Béji Caïd Essebsi : La patrie au-dessus des partis
Quand on lui demande pourquoi il s’est finalement résolu à créer son parti Nida’Tounes, Béji Caïd Essebsi s’en excuse presque. « En transmettant mes pouvoirs, nous dit-il, je ne pensais plus revenir sur la scène politique. En constatant quelques semaines après que l’intérêt supérieur de la patrie n’était pas placé au-dessus de celui des partis, j’étais obligé d’interpeller la classe politique, l’invitant à s’unir autour des grands objectifs de la révolution. Je pensais m’en arrêter là. Mais, avec l’évolution de la situation qui ne me paraissait pas favorable à la réussite de la transition et sur insistance de beaucoup de Tunisiens et de Tunisiennes, je me suis résolu à l’idée de participer à la fondation d’un mouvement pouvant y contribuer. Faute de statut juridique approprié, on s’est constitué en parti dont je ne suis que l’un des cofondateurs».
Habile et très clair dans sa démarche, Béji Caïd Essebsi s’empresse de faire deux précisions: «D’abord, notre parti ne ressuscite en rien l’ancien parti destourien. Il s’ouvre certes à tous les patriotes, il s’adresse particulièrement aux nouvelles générations et s’engage vers l’avenir. Pour nous tous, le RCD, c’est fini, il n’y a point de retour là-dessus ». La seconde précision est significative : « Il ne s’agit nullement pour nous d’éliminer Ennhadha ni de contester les autorités actuelles. Mais de pouvoir contribuer au rééquilibrage du paysage politique, de participer à la réussite de la transition et d’œuvrer avec toutes les autres parties à la création des conditions favorables à l’alternance politique pacifique». Il explicite sa pensée: «Vous savez, je ne crois pas à l’opposition si elle se limite juste à contester, sans rien proposer, de crier « ôtez-vous de là que je m’y mette», et n’apporte rien de constructif. Je suis pour la participation active et positive de tous à tout ce qui concerne l’intérêt du pays et son avenir, sans que je sois candidat à rien». Et, un couperet : «Je suis un homme de compromis et non de compromission. Mais, il faut des hommes et des femmes, pour parvenir à des compromis».
Si on élève le débat en examinant en profondeur la situation dans le pays, on se rend compte que le paysage politique actuel n’est pas favorable à la réussite de la transition démocratique. Tout simplement, parce que si tel était l’objectif, il y aurait eu d’autres dispositifs: l’annonce d’un agenda précis, la mise en place d’une instance supérieure indépendante pour les élections, l’élaboration d’une loi électorale.
En mettant fin à l’ISIE pour repartir de zéro, c’est une perte de temps, d’argent et de compétences et j’y vois un certain indice... Je ne perçois pas de signal fort qui me donne l’impression qu’on avance, alors que tout le bénéfice de la révolution c’est, précisément, de parvenir le plus rapidement possible à une nouvelle constitution et à la mise en place de nouvelles institutions. Sur ce terrain, nous sommes en train de perdre. Mais, peut-être, mieux vaut tard que jamais.
Il y a bien une date approximative qui est annoncée ici et là pour les élections
Aucune date précise n’est officiellement fixée. On en parle un peu, mais presque du bout des lèvres, alors qu’on avait bien tous convenu de limiter la durée du mandat de la Constituante à un an.
En déclarant que la légitimité de la Constituante se termine le 23 octobre prochain, ne lui ôtez-vous pas tout pouvoir souverain ?
Pas du tout ! Personne n’a contesté la validité du scrutin du 23 octobre. Mais, il n’y a pas de mandat sans échéance. C’est l’essence du contrat entre l’électeur et le candidat. On ne sent pas une volonté « franche et massive », ce qui constitue l’un des facteurs du malaise. Vous vous souvenez que dès qu’on avait clarifié la feuille de route et fixé les échéances, la tension était tombée.
On a pourtant bien mentionné la date du 20 mars 2013 pour la tenue des élections
On ne choisit pas la date de l’indépendance pour convoquer les électeurs. Et, en plus, ça tombe un mercredi. Vous savez, tout consiste à réussir la transition démocratique pour installer la Tunisie dans le camp démocratique. Les prochaines élections seront les plus importantes dans l’histoire du pays car ce sont ses résultats qui dessineront le paysage politique définitif pour de longues années. On ne peut les prendre à la légère, c’est de l’avenir de la Tunisie et de son ancrage démocratique qu’il s’agit. On essaye ici et là de pérorer sur le printemps arabe. Ce qui se passe dans la région nous montre qu’il n’y a pas de printemps arabe, mais juste un début de printemps tunisien, comme j’ai l’occasion de le dire.
Ceux qui dirigent actuellement le pays doivent se rendre à l’évidence qu’ils ne peuvent le faire tout seuls. Les Tunisiens ont élu une Constituante en charge de l’essentiel, qui est l’élaboration de la nouvelle constitution et, accessoirement, exercer un rôle législatif, désigner l’exécutif et le contrôler. Mais jusque-là, nous risquons de voir l’accessoire l’emporter sur le principal, ce qui est un non-sens. Lorsque j’ai parlé de légitimité, j’avais bien fait la distinction entre la légitimité fonctionnelle qui était celle de mon gouvernement au lendemain de la révolution et la légitimité électorale issue des urnes le 23 octobre 2011. La contrepartie de cette dernière est de remplir le mandat et de résoudre les problèmes. Dans l’impossibilité d’y parvenir, il va falloir s’adosser à la légitimité consensuelle qui repose sur la concertation et la participation de toutes les parties concernées.
