Abderrahman Beggar : Ethique et rupture bouraouïennes
Fondateur, en Amérique du Nord, de la littérature maghrébine, Hédi Bouraoui suscite de plus en plus l’intérêt des chercheurs tant francophones qu’anglophones, attirés par la diversité et la richesse de ses écrits : des poèmes, bien sûr, mais aussi des romans, des essais et des nouvelles. Une diversité en apparence seulement, car son unité est à rechercher dans ce sentiment de responsabilité, son dévouement aux autres et son amour du prochain, acquis au cours de sa longue carrière de pédagogue.
Abderrahman Beggar, enseignant au Département de langues et littératures de l’université Wilfrid-Laurier au Canada et auteur de plusieurs publications scientifiques, a déjà écrit sur lui un ouvrage, L’Epreuve de la Béance. L’Ecriture Nomade chez Hédi Bouraoui en 2009.
Ce livre n’est pas passé inaperçu, puisque La Presse de Tunisie a eu vent de sa parution et en a fait aussitôt état (Cf. La Presse du 15 juin 2009). Il possède donc cette précieuse expérience de pédagogue pour écrire de nouveau sur Hédi Bouraoui et saisir, cette fois, les motivations profondes d’ordre éthique et littéraire ayant conduit, selon lui, le poète à une sorte de rupture, voire de dissidence, avec l’esprit de son époque. Son nouveau livre, qui s’intitule fort à propos Ethique et rupture bouraouïennes, vient de paraître aux éditions CMC à Toronto (Canada).
En fait, Abderrahman Beggar et Hédi Bouraoui sont des amis de longue date. Des liens solides s’étaient tissés entre le maître et le disciple, donnant lieu à une fructueuse et riche collaboration. Résultat heureux et bénéfique puisque ce nouveau livre, plus dense, vise «à démontrer jusqu’à quel point Bouraoui et son œuvre constituent un corps uni et homogène, comment écriture et vie se tiennent la main dans une démarche inventive qui fait de son expression le moteur de son cheminement, comment le verbe se laisse envahir par les élans vitaux suite à son éclosion». (Introduction, p.1)
Subdivisé en quatre grandes parties, «Ethique et regard», «Penser La Méditerranée», «Rupture et critique chez F. Nietzsche et H. Bouraoui», et «Hédi Bouraoui et le concept de littérature-monde», l’ouvrage offre une clé d’interprétation opérante, susceptible d’éclairer le lecteur sur le parcours à la fois d’un migrant iconoclaste, constamment conscient des replis et des résistances passives à opposer pour survivre et s’épanouir, et d’un écrivain et pédagogue qui a fait des problèmes de l’identité et de l’altérité son objectif principal, désireux qu’il est de «se situer dans son siècle», toujours au plus près des évolutions et novations de son temps et surtout de rechercher «une parole autre».
C’est probablement cette préoccupation, la recherche de cette «parole autre», et ses conséquences sur la trajectoire du poète, qui a inspiré Abderrahman Beggar. En effet, dans son nouveau livre, l’accent porte sur les ruptures, qu’elles soient d’ordre éthique ou stylistique, dès les premières pages. Ainsi, c’est dans la première partie, «Ethique et regard», habile prélude à toute l’œuvre, qu’il analyse longuement l’objectif assigné à l’éthique tel qu’il le perçoit à travers la trilogie (Cap Nord, Les Aléas d’une Odyssée et Méditerranée à voile toute) et Retour à Thyna. Comprise au sens que lui confère Aristote, l’éthique «part de l’idée de ‘‘devoir être’’» et du «self help» (p.21). Or, pour Bouraoui, l’éthique réside surtout dans le regard de l’individu habité par l’angoisse du lendemain, la manière de diriger ce regard, d’appréhender les choses et d’éviter de se «fier à des bases immuables». (p.22) Le thème de la souffrance, par exemple, protéiforme à souhait, court en filigrane dans la trilogie.
Ces trois romans contiennent tous, selon Abderrahman Beggar, cette catégorie particulière de la souffrance qui «détermine la manière de voir» (p.25), cette souffrance que sous-tend un besoin de connaissance «sui generis», une soif de savoir en perpétuel mouvement. C’est, en d’autres termes, la fameuse «nomaditude» qui transcende l’œuvre du poète et constitue son originalité.
En effet, cette notion est dominante dans l’œuvre de Hédi Bouraoui, notamment dans La Rose des sables et la trilogie. Pour le héros de ces trois romans, Hannibal, Ulysse des temps modernes, archétype de la rupture, la Méditerranée est autre chose qu’une vaste étendue d’eau. Elle est le lieu, écrit Abderrahman Beggar, «d’où vient la possibilité de la pensée et celle de l’être» (p 74), «palimpseste insondable», habité par «l’infini, le vide» (p.33). D’où ce rapprochement de la ««rencontre» de Hannibal avec la Méditerranée pour la première fois sur les rives de la Sardaigne … présentée sous forme d’une révélation mythoreligieuse», (p.77) tour à tour, avec «la révolte de Sartre contre la primauté de l’essence» (p.75) et «ce fameux lieu originel dont parle Gans» (p.78).
Le rapprochement entre F. Nietzsche et H. Bouraoui, longuement évoqué dans cet ouvrage, peut paraître, à première vue, paradoxal. Certes, pour Hédi Bouraoui, l’universalité de la raison occidentale pour laquelle tant d’hommes ont payé de leur vie n’est pas un faux-semblant. Il croit à l’hellénisme, à cette philosophie du logos grec devenu raison universelle.
