Opinions - 14.08.2012

Aucune autorité n'est capable de priver les Tunisiens de leur droit universel à une presse libre

J’étais bien loin d’imaginer que le processus de la réforme du secteur de l’information et de la communication en Tunisie allait essuyer les tirs les plus intenses au moment où siègeraient au plus haut sommet de l’Etat deux personnalités connues pour être des défenseurs notoires des droits de l’Homme : Moncef Marzouki, ancien Président de la Ligue Tunisienne pour la défense des Droits de l’Homme (LTDH), devenu Président de la République ; Mustapha Ben Jaafar, ancien vice-président de la LTDH, devenu Président de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) et Hamadi Jebali, ancien directeur d’un organe de l’opposition, l’hebdomadaire « El Fejr » et ancien prisonnier politique, devenu Président du gouvernement.

Ces trois personnalités avec qui j’entretenais des relations d’amitié, pendant les années de plomb, sont, en effet, les mieux placés, normalement, pour savoir combien ils ont souffert et combien la Tunisie a perdu, dans tous les domaines, à cause des violations systématiques de la liberté d’expression et des exactions massives contre les journalistes, sous l’ancien régime.
 
Tous les militants et défenseurs des droits de l’Homme étaient au courant  des attaques en série lancées contre le processus de réforme du secteur de l’information et de la communication, quelques mois avant le triomphe  électoral du parti Ennahdha, le 23 octobre 2011.
 
Toutefois, les flèches décochées contre l’Instance Nationale pour la Réforme de l’Information et de la Communication (INRIC) ont raté leur cible. Elles n’ont servi, en définitive, qu’à ternir davantage la réputation de leurs auteurs, en Tunisie comme à l’étranger, et à mettre à nu leurs visées personnelles, leur opportunisme politique et leurs calculs étriqués.
 
Les attaques contre l’INRIC n’ont fait que conforter la détermination de ses membres à poursuivre la mission qui leur a été confiée en vertu du décret-loi N°2011-10.
Mais ce qui est le plus déconcertant c’est que celui qui détient aujourd’hui le plus de pouvoir et celui qui devrait être logiquement le plus proche des journalistes et des hommes des médias c’est bien Hamadi Jebali, le Président du gouvernement.
 
Il était, en effet, le directeur du journal « el Fejr » jusqu’en 1991, date de son incarcération et il a entretenu des relations très denses avec les ONG internationales les plus actives dans la défense de la liberté d’expression.
Avant même la présentation de son programme de gouvernement devant l’ANC, en décembre 2011, Hamadi Jebali avait promis d’œuvrer à ce que la Tunisie, à l’instar des pays démocratiques, soit dotée d’un paysage médiatique libre et pluraliste, en accord avec les standards internationaux en matière de liberté d’expression.
Malheureusement, moins de trois semaines après cette promesse qu’il m’a faite personnellement à maintes reprises, l’opinion publique en Tunisie a été surprise par l’annonce, le 7 janvier 2012, de la nomination, par le Président du gouvernement, de trois PDG à la tête de trois entreprises publiques de presse, (l’Agence TAP, la Télévision Tunisienne et la SNIPE, éditrice des quotidiens « La Presse et « Essahafa »). 
 
Ces nominations ont été décidées sans aucune consultation préalable avec les instances représentatives de la profession et selon le même mode opératoire qui était en vigueur sous la dictature de Ben Ali. C'est-à-dire dans l’opacité la plus totale et en privilégiant l’allégeance politique au détriment du mérite et de la compétence.
A l’occasion de ces nominations, le Président du gouvernement a même franchi une ligne rouge et commis un impair sans précédent, depuis l’indépendance du pays. Il a, en effet, nommé un directeur de la rédaction à la télévision tunisienne et deux rédacteurs en chef aux quotidiens « La Presse » et « Essahafa ».
 
A la suite du mouvement de protestation, organisé, place de la Kasbah, le 9 janvier 2012, à l’appel du Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT), pour dénoncer ces nominations, le Président du gouvernement a promis à l’INRIC d’ouvrir la porte du dialogue et de la concertation, d’éviter à l’avenir des décisions aussi fâcheuses et de veiller à prendre l’exemple sur les expériences des pays démocratiques en matière de réforme du secteur de l’information.
 
Au cours d’un entretien avec le président de l’INRIC, organisé à sa demande, Hamadi Jebali s’est dit disposé à échanger les vues au sujet des recommandations urgentes sur la réforme du secteur de l’information et de la communication, qui lui ont été adressées par l’INRIC, fin décembre 2011, ainsi qu’aux Présidents Marzouki et Ben Jaafar ; et aux membres de l’ANC. 
Parmi ces recommandations, figurait notamment la nécessité d’accélérer la publication des textes d’application relatifs aux décrets-lois N°115 et 116 organisant les secteurs de la presse écrite, électronique et audiovisuelle.
Mais, encore une fois, la promesse n’a pas été tenue et l’engagement pris par le Président du gouvernement d’œuvrer en vue de garantir la liberté d’expression et le pluralisme médiatique est resté un vœu pieux et un discours lénifient.
Il semble donc évident que des forces occultes agissent dans l’ombre pour que les promesses du Président du gouvernement ne soient pas concrétisées, pour garder la mainmise sur les médias publics et pour obliger les médias privés et les journalistes à abdiquer au plus vite leur indépendance. 
 
