« NidaaTounes » : l'espoir face au chaos
Par qui sommes-nous gouvernés ? A priori, la réponse est claire : par les dirigeants du parti islamiste Ennahdha. Plus personne ne peut sérieusement croire en l’existence d’une coalition de partenaires égaux (la Troïka), surtout depuis l’épisode grotesque de l’extradition de l’ancien premier ministre libyen, M. Baghdadi Al Mahmoudi, qui a mis si crûment en lumière le rôle négligeable joué par Moncef Marzouki à la tête de la République, et la position humiliante de « Si Mustapha » (président actuel de l’ANC), désormais dans le rôle du supplétif contraint d’obéir aux ordres par amour du pouvoir. Mais avoir établi leur identité ne nous permet pas de savoir pourquoi les nouveaux dirigeants nahdhaouis ont plongé la Tunisie dans le chaos et l’insécurité. Plusieurs théories circulent, pas forcément incompatibles d’ailleurs.
Ennahdha : Un clan au service des Américains et leurs alliés ?
La première hypothèse ferait d’Ennahdha l’allié objectif des États-Unis et d'Israël dont la stratégie commune a toujours été d’affaiblir et de diviser les peuples arabes et musulmans afin qu’ils restent dans un état de sous-développement perpétuel. Cela passe par la guerre directe, comme en Irak, ou par le soutien apporté aux monarchies,et aux forces réactionnaires et conservatrices représentées aujourd’hui par les mouvements islamistes. L’accueil incroyablement chaleureux de John McCain (ancien candidat républicain à la présidence américaine, et partisan acharné d’Israël) à Tunis par M. Jebali, la volonté de remplacer le français par l’anglais, la rupture des relations diplomatiques avec la Syrie, devançant même les désirs des Occidentaux, tous ces éléments tendent à accréditer cette thèse. Ennahdha, au même titre que les moudjahidines afghans des années 1980, ou les islamistes somaliens depuis les années 1990 (les « Chabebs »), constitueraient les « idiots utiles » des Américains et des sionistes, toujours prêts à retarder et à trahir la renaissance arabe et musulmane du moment qu’on leur accordele droit de voiler et d’opprimer les femmes et d’imposer leur interprétation bigote, étroite et fausse de l’Islam. Il est vrai que pour les islamistes sunnites du monde arabe (frères musulmans, wahhabites, ou autres salafistes), les vrais ennemis ne sont ni les Américains, ni les sionistes, mais les femmes non voilées (les safirat, dirait Marzouki), les athées, les laïcs, les musulmans non wahhabites, et les chiites iraniens ou arabes.
Ennahdha : Un clan au service des pétromonarchies ?
Une autre hypothèse serait que les militants d’Ennahdha, en détruisant la Tunisie moderne et éclairée mise en place par Bourguiba, ne feraient qu’appliquer les doléances et les ordres de ceux qui les financent directement, c’est-à-dire les pays du Golfe, Qatar et Arabie Saoudite en tête. Ces obscurantistes du Golfe qui considèrent l’émancipation de la femme tunisienne comme une menace à la pérennité de leur modèle social archaïque et dictatorial. Ceux qui en veulent tant à notre société tunisienne émancipée, contre laquelle ils sont désormais en guerre. Le fait que notre ministre des Affaires étrangères, M. Rafik Bouchlaka, ait été un salarié du Qatar, le fait que les déclarations officielles du gouvernement soient adressées en priorité à Al Jazira et non à la télévision nationale, le fait que l'Emir de Qatar visitant la Tunisie s'y comporte comme en pays conquis, le fait qu’El Quaradhaoui ait été accueilli en libérateur à Tunis, le fait que le congrès d’Ennahdha ait été couvert en direct par les caméras d’Al Jazira, les éléments en faveur de cette thèse sont innombrables. Mais il n’y a rien de surprenant à cela : aussi curieux que cela puisse paraître, les militants d’Ennahdha sont réellement persuadés et fermement convaincus que les habitants du Golfe sont plus moraux et plus vertueux que leurs compatriotes tunisiens. Voilà pourquoi ils poussent leurs femmes à porter le hijab ou le niqab, et non le sefsari, et voilà pourquoi ils invitent des prédicateurs égyptiens au lieu d’écouter les théologiens tunisiens. En d’autres termes, ils ont honte de la Tunisie, de ses symboles, de ses fêtes nationales, mais admirent la culture, les coutumes et les rites religieux des monarchies du Golfe. C’est aussi pour cette raison que les ennemis de leurs mentors qataris (Iran, Syrie, chiites libanais) sont aussi leurs ennemis, et que les amis des qataris (Américains et Israéliens) sont maintenant les leurs. Ils ne sont pas simplement liés par des intérêts financiers aux pays du Golfe : ils aiment littéralement d’un amour sincère et pur tout ce qui provient du désert d’Arabie, et méprisent d’une haine toute aussi intense leurs compatriotes qui ne partagent pas leur dévotion.