Néanmoins, la trajectoire des deux hommes est loin d’être identique. Hédi Bouraoui n’a étudié ni la philosophie ni la philologie, et encore moins la théologie. Comment alors concilier le cynisme et les troubles mentaux du premier et l’optimisme et l’engagement du second ? Pour ce dernier, l’homme reste homme : capable d’évolution, capable d’imagination, il a néanmoins ses faiblesses ; ne pas en tenir compte, c’est en définitive, se couper de la réalité.
Or quel est le rôle de la poésie chez Hédi Bouraoui? N’est-il pas la «nourriture spirituelle qui informe… des problèmes cruciaux de la vie», et qui nous permet de «contempler le Soleil du savoir», en un mot, le pouvoir qui nous rend notre dignité et qui «assainit les conflits et les adversités ?» (Bouraoui, Livr’Errance, pp.8-9).
Quelle est donc alors la similarité que l’auteur considère «fondamentale» entre les deux hommes ? Les deux raisons qu’il avance : leur «double statut de poète et de professeur universitaire» (p.117) et «Les grotesques misères d’édition», comme dit Jaspers (p.117), communes aux deux hommes, peuvent-elles, à elles seules, justifier leur «rupture profonde avec l’esprit de leur époque ?» (p.118).
Le point de convergence entre les deux hommes, selon Beggar, se situe ailleurs. Il est dans cet esprit créatif, prêt à tout, qui les caractérise: «Qu’est donc la fonction du créateur sinon de faire sortir la pensée des limites que lui impose l’esprit, quitte à se voir marginalisé ?» (p.119) C’est en suivant cette ligne de force qu’il développe habilement le rapport œuvre/auteur d’un écrivain-pédagogue-né, «lardé d’identités plurielles», selon les termes du poète.
Certes, la tâche n’est guère aisée, car sur le plan de l’éthique, le bien et le devoir ne sont pas toujours complémentaires. Mais, comme tout un chacun, Abderrahman Beggar part de l’idée que l’enseignant ne fait après tout que son devoir. Toutefois, connaissant bien l’homme, il sait pertinemment que l’obligation que le poète Hédi Bouraoui ressent pour l’acte bon est volontaire et spontané, correspondant, d’ailleurs, à son image, celle d’un homme d’action en lutte perpétuelle contre les aléas de la vie. C’est ce qui, en fin de compte, sous-tend l’engagement intellectuel, voire la dissidence dont il a fait preuve tout au long de sa vie.
Les signes avant-coureurs de cette dissidence, clairement analysée dans la dernière partie de ce livre, sont apparus bien avant le fameux concept de «littérature-monde». On sait en effet qu’à la suite de la publication du livre de M. Le Bris (mai 2007), quarante quatre écrivains avaient publié un manifeste appelant à un dialogue dans un vaste ensemble polyphonique pour la défense et l’illustration d’une littérature-monde.
Les positions avant-gardistes de Hédi Bouraoui sur ce sujet sont clairement exprimées dans son pamphlet La Francophonie à l’estomac, paru en 1995. Comme il a toujours visé à diminuer la dépendance de la littérature maghrébine vis-à-vis de l’influence universitaire française et le post-colonialisme franco-maghrébin, Abderrahman Beggar en conclut logiquement : «…il peut être considéré comme l’un des premiers à instiguer la dissidence dans la francophonie, dissidence qui a abouti à la publication du manifeste ‘Pour une littérature-monde en français’…» (note, p.119).
Toute œuvre poétique se tisse forcément de l’expérience vécue ; celle de Hédi Bouraoui ne fait pas exception à la règle. A cet égard, la démarche d’Abderrahman Beggar est louable à plus d’un titre car non seulement elle témoigne d’une vision éminemment humaniste mais elle a également le mérite de faire appel à des comparaisons, des parallèles et des rapprochements, voire des convergences avec d’autres écrivains. Dans le cas de Hédi Bouraoui, homme de lettres très prolifique, le thème choisi l’exige.
En revanche, il est évident que les références aux philosophes, aux sociologues, aux psychologues et autres anthropologues, à cause de leur subjectivité même, se doivent d’être convaincantes, longuement étayées.
Or, comme dans L’Epreuve de la Béance, l’auteur a tendance à solliciter à tout bout de champ, et trop brièvement, plus d’un auteur. Ainsi, par exemple, au chapitre 2, il cite, en l’espace de deux pages (73 et 74), pas moins de cinq philosophes: Desanti, Descartes, Kant, Sartre et Nietzsche. D’ailleurs, à cause de ce recours intempestif, les nombreuses considérations sur ce dernier ne sont pas toujours de première main et, donc, manquent d’originalité.
Précisons toutefois que cette tendance n’entache en rien le mérite de cet ouvrage. Malgré quelques passages plutôt hermétiques, le texte est riche et bien documenté. Ii confirme sans aucun doute l’esprit comparatif de l’auteur mais également la validité des principes proclamés haut et fort par un poète-pédagogue, ouvert sur le monde, offrant du coup une nouvelle et riche perspective pour tous les chercheurs désireux de connaître un peu plus Hédi Bouraoui, l’homme et l’œuvre.
R.D.
Abderrahman Beggar, Ethique et rupture bouraouïennes, éditions CMC, Toronto (Canada), 2012.