Pr Chedli Tabbane Cet autre père fondateur de la médecine tunisienne
Célébrer de leur vivant les illustres figures tunisiennes est une noble tradition que consacre la faculté de Médecine de Tunis. C’est dans ce cadre que le Professeur émérite Si Chedli Tabbane a été honoré le 6 avril 2012 par ses collègues, ses élèves et ses amis. Au nom du Doyen Ahmed Maherzi et des membres du Conseil scientifique ainsi que de ses amis du Comité pédagogique de la faculté de Médecine de Tunis, le Pr Chalbi Belkahia, ancien doyen, a rappelé le parcours et l’oeuvre du grand médecin dont nous reproduisons de larges extraits. Cette célébration était couplée avec l’octroi des Prix tuniso- canadiens Besrour de pédagogie et de recherche médicale. A cette occasion, le nom du Pr Chedli Tabbane a été donné au grand hall d’entrée de la Faculté.
Si Chedli Tabbane est né le 20 octobre 1920 à Nabeul dans une famille relativement instruite de cette ville. Son père, Slimane, était magistrat. Sa mère Om El Khir, née en 1900, avait eu son certificat d’études en 1911, ce qui était rare pour une femme à l’époque. Elle avait un esprit ouvert, aimait la lecture et était très coquette. Son grand-père paternel, Mohamed Mabrouk, était technicien en pharmacie (pharmacien de 2ème classe, appellation de l’époque) et travaillait à l’Institut Pasteur de Tunis où il a côtoyé Charles Nicolle. Il avait un très beau verger qui a eu une place importante dans la vie de Si Chedli car c’est là qu’il passait ses moments de détente et surtout de convalescence (1945 après sa fièvre typhoïde et en 1963 après son accident de voiture).
Si Chedli a commencé ses études primaires dans une école française de Nabeul, puis au Lycée Sadiki (jusqu’en 1938) puis au Lycée de Sousse, à la faveur d’une mutation de son père comme magistrat dans cette ville. C’est là qu’il a obtenu son baccalauréat Mathématiques élémentaires et avait, entre autres, Ahmed Noureddine comme professeur de mathématiques. Si Chedli restera un « matheux » toute sa vie et pour l’anecdote, il faut savoir que pour entretenir son agilité intellectuelle, il «s’amuse à résoudre des intégrales». Cette famille relativement aisée et cet environnement favorable lui ont permis de s’imprégner de certaines valeurs humaines fondamentales comme le travail communautaire, le devoir de se surpasser et relever les défis, le respect de soi et des autres, le devoir de réserve, la rigueur, l’ouverture d’esprit. Avec son baccalauréat Mathématiques, Si Chedli aurait pu faire des études d’ingénieur ou d’architecture, son violon d’Ingres. A cet effet, tout le monde sait qu’il a fait les plans et suivi les travaux de construction des maisons de certains membres de sa famille et de ses amis, avec en particulier la conception d’une douzaine de cheminées.
Il a commencé ses études médicales à Alger au début de la Seconde Guerre mondiale comme beaucoup de médecins de son âge (Saïd Mestiri, Brahim Gharbi, Béchir Hamza…) car la traversée de la Méditerranée était impossible à cause des navires de guerre allemands. En raison de ces événements, les conditions matérielles étaient très difficiles et Si Chedli avait été obligé d’enseigner les mathématiques dans une école privée, quand le « mandat paternel » ne pouvait pas être acheminé. L’été 1945, après sa 3ème année, il a attrapé une fièvre typhoïde grave avec une hémorragie digestive et un coma l’obligeant à prolonger sa convalescence jusqu’en décembre 1945, dans le verger de son grand-père. A cette date tardive, il n’a pu s’inscrire qu’à la faculté de Bordeaux où il a passé sa 4ème année, pendant laquelle il se rappelle avoir pratiqué son premier forceps. Il a ensuite continué son cursus médical à Paris où il a ensuite fait le choix d’une spécialisation en pédiatrie, préparée dans les services de R. Clément (Hôpital Bretonneau) et de R. Debré (Hôpital des enfants malades). Sa thèse a porté sur « le paludisme du nourrisson et ses complications cardiaques » (Paris 1949).
Rentré en Tunisie début 1950, il s’est inscrit la même année au Conseil de l’Ordre comme spécialiste en pédiatrie (premier Tunisien musulman dans cette discipline) et s’est installé au 11, rue El Jazira, à Tunis. Dès l’année suivante, il intègre l’activité hospitalière dans le cadre d’un secteur pédiatrique délimité dans le service de médecine générale du Dr André Corcos (Hôpital Sadiki puis Hôpital E. Conseil). Il a acquis le grade d’assistant en 1955 puis celui de chef de service en 1959 (Hôpital E. Conseil). L’ouverture de l’Hôpital d’enfants de Tunis a permis le regroupement des services de pédiatrie et l’usage de ressources d’explorations adaptées à l’enfant, toutes conditions propres à stimuler la production scientifique. Par ailleurs, la création de la faculté de Médecine de Tunis a permis aux chefs de service d’accéder, sur concours, à la carrière universitaire et c’est ainsi qu’il a atteint les grades de maître de conférences agrégé, de professeur et de professeur émérite.
