1 200 000 Tunisiens à l'étranger en quête d'une nouvelle approche de l'émigration
Ils sont au moins—les statistiques ne sont pas à jour— 1 200 000 Tunisiens établis à l’étranger, principalement en Europe (1 million), avec une forte concentration en France (540 000). La révolution les a rendus très courtisés, chaque parti cherchant à obtenir leurs faveurs et bénéficier de leurs voix. Dix-huit sièges à l’Assemblée nationale constituante leur étaient en effet réservés lors du dernier scrutin, à travers six circonscriptions électorales. Mais, au-delà de cet enjeu purement électoral et de leur apport précieux en devises, ils constituent une véritable communauté tunisienne, partageant avec tous leurs compatriotes au pays les mêmes convictions et les mêmes aspirations, mais méritant une attention bien particulière.
Eux aussi avaient appelé de tous leurs vœux à la chute de la dictature et subi encore plus à l’étranger son flicage et sa terreur. La révolution est venue les vivifier et faire naître en eux plein d’espoir. Ce qu’ils en attendaient le plus, c’est la fin de l’Etat-Parti dominant qui s’exerçait sur eux lors de la moindre démarche consulaire, la moindre prestation sollicitée pour leurs enfants, la moindre expression. Ce qu’ils revendiquent fortement, c’est un nouveau regard sur l’émigration tunisienne, une nouvelle stratégie, un nouveau statut pour les Tunisiens à l’étranger, un rétablissement dans leurs droits, un respect de leur dignité et une plus grande prise en charge sociale et culturelle.
Qu’en ont-ils récolté depuis lors? Même si 18 mois peuvent être courts pour tout mettre en œuvre, mais il fallait commencer, donner un signal fort, montrer le début de la nouvelle voie. Deux des ténors de l’immigration tunisienne en France, Kamel Jendoubi et Tarek Ben Hiba, s’y sont rapidement attelés, dès le lendemain de la révolution, au sein de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (sous la présidence de Yadh Ben Achour). Ils y ont porté la voix des Tunisiens à l’étranger et défendu leurs intérêts comme en témoigne notamment le dispositif électoral mis en place en leur faveur. Puis, après les élections du 23 octobre, les 18 élus de l’émigration, certes dominés par ceux d’Ennahdha et de leurs alliés de la Troïka, se déploient actuellement au sein de l’ANC, saisissant chaque occasion possible pour faire valoir les revendications de leurs électeurs.
Au sein du gouvernement, la création, pour la première fois, d’un secrétariat d’Etat auprès du ministre des Affaires sociales, sous l’appellation de secrétariat d’Etat aux Migrations et aux Tunisiens à l’étranger, et la nomination à sa tête de Houcine Jaziri (ancien porte-parole d’Ennahdha en France), se voulait être un premier signal. Pour avoir été pendant près de 20 ans à l’étranger (étudiant au Maroc, puis installé à Paris) et milité au sein de l’immigration tunisienne, Jaziri connaît bien les défis qu’il doit relever. En a-t-il tous les moyens? Peut-il aboutir rapidement à de premiers résultats probants? La machine est lourde à faire redémarrer et le consensus de toutes les parties représentatives des Tunisiens à l’étranger n’est pas facile à réunir.
«Le dossier est aussi complexe que compliqué, mais guère impossible, souligne-t-il d’emblée. D’abord, en Tunisie, divers départements ministériels s’occupent de la question de l’émigration, sans cohérence ni synergie. L’organisme central, l’Office des Tunisiens à l’étranger, a été tellement détourné de sa mission fondamentale et infiltré que son image s’est gravement détériorée et il est devenu incapable de montrer ce qu’il peut accomplir. En fait, c’est une institution solidement ancrée dans le paysage de l’émigration tunisienne sur laquelle on peut compter, moyennant une restructuration et une relance totales. Comment lui rendre son statut de chef de file et lui imprimer efficience, loin de toute politisation et en toute indépendance?».