Car, ce n’est pas du tout un hasard si la rupture du dialoguer avec l’INRIC, l’unique instance habilitée légalement à présenter une conception de la réforme du secteur de l’information et de la communication, a coïncidé avec l’intensification des agressions contre les journalistes et personnels de la télévision tunisienne, le brandissement de la menace de privatiser les médias publics ou l’organisation, les 27 et 28 avril 2012, par les conseillers du Président du gouvernement d’une prétendue « conférence nationale sur le cadre juridique des médias », à laquelle ont été invités quelques uns parmi les architectes de la politique médiatique de Ben Ali et parmi ceux qui l’ont supplié de briguer un nouveau mandant en 2014 pour parachever son « projet civilisationnel ». 
Une consultation qui a été boycottée par l’INRIC et le SNJT parce qu’elle rappelle, à maints égards, les « consultations nationales » qui étaient organisées sous la dictature de Ben Ali et qui n’étaient fondées que sur le mensonge et la manipulation. 
 
Tous les indices montrent que cette série d’évènements s’inscrit dans le cadre d’une stratégie qui vise à mettre en échec le processus de réforme du secteur de l’information et de la communication et à assoir de nouveau une hégémonie sur l’ensemble de l’espace médiatique, en prévision des prochaines échéances électorales et pour plus longtemps encore si, par malheur, les défenseurs convaincus d’un régime démocratique authentique, parmi
les tunisiennes et tunisiens, continuent à agir en rangs dispersés.
 
Sinon, comment expliquer que certains conseillers du Président du gouvernement décident de rompre le dialogue avec l’INRIC et le SNJT ? Comment expliquer leurs déclarations contradictoires avec les promesses de leur chef ? Et comment expliquer leur soutien sans réserve aux positions de la minorité qui s’oppose aux décrets-lois N°115 et 116, parmi certains leaders radicaux du mouvement Ennahdha, ou parmi ceux qui considèrent toute opinion différente comme une forme de traîtrise?
 
Pourtant, tout le monde le sait. Les adversaires des décrets-lois N°115 et 116 ne sont, pour la plupart, qu’une minorité de partisans inconditionnels du Président déchu. Ils ont œuvré sans cesse à semer la discorde et la zizanie parmi les professionnels du métier, à miner leurs structures professionnelles et à placer leurs intérêts personnels au dessus de l’intérêt général.
 
La campagne de désinformation et de manipulation orchestrée contre les décrets-lois N°115 et 116 a réussi, en partie, à susciter une vague de suspicion et de méfiance, à cause de l’alignement des patrons des médias privés sur les positions de cette minorité qui s’oppose surtout au décret-loi 116, lequel prévoit la création d’une Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA). 
 
Pourtant, la préparation de ces deux textes de loi qui ont été publiés au Journal Officiel, le 4 novembre 2011, a mobilisé un grand nombre de professionnels, de syndicalistes, d’experts et de représentants des ONG nationales et internationales, dans le cadre d’une consultation très large, jamais organisée en Tunisie.
Il semble tout à fait évident que parmi les principales raisons qui ont conduit le gouvernement et la majorité qui lui est acquise au sein de l’ANC à bloquer le décret-loi N°116, se trouve la volonté d’attribuer des faveurs à quelques membres de la nouvelle nomenklatura.
 
C’est ce qui explique, entre autres, l’attribution d’une licence, hors du cadre légal prévu par le décret-loi N°116, pour le lancement d’une chaine de télévision satellitaire, « zitouna tv », proche du parti « Ennahdha ».
Cette licence a été attribuée à un jeune militant du parti, Oussama Ben Salem, membre du conseil de la Choura et fils du ministre de l’enseignement supérieur, en violation flagrante de la loi qui interdit la création de médias audiovisuels à vocation idéologique ou religieuse.
 
Cette chaine a eu même le privilège de réaliser un scoop, quelques jours à peine après son lancement. Elle a diffusé une interview avec le dernier premier ministre du colonel kadhafi, Baghdadi Mahmoudi, dans sa prison à Tripoli, conduite sous forme d’un interrogatoire policier, dans une transgression  manifeste des règles les plus élémentaires de la profession.
 
Cette interview dans laquelle le prisonnier, seul devant la caméra, avouait ses crimes et rendait hommage à ses geôliers pour la bienveillante attention dont il serait entouré, rend étrangement à l’esprit les fameux interrogatoires policiers conduits avec les opposants politiques et diffusés par les médias audiovisuels, sous la dictature.
Rappelons, pour mémoire, que l’extradition par les autorités tunisienne de Baghdadi Mahmoudi a provoqué une grave crise politique et constitutionnelle en Tunisie et suscité une grande vague de protestation chez les défenseurs des droits de l’Homme, en Tunisie et à l’étranger.
 