En pédiatrie, que ce soit dans le secteur public ou privé, il n’a jamais ménagé son temps, faisait de longues journées de travail, et les vacances et les week- ends, comme disent sa femme et sa fille Saâdia, se limitaient à leur plus simple expression. Son besoin de rigueur et d’analyse couplé à sa connaissance d’autodidacte des méthodes statistiques et épidémiologiques l’a toujours poussé à vérifier de lui-même les phénomènes (ce que l’on appelle aujourd’hui l’Evidence Based Medicine ou médecine basée sur les preuves) et d’en déduire des thérapeutiques innovantes qui tenaient compte des conditions locales. Cela peut être illustré par les exemples suivants :
dès 1952-1953, il a étudié la pathologie hépatique chez l’enfant, grâce à la biopsie hépatique, technique apprise à l’hôpital des Enfants Malades à Paris avec le Dr Roussel. La lecture anatomo-pathologique était faite par le Dr Gordeff puis par le Pr. Amor Chadli à l’Institut Pasteur. Les études ont porté sur la dissémination de la tuberculose au foie, sur le suivi anatomo-pathologique du foie dans la malnutrition chronique ou récidivante (lésions qui, dans son expérience, n’ont pas abouti à la cirrhose contrairement à ce que supposaient les pédiatres français sans l’avoir vérifié). Après la création de l’hôpital d’enfants, ses études concernaient principalement les cirrhoses.
En 1952, il a été à l’origine de la vaccination anti-coquelucheuse, la coqueluche étant souvent grave et mortelle chez le nourrisson. Ce fut suite à une expérience d’évaluation de la tolérance et de l’efficacité clinique (en période d’épidémie saisonnière) du vaccin anticoquelucheux « Perithydral». A sa demande en 1952, le Dr Chevé (Institut Pasteur de Paris) lui a adressé un lot qui lui a permis de réaliser une comparaison d’enfants vaccinés à leurs frères, soeurs et cousins non vaccinés. C’est une première expérience d’essai clinique avec lot traité et lot témoin.
Par ailleurs, il s’est intéressé à l’étude des diarrhées avec les bilans électrolytiques et il a proposé une solution standard utilisée par tous les pédiatres. De même pour la malnutrition avec une standardisation des préparations diététiques : comme la fameuse préparation K 900, équilibrée, facile à prescrire et peu coûteuse. Il a bien entendu aidé, comme ses collègues, à une meilleure connaissance des pathologies de l’enfant tunisien. Il a étudié particulièrement l’intolérance au lactose, le syndrome néphrotique, le RAA (rhumatisme articulaire aigu) et sa prophylaxie.
Il a également beaucoup publié dans des revues nationales et internationales et a dirigé de très nombreuses thèses.
Parallèlement, en 1977, le Doyen Ben Ayed a créé le Comité pédagogique qu’il présidait et qui comprenait Chedli Tabbane, Raouf M’bazaa, Taoufik Nacef, Hassen Gharbi, Christiane Ben Hamida (femme de Si Mongi), le Dr Charles Boelen (conseiller pédagogique détaché de l’OMS) et un jeune assistant….votre serviteur. Ces personnes ont ensuite été rejointes chronologiquement par Mohamed Hédi Loueslati (représentant élu des étudiants au conseil de faculté), Marie-Françoise Ben Dridi, Tahar Khalfallah, Chadli Dziri, Mohamed Lakhal, Skander Mrad, Raouf Chérif, Sihem Barsaoui, Zahra Marrakchi, Najoua Miladi, Ouahida Kraiem-Chérif, Riadh Gouider, Lamia Ben Hassine, Ilhem Mili Boussen… et d’autres qu’il serait trop long de citer. Par ailleurs, il a exprimé son intérêt pour la formation médicale dans des articles de la Tunisie Médicale bien avant la création de la faculté de Médecine de Tunis et c’est dans l’un d’entre eux qu’il a suggéré sa création (Tunisie Médicale, 1962).
Bien plus tard à partir de 1975, il s’est fortement impliqué dans l’introduction d’un modèle d’enseignement basé sur l’acquisition des compétences dont a besoin l’exercice de la profession médicale. Ce changement dans l’enseignement a commencé dans son propre service à l’Hôpital d’Enfants de Tunis, avec, entre autres, l’introduction du carnet de stage et du cahier de bord.
A partir de 1977-78 a commencé un laborieux parcours avec ses collègues du Comité pédagogique et du Groupe interfacultaire de pédagogie médicale (GIFPM regroupant les 4 facultés) avec la participation de nombreux collègues des facultés de Sousse, Sfax et Monastir dont Mohsen Jeddi, Sahloul Essoussi, Ali Triki, Mezri El May, Amor Gannouni, Ahmed Rekik, Mongia Soussou, Ali Chadli... Ce parcours a permis de diffuser les nouvelles idées et les méthodes d’application au moyen d’ateliers pédagogiques proposés aux enseignants volontaires. A la même période, il a eu à conduire quelques ateliers au Vietnam, à Hanoi, à la demande de l’OMS.
A Tunis, un projet de réforme (1983) largement conçu par lui fut soumis à l’opinion des enseignants de la faculté de Médecine de Tunis puis au conseil scientifique qui l’a agréé en 1984. Son application a débuté en 1988. En corollaire à ces changements dans l’enseignement médical, il a eu avec ses collègues pédagogues à rénover les modalités des concours de résidanat et de maître de conférences agrégé. Malgré les difficultés considérables rencontrées le long de ce cheminement, une dynamique de changement et d’initiatives a été créée dans l’enseignement et elle se perpétue actuellement.
Les concepts et pratiques pédagogiques développés et diffusés par Si Chedli ont été présentés par lui dans un livre: Eléments de préparation aux ateliers de pédagogie médicale, publié par le Centre de Presse Universitaire en 2000.
Chalbi Belkahia
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