Ce n’est pas la seule question que Jaziri a essayé de poser dès le début. Toute l’architecture institutionnelle était à revoir. Comment doivent s’établir les représentations à l’intérieur du pays et à l’étranger ? Quid des activités sociales et culturelles ainsi que de l’enseignement de la langue arabe à l’étranger ? Quels sont les nouveaux points d’appui nécessaires tant pour ce qui est des études et recherches que pour le suivi des projets de développement initiés en faveur des Tunisiens à l’étranger ? Quel système de gouvernance associant la société civile ? De vraies questions de fond, mais il y a aussi les mesures urgentes, simples, mais très attendues.
Jaziri essayera de jouer sur les deux tableaux à la fois. Face à l’immédiat, il obtient des réductions sur les billets d’avion et de bateau, l’extension de l’âge limite des enfants et des jeunes pour bénéficier des tarifs spéciaux sur Tunisair, l’augmentation du plafond de franchise douanière sur les effets et l’âge des véhicules, la gratuité d’entrée aux musées et sites archéologiques, une réduction de 50% sur les billets des festivals culturels, l’ouverture de nouveaux espaces culturels à Bonn et Doha et d’autres avantages. Mais, il sait d’avance que tout cela ne suffit pas. Les Tunisiens à l’étranger attendent beaucoup plus et mieux, toute une nouvelle approche.
Une agence de développement, un observatoire et un conseil supérieur
Il s’attaque aussi à l’architecture institutionnelle. Restructuration de l’OTE, renforcement des directions régionales dans tous les gouvernorats et lancement du projet de création de deux autres organismes. Le premier porte sur une Agence tunisienne d’immigration et de développement. Elle sera le réceptacle de l’aide internationale pour la fixation des migrants dans leur pays d’origine et le soutien des projets qu’ils souhaitent y entreprendre. Cette dimension développement a, en effet, été jusque-là occultée, alors qu’elle constitue désormais un nouveau levier en matière de migration. Le second est un Observatoire de l’émigration devant constituer un véritable centre d’études et de recherches sur tous les aspects, avec notamment la tenue de statistiques à jour, la conduite d’études spécifiques, l’organisation de séminaires et de colloques, etc. Là aussi, on découvre un grand désert en matière d’études comme si la Tunisie, pionnière dans le domaine durant les premières décennies de l’indépendance, avec des travaux de qualité, s’était sédimentée dans des rapports de plus en plus officiels, sans âme ni jus.
Total émigration tunisienne | 1 200 818 | |
Hommes | 768 524 | 64% |
Femmes | 432 294 | 36% |
Binationaux | 3 585 | 29,80% |
Répartition géographique | ||
Europe | 998 989 | 83% |
Dont France | 539 454 | 54% |
Italie | 152 845 | 15,30% |
Allemagne | 136 861 | 6,90% |
Pays arabes | 165 152 | 13,70% |
Autres pays du monde | 36 702 | 3,10% |
Structure socioprofessionnelle | ||
Ouvriers | 508 211 | 42,30% |
Cadres et professions libérales | 122 486 | 10,20% |
Sans emploi | 142 222 | 11,80% |
Agés de plus de 65 ans | 90 356 | 7,50% |
Elèves et étudiants | 231 631 | 19,30% |
Enfants en bas âge | 85 401 | 7,10% |
Mais, ces leviers ne sauraient fonctionner convenablement sans une ombrelle institutionnelle représentative. Les diverses composantes de la société civile tunisienne issues de l’émigration l’ont toujours revendiqué : l’autoprise en charge. «Ce sont les représentants effectifs des Tunisiens à l’étranger qui connaissent le mieux les problèmes et les priorités et c’est à eux d’être les décisionnaires quant aux solutions à mettre en œuvre», affirment-ils d’une seule voix. D’où la demande de création d’un conseil supérieur de l’émigration que certains cherchent même à ériger en instance supérieure indépendante et constitutionnaliser. Ainsi bâtie, elle aura la charge de superviser l’ensemble du dispositif et de décider pour tout ce qui est du secteur.
Prudent, le gouvernement actuel se limite à une entité consultative et non décisionnelle. Les associations de l’émigration tunisienne seront conviées début juillet à un forum à Gammarth pour en débattre. L’ordre du jour porte jusque-là sur «le conseil consultatif de l’émigration, le networking associatif en Tunisie et à l’étranger et les relations entre les associations et les structures de l’émigration». Est-ce suffisant ?