Les revendications du printemps arabe : Le mythe de l'égalité devant la loi et l'élitisme de l'inviolabilité parlementaire
Ce que les Égyptiens, les Tunisiens et les Libyens revendiquaient le printemps dernier et que les Yéménites tentent toujours d’arracher, c’est que prévale la règle du droit, c'est l’égalité réelle devant la loi. La Libye était sans constitution depuis le renversement du roi Idris par Mouammar Kadhafi en 1969. Les constitutions de l’Égypte, de la Tunisie et du Yémen énoncent noir sur blanc que la république est fondée sur la règle du droit et que les citoyens sont égaux devant la loi. Or ces mêmes constitutions prévoient que les parlementaires jouissent non seulement de l’immunité pour les propos qu’ils tiennent à l’assemblée, mais de l’inviolabilité en matière criminelle ou correctionnelle, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas être poursuivis, arrêtés ou détenus sans le consentement préalable de leur assemblée. Et même cette inviolabilité n’est pas absolue. Selon le Washington Post, en effet, lorsque Madeleine K. Albright s’est rendue en Égypte en 2005, elle a rencontré Ayman Nour, un député de l’opposition qui dénonçait vertement l’échec des politiques du président Hosni Moubarak. Peu après son départ, Nour a été déchu de son immunité parlementaire sur une motion proposée par le gouvernement, puis arrêté et placé en isolement cellulaire. En l’absence d’un respect rigoureux des droits civils et humains, la pratique peut ne pas être conforme au texte constitutionnel. Il en était ainsi aussi dans les pays de l’ancien bloc de l’Est. C’est le cas aussi du XVe amendement de la Constitution des États-Unis, édicté en 1870, cinq ans après la fin de la guerre civile :
Le droit de vote des citoyens des États-Unis ne sera pas refusé ou limité par les États-Unis par un État pour des raisons de race, couleur ou de condition antérieure de servitude.
Rien ne saurait être plus clair, mais il fallut près d’un siècle pour que cet amendement devienne exécutoire au sein d’une collectivité apathique ou hostile (les États sudistes). Si la chose peut se produire aux États-Unis, où la Constitution et le plus haut tribunal jouissent d’un grand respect, elle peut se produire et se produit ailleurs.
L’inviolabilité assure aux parlementaires un traitement de faveur contraire à la règle du droit ou à l’égalité devant la loi. Dans les sociétés démocratiques libérales du moins, la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire compte parmi les grandes dispositions constitutionnelles.
Les constitutions tunisienne, égyptienne et yéménite prévoient aussi la séparation des pouvoirs. Le droit de poursuite relève du pouvoir exécutif. En se déclarant inviolables, les parlementaires s’arrogent donc un droit qui ne leur revient pas et portent atteinte à la règle du droit et à l’égalité devant la loi. La Tunisie, l’Égypte et le Yémen ne sont pas les seuls pays à accorder l’inviolabilité à leurs parlementaires et pourtant leur constitution garantit l’égalité devant la loi.
En Grande-Bretagne, l’article 9 de la Déclaration des droits de 1689 accorde aux parlementaires l’immunité uniquement pour les propos qu’ils tiennent en chambre. Il en va ainsi dans les autres pays du Commonwealth et aux États-Unis, mais la constitution de plus de 70 % des pays du monde mettent les parlementaires à l’abri des poursuites criminelles. C’est le cas de tous les pays d’Europe sauf les Pays-Bas et du Parlement européen. Voici ce qu’on pouvait lire dans l’Associated Press en 2005 dans un article intitulé « En Europe, les législateurs tchèques se font les champions de l’inviolabilité en matière criminelle »…
En 1998, le sénateur tchèque Jan Kavan a embouti trois véhicules à Prague; personne n’a été blessé. Excipant de son immunité, il a refusé de subir un alcootest. Il a par la suite été ministre des Affaires étrangères et président de l’Assemblée générale de l’ONU en 2002-2003. Même la présidente du comité de l’immunité, Eva Dundackova, soutient que ces protections sont d’un autre âge. « Cette forme d’immunité est une relique inutile et devrait être abolie », a-t-elle déclaré. … « Leur inviolabilité est scandaleuse », déclare Katerina Benova, une concierge de 32 ans de Prague. « Ils devraient servir le pays, mais ils ne servent que leurs intérêts, semble-t-il. »
En 2004, la revue Parliamentary Affairs rapportait que Silvio Berlusconi « était sous enquête pour une foule de délits (d’où les rumeurs voulant qu’il était entré en politique pour se protéger contre le pouvoir judiciaire) ».
En France, il aurait fallu une résolution de l’Assemblée nationale pour incarcérer Alain Juppé après sa condamnation pour corruption en 2004.
En 2003, les auteurs de lettres à la rédaction du Jerusalem Post notaient que « la loi israélienne accordant l’inviolabilité aux parlementaires est sans justification aucune comparée à celle des États-Unis. Il n’y a jamais eu d’immunité pour les actes commis en dehors des fonctions législatives des parlementaires ou sans lien avec elles.» La même année, dans un éditorial, on lisait ce qui suit : « Les parlementaires ne devraient pas se placer au-dessus des lois. Aucun membre de la Knesset ne devrait bénéficier de privilèges déniés aux autres. »
On peut faire remonter l’inviolabilité parlementaire au 23 juillet 1789, quand Honoré Mirabeau déclara, à l’Assemblée nationale révolutionnaire établie le 17 juin en France, que chaque député était à l’abri de « la force des baïonnettes » du roi. Après 1789, tous les pays européens ont accordé à leurs parlementaires et aux parlementaires de leurs colonies l’inviolabilité alors que les colonies britanniques n’accordaient aux leurs que l’immunité à l’égard des propos tenus en chambre. Aujourd’hui, bien entendu, les citoyens de la plupart des pays n’ont plus à craindre « la force des baïonnettes » d’un roi, ce qui rend élitiste l’inviolabilité parlementaire.
En n’accordant que l’immunité à leurs parlementaires et non l’inviolabilité, les pays du printemps arabe montreront qu’ils souhaitent vraiment une société plus égale. Ce faisant, ils assureront à leurs citoyens une mesure de satisfaction, voire une bonne gouvernance, progresseront petit à petit vers la paix et montreront l’exemple au Parlement européen.
Me Joseph Maingot,
c.r., est l’auteur du livre Le privilège parlementaire au Canada, 2ed 1997, La Chambre des communes et McGill-Queen’s University Press, et, avec Me David Dehler, c.r., de Politicians Above The Law, qui propose l’abolition de l’inviolabilité parlementaire (2011).
Il a été conseiller au sujet d’affaires parlementaires au Canada et au Yémen, à la République Kirghize et au Timor oriental.