Ce qui est tout à fait surprenant et paradoxal c’est que le cercle de la concertation et du débat sur les décrets-lois N°115 et 116 s’est considérablement rétréci après les élections du 23 octobre 2011, alors qu’il était beaucoup large sous un gouvernement provisoire qui était, pourtant, dépourvu de toute légitimité populaire.
En effet, Aucun soupçon de concertation ou de débat n’a précédé l’annonce par les médias, le 4 juillet 2012, du consensus qui s’est dégagé au sein de la commission des instances constitutionnelles de l’ANC autour de la création d’une « instance indépendante de l’information ». Et il est absolument difficile, pour tout observateur honnête et intègre de croire qu’une assemblée dominée par le parti « Ennahdha » et ses alliés puisse élire une instance réellement indépendante composée de neuf membres.
 
Cette annonce surprise a eu lieu quelques heures à peine après que l’INRIC eut décidé de mettre fin à ses activités pour protester contre l’absence de volonté politique du gouvernement et d’initiatives concrètes sur la voie de la réforme.
 
Tous les journalistes et les professionnels des médias vivent désormais dans la crainte de voir cette future instance ressusciter les anciennes pratiques de censure et de désinformation qui étaient la prérogative des ministères de l’information sous la dictature. Surtout que les nouveaux législateurs vont confier à cette instance la mission d’organiser et de réguler le secteur de l’information dans son ensemble, sans distinction entre médias écrits et médias audiovisuels. 
 
Pourtant, l’INRIC a bien expliqué, dans son rapport général, rendu public le 30 avril 2012, et l’a rappelé, début juillet dernier, que la régulation du secteur de la presse écrite est du ressort exclusif de la profession qui l’exerce dans le cadre de ce qu’il est communément appelé « l’autorégulation ».
 
Mais ce qui est encore plus surprenant c’est que les nouveaux gouvernants et les nouveaux décideurs s’obstinent à ignorer les expériences étrangères réussies dans en la matière, et à traiter avec une indifférence totale les conclusions du rapport général de l’INRIC qui représente un véritable document de référence, de l’avis de bon nombre d’observateurs et d’experts étrangers dans le domaine de la réforme de l’information.
 
Ce rapport comporte, en effet, une radioscopie détaillée du paysage médiatique tunisien, une analyse des avantages que procurent les nouvelles législations proposées, et des recommandations visant à améliorer le rendement des médias et à promouvoir leurs compétences.
 
Ces recommandations portent également sur la création de mécanismes et la mise en place de critères objectifs pour la désignation des dirigeants des médias publics, afin de rompre définitivement avec les anciennes pratiques qui étaient fondées sur l’allégeance politique et le népotisme. Des pratiques qui, malheureusement, sont encore courantes, depuis janvier 2012 et qui ne touchent pas uniquement les médias publics mais aussi certains médias privés qui appartenaient aux membres du clan Ben Ali.
 
Soyons, toutefois, objectifs ! Les nouveaux gouvernants ne sont pas les seuls responsables des maux qui minent le secteur de l’information et de la communication, et des dangers qui le guettent.
 
L’INRIC n’a pas manqué de pointer du doigt, documents à l’appui, les fautes professionnelles et les violations flagrantes  des règles de la déontologie commises par certains journalistes et même par certains experts et chercheurs dans le domaine de l’information.
 
Mais, la troïka présidentielle et les constituants assument, incontestablement, la plus grande part de responsabilité, par leur silence face aux manœuvres exécutées depuis le début de l’année 2012 pour saborder le processus de la réforme, et face à la multiplication des agressions et des actes d’intimidation à l’encontre des journalistes et des blogueurs dont certains ont été même emprisonnés, ce qui a conduit bon nombre d’ONG nationales et internationales à tirer la sonnette d’alarme.
 
Certains professionnels et universitaires assument aussi une part de responsabilité pour avoir cautionné ces pratiques, et pour avoir tendu la main aux symboles de l’ancien régime parmi les cartels médiatiques qui ont prospéré grâce aux prébendes qui leur ont été alloués sous la dictature, en contrepartie de leur allégeance politique.
 
La décision de l’INRIC de mettre fin à ses activités et de cesser de jouer les figurants est un message urgent destiné aux nouveaux gouvernants pour leur signifier qu’il n’existe aucune autorité capable de priver les tunisiennes et les tunisiens de leurs droits fondamentaux dont, en premier lieu, leur droit universel à une presse libre et pluraliste. Mais encore faut-il que toutes les composantes de la société civile fassent preuve de solidarité et de ténacité dans la défense de ces droits.
 
Kamel Labidi, journaliste, ancien président de l’INRIC.