir. Il y a un changement mental profond à accomplir par les partenaires sociaux, particulièrement pour favoriser la création de la valeur et générer la croissance. En se rendant actuellement en Tunisie, certains investisseurs turcs risquent d’être surpris par de nombreux aspects.
Lesquels ?
Vous savez, ils sont mus essentiellement par la rentabilité, étant confrontés à la compétition économique internationale. Nous essayons de les convaincre que le site Tunisie leur offre un accès direct à des marchés en croissance dans les pays voisins, mais aussi des ressources humaines qualifiées et nombre d’avantages. Mais, ce qu’ils réclament le plus, c’est moins d’entraves administratives et plus de paix sociale. C’est là un grand défi que la Tunisie doit relever le plus tôt possible.
Comment voyez-vous l’avenir de la Tunisie ?
Nous sommes passés par là et nous avons payé la facture pour heureusement atteindre la situation qui est aujourd’hui la nôtre. Vous aussi, en Tunisie, vous devez y arriver. De toute façon, vous n’avez pas le choix, il n’y a pas une autre Tunisie où vous pourriez aller. Et, en plus, vous avez tous les atouts pour réussir.