Ennahdha : Des incompétents ?
Une troisième hypothèse, qui malheureusement prend de plus en plus de consistance chaque jour, voudrait qu’Ennahdha soit la plus grande collection d’incompétents que la Tunisie ait jamais connue. Plus grave, depuis qu’Ennahdha est au pouvoir, les voyous font la loi dans la rue, après avoir fait main basse sur de larges secteurs d’une économie parallèle en expansion, en dehors de tout contrôle étatique. L’eau n’est plus distribuée, les coupures d’électricité sont devenues la norme et non plus l’exception, les ordures ne sont plus ramassées, transformant la Tunisie en vaste poubelle à ciel ouvert, l’épreuve du baccalauréat 2012 s’est transformée en concours de triche, etc. La corruption et ses exemples de « racket » à l’échelle individuelle ou collective se multiplient dangereusement, rappelant aux Tunisiens les affres de l’époque des Ben Ali-Trabelsi. La loi proposée par Ennahdha pour « indemniser » ses anciens condamnés, en plus de ne pas être inscrite dans le budget 2013, est déjà d’un goût très amer pour tous ceux qui souffrent de la misère et du chômage, et pour ceux qui gardent de mauvais souvenirs du « 26 26 ». C’est comme lors des razzias de naguère, lorsque les chefs victorieux se distribaiuent le butin (biens et personnes), au nom du droit à la « ghanima », légitimé par des fatwas de leurs religieux.
Nommer à la tête de n’importe quel service de l’État un membre d’Ennahdha est le plus sûr moyen de le saboter, et de le voir cesser d’être efficace. Le roi Midas, dans la mythologie grecque, possédait le pouvoir de transformer tout ce qu’il touchait en or : Ennahdha possède un don inverse, celui de faire échouer tout ce qui fonctionnait jusqu’à présent, autrement dit le don de transformer l’or en plomb. Et cette incompétence généralisée, ils en sont les seuls responsables : dans les pays du Golfe ou aux États-Unis, les ordures sont ramassées, l’eau et l’électricité sont distribuées, et on obtient ses diplômes en travaillant, et non en trichant. Personne ne leur a demandé d’être incompétents : ils ont réussi à l’être sans l’aide de personne.
Mais quelle que soit l’hypothèse retenue (et peut-être sont-elles toutes les trois vraies), il est sûr que la Tunisie ne sortira pas indemne de ce traitement de choc, et nous commençons à voir les premiers signes du nouveau pays qui se profile, avec en perspective les dangereuses conséquences pour l’État tunisien.
Diminution du périmètre étatique
La première conséquence est la diminution du périmètre de l’État à l’échelle du pays. Depuis l’arrivée au pouvoir d’Ennahdha, l’État a pratiquement cessé de fonctionner dans de vastes portions du territoire, laissant les salafistes, les trafiquants, et les voyous en tous genres faire la loi, dans des zones de non-droits de plus en plus nombreuses. Depuis qu’Ennahdha est au pouvoir, les appels au meurtre (proférés par les salafistes) se trouvent légitimés, puisqu’ils ne sont jamais sanctionnés par les juges. Il en est de même de la violence de quiconque porte une barbe. Des milliers de délinquants, de criminels, de pédophiles, sont libérés et lâchés dans la nature, au milieu de nos enfants, sans que nous n’y puissions rien. La justice est aux mains de juges laxistes. Elle est de plus en plus instrumentalisée par le pouvoir exécutif : dure avec les victimes, et clémente avec les criminels. La notion de l’Etat moderne semble étrangère aux Nahdhaouis, Comme leur sont encore insupportables l’émancipation de la société tunisienne et son entrée dans l’Histoire moderne. Aussi n’auront-ils de cesse de continuer d’affaiblir l’État par étapes, et de détricoter la société tunisienne par petites touches aujourd’hui, et, au besoin demain, par la violence. Dans beaucoup de régions tunisiennes, l’État tunisien ne s’est pas islamisé, il a tout simplement disparu.
