Nébil Ferjani Gouverneur de la révolution : Mon expérience à Médenine
Largués en première ligne, dès le déclenchement de la révolution, ils ont dû affronter tout à la fois la rude réalité sur le terrain, comme la confusion régnante dans les cercles du pouvoir à Tunis. Ces gouverneurs de la révolution, ne pouvant s’appuyer sur les attributs de l’autorité et devant compter sur eux-mêmes, ont ainsi vécu des moments exceptionnels. Certains on lâché rapidement, parfois même à peine nommés, par dépit ou sous le fameux «Dégage». En une année, certaines régions ont vu se succéder plusieurs gouverneurs. D’autres ont tenu le plus longtemps possible. Trois seulement demeurent encore en poste, soit dans leur gouvernorat initial (Tunis et Sousse) ou en mutation dans une nouvelle région (Bizerte). Avec l’arrivée du gouvernement Jebali, 14 nouvelles nominations ont été décidées depuis le début de l’année 2012, suscitant pour certains nombre de questions, notamment quant à leur appartenance au parti Ennahdha.
Dès le 15 janvier 2011, le changement des gouverneurs était devenu une urgence réclamée par la population pour marquer la rupture avec le régime déchu. Le gouvernement Ghannouchi y a accédé, faisant appel, dans une première vague, à de hauts cadres de l’Administration, notamment parmi ceux qui avaient servi dans les régions en tant que commissaires régionaux au développement agricole ou parmi les figures indépendantes. Mais, ce n’était pas suffisant. Recours a été fait ensuite pour certaines régions (Tozeur, Kebili, etc.) à des officiers supérieurs de l’Armée et d’autres corps. Pour avoir longtemps été en charge de l’administration régionale, puis ministre de l’Intérieur, Béji Caïd Essebsi, une fois hissé à la tête du gouvernement, essayera de renforcer le corps des gouverneurs qu’il réunira en conférence, en avril 2011 (l’unique conférence des gouverneurs depuis la révolution), et assurera de son soutien. Mais la partie n’était pas facile partout et pour tous. Retour sur l’expérience d’un gouverneur de région : un récit poignant.
Nébil Ferjani, docteur en droit, spécialiste en droit international longtemps établi à Paris, avant d’ouvrir son cabinet d’avocat à Gabès, ne sait pas encore au juste pourquoi il a été nommé gouverneur de Médenine en février 2011 et pourquoi il a été déchargé de ses fonctions en mars 2012. A 40 ans, et sans le moindre engagement politique ni expérience administrative, il s’est retrouvé le plus jeune gouverneur dans le plus grand gouvernorat du pays. «C’était quelques jours seulement au lendemain de la révolution, se souvient-il, lorsque des amis m’ont demandé, connaissant mon indépendance, si j’étais intéressé par une participation, à un poste ou un autre, à l’amorce de la transition démocratique. Sur leur insistance, j’ai fini par leur remettre mon CV, sans trop savoir à qui il allait être remis. Quelques jours plus tard, j’ai été contacté par le Premier ministère, puis le ministère de l’Intérieur, invité à me rendre à Tunis pour apprendre que je suis nommé gouverneur à Médenine. Pour tout viatique, sans prêter serment et sans cérémonie d’installation, je n’avais que l’ardeur de servir».
Mais que peut faire un gouverneur face à tant de détresse ?
Nébil Ferjani n’oubliera jamais comment il s’était présenté tout seul, ce 21 février 2011, au siège du gouvernorat de Médenine. Une foule compacte de pas moins de 500 personnes attendait le nouveau gouverneur, pour le jauger et savoir ce qu’il pourrait leur apporter. Et ce fut le départ de longs mois aux journées interminables, de surprise en surprise. «Il fallait surtout écouter, comprendre et ne rien promettre qu’on ne puisse tenir, dit-il. Que dire à un chef de famille qui a cinq enfants handicapés en charge et se trouve démuni de toute source de revenu ? Que faire pour ces six frères, tous diplômés de l’enseignement supérieur, qui ne demandent juste qu’un emploi pour l’un d’eux ? Comment réagir lorsqu’un père de famille vient vous jeter son bébé devant le bureau et sort en courant pour s’immoler par le feu, en désespoir de pouvoir nourrir sa famille ? Face à tant de détresse, le gouverneur se trouve désarmé, puisant dans ses propres relations un début de réponse urgente».
A peine est-il en poste que se déclenche la révolution libyenne et commencent les grands flux de réfugiés. Rapidement, le camp de Choucha, sur les frontières, devait accueillir plus de 35 000 réfugiés parmi les travailleurs étrangers en Libye, avec toute l’intendance que cela exige. De cette ampleur, le camp devient une véritable ville qui ploie cependant sous la précarité. Des incendies se déclenchent, des incidents se multiplient, se transformant parfois en affrontements entre tribus rivales, et il faut toujours voler au secours pour soutenir les équipes sur place. Il y a aussi la logistique pour assurer le transfert vers l’aéroport de Djerba de ceux qui devaient être rapatriés chez eux.