On vous reproche d’avoir «miné» le champ avant votre départ et multiplié les avantages accordés…
Je n’ai accordé aucun avantage. Pour ce qui est de l’indemnité de souveraineté qui était limitée aux seuls agents de la Présidence de la République et que j’ai étendue à ceux du Premier ministère, je n’ai fait prévaloir que le sens de l’équité, sachant que divers ministères ont leurs propres indemnités spécifiques. Maintenant, l’UGTT réclame, et c’est son rôle, une indemnité de 70 dinars et demande qu’elle soit servie en une seule tranche. Ce n’est pas la fin du monde, d’autant plus que cette somme sera directement injectée dans l’économie, ce qui est positif.
On agite la menace de l’exclusion des destouriens. Qu’en pensez-vous ?
Ce ne sont pas les destouriens que je défends. D’ailleurs, vous vous en souvenez, j’étais moi-même exclu du Parti socialiste destourien (lors du congrès de Monastir 2, en 1974). Mais, c’est pour moi une question de citoyenneté. Si on retire à des Tunisiens, sans motif valable dûment jugé, leur droit au vote et à l’éligibilité, autant les déchoir de leur nationalité. S’il y a des coupables, autant les poursuivre en justice et appliquer les verdicts prononcés à leur encontre.
Mais, procéder à des sanctions collectives, je ne saurais l’accepter. Ceux qui me reprochent de n’avoir pas suffisamment accéléré la mise en place de la justice transitionnelle peuvent aujourd’hui s’en rendre compte par eux-mêmes : combien de «symboles» du régime déchu ont été arrêtés et jugés depuis mon départ? Les chiffres sont là. D’ailleurs, je dois dire que sous mon gouvernement, je n’avais jamais fait arrêter personne, mais j’ai laissé la justice exercer sa mission en toute indépendance.
Recourir aujourd’hui à l’exclusion me paraît bien grave et fort préjudiciable pour l’image de la Tunisie. D’ailleurs, je n’imagine pas que pareille iniquité puisse être adoptée et je ne leur recommande guère de le faire. Ça sera un vrai scandale, un coup fatal pour la révolution. Suivre le mauvais exemple pris par les Israéliens contre les Palestiniens et, avant eux, les nazis contre les juifs est une hérésie que nul ne saurait accepter et laisser faire.
Le prestige de la Tunisie en pâtira…
En revanche, on pourra s’inspirer des exemples de l’Afrique du Sud après l’abolition du système de l’apartheid et de l’Allemagne après la réunification. N’oublions pas qu’Angela Merkel, l’actuelle chancelière allemande, était membre actif des jeunesses du SED (PC est-allemand) et responsable de l’agit.prop. à l’Académie des sciences de la RDA.
Quelles sont d’après-vous les conditions de réussite de la transition démocratique?
C’est d’abord un paysage politique plus équilibré, et ensuite des conditions favorisant l’alternance pacifique au pouvoir. Pour parvenir à cet équilibre, il faut veiller à ce que l’ensemble du corps électoral soit inscrit sur les listes des votants. Libre à eux par la suite d’exercer ou non leur droit. Mais, on ne peut admettre que seule presque la moitié seulement des électeurs étaient inscrits, comme lors du dernier scrutin, ce qui peut créer des déséquilibres flagrants.
En transmettant mes pouvoirs à mon successeur, je m’étais résolu à me retirer de la scène politique, avec le sentiment du devoir accompli et la confiance en l’avenir. Je n’avais aucune intention de continuer à participer à la vie politique et, encore moins, créer un parti. Mais, en suivant l’évolution de la situation, je me suis rendu compte que les nouvelles autorités ont fait un effort que j’ai estimé insuffisant. Par esprit de responsabilité, ayant été en charge de la première phase de la transition qui devait, précisément, nous conduire vers l’ultime étape démocratique, j’ai cru qu’il est de mon devoir d’interpeller toute la classe politique ainsi que la société civile. Et, c’est ainsi que j’ai été obligé de lancer l’appel du 26 janvier dernier. Je ne voyais pas se mettre en place les prémices d’une gouvernance moderne.
En plus, on ne fait pas une constitution par la majorité, mais on la bâtit sur le consensus. Il faut avoir une échelle de valeurs qui mette la patrie au-dessus des partis.
Toute mon action s’inscrit dans le sens de la réussite de la transition démocratique. Nous devons donner de nous tous une image de responsables, au-delà de nos propres appartenances, unis autour de cet intérêt suprême de la patrie.
Pour ma part, vous savez bien que je ne serai candidat à rien. Mon unique motivation est de pouvoir contribuer à la réalisation de ce grand objectif. Tant que je sens qu’on y progresse, je continuerai à soutenir, mais si je me rends compte qu’on n’avance pas, je m’arrête.
Que pensez-vous de l’initiative de l’Ugtt ?
C’est une bonne proposition pour participer au déblocage de la situation et à l’instauration du dialogue entre les différentes parties concernées. En se rencontrant et en se familiarisant avec l’échange, le débat et la concertation, tous auront plus à gagner qu’à perdre.