Chute du rendement des activités étatiques
L’Etat n’a certes pas disparu partout. Dans les villes côtières, on peut avoir l’impression que peu de choses ont changé depuis le départ de Ben Ali. En réalité, beaucoup de choses ont changé : Ennahdha a réussi la prouesse de faire pire que Ben Ali, car ce qui les intéresse,c’est surtout de mettre la main sur les appareils et centres de pouvoirs, c’est de voiler les femmes tunisiennes, et d’appeler au meurtre de ceux qu’ils désignent comme hérétiques et mécréants, au nom d’une prétendue défense du sacré, au périmètre toujours extensible au gré des intérêts du moment. Bien faire fonctionner une administration leur importe peu. Dès lors, plus rien ne fonctionne, et l’on assiste à une chute, triste mais inexorable, du rendement des services de l’État et des entreprises qu’il contrôle. La petite corruption, celle des petits fonctionnaires, explose, sans que la grande, celle des anciens associés des Trabelsi et celle de leurs successeurs, ne diminue. Le pays n’a jamais été aussi sale, les citoyens n’ont jamais été aussi démunis face aux inondations et aux incendies. Et que dire des coupures d’eau et d’électricité, que l’on croyait réservées aux pays d’Afrique subsaharienne ? L’État tunisien est en train de disparaître, et quand il existe encore, c’est sous une forme dégénérée, incapable de fonctionner convenablement.
Absence totale de perspectives à court, moyen et long terme
En d’autres termes, plus Ennahdha nomme des gens incompétents dans l’administration, plus son contrôle du pays diminue, puisque l’on assiste à la stérilisation de l’efficacité des services dirigés par des Nahdhaouis. L’État tunisien est en train d’être euthanasié à petit feu, faute de perspectives, d’investissements et de compétences. Malheureusement, même s’il s’agit probablement de la conséquence inévitable d’une telle concentration d’incompétences à la tête de l’État, les dirigeants et militants d’Ennahdha ne trouvent pas cela grave. Réussir à « islamiser » l’État tunisien aurait été pour eux préférable, mais le détruire de l’intérieur fait tout aussi bien l’affaire, du moment qu’ils construisent dans le même temps un État islamique parallèle, destiné à remplacer celui qu’ils sont en train d’étouffer. L’affaire de l’université de la Zeitouna, qui s’est transformée en farce ridicule du fait de leur ignorance de l’enseignement supérieur, n’en fut qu’un signe avant-coureur. Ils recommenceront, encore et encore, jusqu’à ce que la Tunisie ressemble aux pays de leur rêve, l’Arabie Saoudite et autres Emirats du Golfe, même si le prix à payer est la destruction de la Tunisie et de son État.