Le froid et les intempéries ne rendaient pas la tâche facile. S’ajoutent immédiatement les milliers de Libyens qui commençaient à affluer chaque jour. Du coup, le gouverneur se retrouva au cœur de l’action, assurant, avec l’appui de l’armée nationale, la coordination des divers intervenants, accueillant les organisations humanitaires, recevant de grandes personnalités internationales venues du monde entier, répondant autant que possible aux besoins exprimés. Un œil sur les frontières et l’autre sur le reste du gouvernorat si étendu, de Djerba au fin fond du Sahara, il fallait s’armer de vigilance et de patience. Toutes les revendications s’exprimaient en même temps et avec la même urgence. Pas moins de 100 nouvelles associations se sont constituées réclamant attention et soutien. Les nouveaux partis cherchent à prendre pied. Grèves, sit-in et barrages sur les routes se multiplient. Parfois, la colère populaire monte au zénith, réclamant le départ de tel ou tel responsable, lorsqu’il ne s’agit pas, heureusement, de sa séquestration jusqu’à l’arrivée du Premier ministre.
«Débrouillez-vous, Monsieur le Gouverneur!»
«J’en ai fait l’expérience par deux fois, confie Nébil Ferjani. La première, à Beni Khedache, lorsqu’on m’a informé que le délégué a été séquestré dans son bureau. J’ai dû m’y rendre personnellement, malgré la gravité de la situation sécuritaire, pour entrer en discussion avec ses «ravisseurs» et essayer d’obtenir sa libération. Je n’y suis parvenu que vers minuit, avec la ferme promesse de le changer immédiatement, ce qui a été effectivement fait. La seconde, elle me concerne personnellement. La population de Sidi Makhlouf était entrée en grève générale et en rébellion, réclamant ma présence. Je m’y suis rendu et là, j’étais surpris de voir plus de 500 personnes m’assaillir, m’interdisant de quitter le siège de la Délégation avant l’arrivée du président de la République en personne et de membres du gouvernement pour résoudre leurs problèmes. J’aurais pu recourir à la force, mais j’ai préféré garder mon sang-froid et poursuivre le dialogue avec les protestataires. Au bout de 7 heures, j’ai fini par les apaiser et rentrer à Médenine ».
Parer au plus urgent ne saurait cependant occulter les autres tâches non moins exigeantes que doit accomplir le gouverneur. D’abord, la gestion administrative, mais aussi l’animation et la coordination des différents services régionaux relevant des divers ministères, en veillant surtout à la continuité du service public sans la moindre rupture des prestations. Bref, une charge si accaparante qui ne vous laisse aucune minute de répit et ne vous accorde aucun droit à l’erreur. Seul en première ligne, le gouverneur doit se débrouiller pour s’en sortir. L’unique consigne qu’il reçoit de son hiérarchie: «Faites pour le mieux, Monsieur le Gouverneur. Vous êtes sur le terrain et vous savez les décisions les plus appropriées à prendre».
Son grand réconfort, reconnaît Nébil Ferjani, c’est l’appui total du ministre de l’Intérieur (alors Habib Essid) et ses encouragements. Ses coups de fil lui remontent le moral et rechargent ses batteries. «Il faut dire aussi, ajoute-t-il, que j’ai bénéficié de beaucoup d’aide et de soutien de la part des cadres régionaux et des sages du gouvernorat qui m’ont fait confiance et apporté leur collaboration dans des moments souvent difficiles». Nébil Ferjani l’a bien compris : être gouverneur de région aujourd’hui, ce n’est plus être uniquement le représentant du pouvoir central auprès de la population, mais aussi et encore plus fortement, celui de la population en pleine révolution auprès du pouvoir. A lui de faire parvenir les requêtes, de relancer administrations et ministres, sensibiliser chef du gouvernement et président de l’ANC et président de la République, agir en continu avec une obligation de résultat.
Sans amertume
Toujours sur la brèche, montant au créneau à chaque instant, on peut avoir des moments de fatigue, de remise en question, de tentation d’abandon. Nébil Ferjani en venait parfois à se dire qu’il aurait mieux fait de retourner à son cabinet d’avocat, de poursuivre ses recherches en droit international, lui qui a été lauréat de prestigieuses bourses à Rome et à La Haye, de se consacrer à sa famille, mais l’appel du devoir et le sentiment patriotique qui l’animent renforcent sa foi en sa mission. Il puise dans ses valeurs les ressorts de son ardeur, ne croyant pas qu’il allait être subitement remercié.
Ce jour-là, il était avec des jeunes volontaires en train de nettoyer la plage à Djerba pour préparer la saison estivale, heureux de participer lui aussi à cette campagne, prodiguant ses encouragements. Un coup de fil lui parvient sur son portable pour lui annoncer la fin de sa mission, sans lui en fournir la moindre explication. Imaginez alors sa surprise, sa déception. Il s’attendait certes à une relève, un jour ou l’autre, mais pas de suite et de la sorte.
Calmement, il se retire, rentre à Médenine pour faire ses adieux et accueillir son remplaçant. Sans la moindre amertume. «Ce fut une expérience unique, inoubliable», se contente-t-il de dire en attendant de se fixer sur l’orientation future qu’il compte donner à sa carrière…