L’union électorale autour de « NidaaTounes »
L’heure est donc particulièrement grave, et Ennahdha n’est pas seule à blâmer. S’ils sont arrivés au pouvoir, ce n’est pas seulement grâce à leur démagogie éhontée, leurs achats de voix et leurs fausses promesses ; s’ils sont arrivés au pouvoir, c’est aussi parce que le camp patriotique est arrivé aux élections plus divisé que jamais. Maintenant, nous savons : Ennahdha, et l’idéologie panislamiste qui l’anime, représentent pour l’avenir de la Tunisie un danger comparable à celui de la colonisation française des 19e et 20e siècles. L’unité nationale n’est pas seulement souhaitable, elle est indispensable si l’on veut protéger la Tunisie et les Tunisiens de l’appétit insatiable des monarchies pétrolières. Que nous soyons progressistes ou conservateurs, socialistes ou libéraux, nationalistes ou unionistes, syndicalistes ou politiques, nous devons mettre nos différents idéologiques de côté pour préserver la seule chose qui nous unit, notre patrie tunisienne, qu’Ennahdha veut nous voler, pour l’offrir sans rien demander en échange aux monarchies du Golfe. A l’heure actuelle, seul« NidaaTounes » semble être en mesure de porter cette ambition, non que Béji Caïd Essebsi soit supérieur aux autres politiciens de l’opposition, mais parce qu’il a fait ses preuves devant le juge le plus intransigeant qu’il soit, le peuple tunisien. Il est le plus connu et le plus rassembleur des ténors de l’opposition : pourquoi vouloir se priver de cet atout inestimable ? De plus, son initiative se prête particulièrement bien à une alliance électorale de grande ampleur(avec la participation active et responsable de « Al Joumhouri » et « Al Massar », et d’autres), qui sera capable, face au front islamiste mené par Ennahdha, d’opposer un front patriotique susceptible de convaincre tous les Tunisiens qui sont fiers de leur pays, de ses acquis, et de leur culture. Il faut toutefois s’assurer qu’aucune figure de l’ancien régime n’y occupe de place importante, encore moins qu’elle y soit à l’affiche. Laissons Ennahdha s’enferrer seule dans ses fantasmes et sa volonté de remplacer le RCD par un <
Des axes de campagne très clairs
Malheureusement, l’union électorale seule ne suffira pas ; seule des thématiques de campagne claires, sans ambiguïtés et capables d’être comprises immédiatement par le peuple pourront contrebalancer l’arsenal démagogique d’Ennahdha.
La sécurité et le retour à l’ordre constituent l’axe prioritaire de la future campagne électorale. Ennahdha a choisi d’instaurer l’insécurité pour tous, le désordre, et le chaos salafiste ; et depuis, les voyous sont partout dans la rue, et imposent leurs lois où qu’ils aillent, protégés par Ennahdha et ses juges. Rétablir l’ordre et la sécurité constitue l’exigence la plus claire du peuple tunisien.
En second lieu, la patrie et l’identité nationale doivent être défendues à tout prix : Ennahdha est persuadée que l’existence de la Tunisie, en tant que pays distinct, avec ses traditions, sa culture, sa langue et ses coutumes, représente une menace contre « l’Oumma islamique »(la communauté des croyants). C’est bien entendu l’inverse qui est vrai : une Tunisie forte, sûre d’elle-même, qui assume son histoire et sa modernité, est le plus sûr moyen de redonner force, courage et dignité à l’ensemble des musulmans du monde entier, comme elle l’a déjà fait en janvier 2011. Ennahdha est contre la nation tunisienne, et a peur de la nation tunisienne : nous devons au contraire mettre en avant l’identité nationale tunisienne, et lutter contre les traditions culturelles, vestimentaires, langagières et parfois perverses des gens du Golfe, qu’Ennahdha veut nous transmettre, voire imposer, sous couvert de religion. Ils ont honte de la Tunisie, alors que nous en sommes fiers. Leurs électeurs ne le savent pas forcément : à nous de les mettre au courant.
Enfin, la lutte contre le chômage et contre la vie chère doit constituer le troisième axe du combat politique à venir. Ennahdha ne s’intéresse pas à l’économie, et comme tous les islamistes du monde arabe, croit que l’argent tombe du ciel. Ils ne savent pas ce qu’est de travailler dur, et de se battre pour nourrir sa famille avec des salaires misérables. Leur projet de vider les caisses de l’État tunisien, à hauteur de plus d’un milliard de dinars, pour récompenser ses militants condamnés s’apparente à du vol pur et simple.
Retour à l’ordre et la sécurité ; défense de la patrie tunisienne et de sa culture contre les traditions du Golfe ; création d’emplois et partage des richesses ; voilà les seules thématiques capables de démasquer Ennahdha, de faire gagner « NidaaTounes » et de sauver la Tunisie. Ce serait, pour nous, un grand pas victorieux si, en répondant à « NidaaTounes », on se retrouverait tous engagés dans un plus vaste mouvement : celui de « BinaaTounes » (construire la Tunisie).
Une fois la victoire acquise, nous pourrons de nouveau débattre beaucoup plus finement des solutions économiques ou politiques à apporter pour optimiser la croissance tunisienne et rattraper les pays industrialisés ; mais pas maintenant. Maintenant, il faut sauver la Tunisie, à tout prix, car si nous ne le faisons pas, personne ne le fera à notre place.
Abdellatif Ghorbal