Gilles Kepel de retour de Sidi Bouzid : un grand sentiment de rage et de frustration persiste auprès des jeunes
De retour de Sidi Bouzid où il se rend régulièrement en enquête sur le terrain, Gilles Kepel, sociologue spécialisé dans les mouvements islamistes, et professeur à Sciences-po, fait deux constats significatifs. D’abord, un sentiment de rage et de frustration constaté auprès des jeunes quant à la prise en charge des questions sociales qui ont été à l’origine de la révolution. Se proclamant partie prenante du mouvement déclencheur de la révolution, ils estiment que la situation loin de s'améliorer, s'est plutôt dégradée. Plus encore, ils considèrent que leur rôle de leader est en train de s’effriter face à de nouveaux acteurs politico-religieux qui dévoient leurs revendications.
Pour Kepel, qui livrait son témoignage jeudi matin lors du Forum de l’ATUGE consacré au « Nouveau contrat social », le traitement de la question sociale qui a été le catalyseur des révolutions arabes va faire un retour en force, posant un grand défi et exigeant un accompagnement social efficient. Il relève que la modernisation a produit une génération d’inadaptés au marché du travail, notamment du fait d’une inflation universitaire qui a créé des effets pervers et fait naître de grandes ambitions, finissant par générer de graves frustrations. Présidant l’ouverture du Forum, le ministre des Affaires sociales, Khalil Ezzaouia, ne pouvait qu’être attentif à cette analyse.
Le deuxième constat fait par Gilles Kepel à Sidi Bouzid qui dépasse selon l'universitaire français son cadre géographique pour incarner le symbole des révolutions arabes, c’est l’absence de tout discours des élites, comme si ces élites n’arrivaient pas à communiquer avec le peuple et ne trouvaient ni le vocabulaire approprié ni les moyens efficaces pour véhiculer leurs messages. Ce sont essentiellement les islamistes radicaux qui y réussissent. Au centre ville, l’ordre est constitué par des individus appartenant à Ansar Echaria qui contrôlent le marché.
L’incapacité des élites à communier avec l’opinion et les forces politiques, toutes tendances confondues, mais surtout les nouveaux dirigeants, à prendre en charge les questions sociales et à leur apporter le traitement urgent, profond et efficace qu’elles méritent, met la Tunisie face à de grands défis.
Rebondissant sur ces constats, Khalil Ezzaouia confirmera le rôle de la gouvernance sociale locale pour la prise en charge des revendications sociales, citant deux cas différents, dans le bassin minier de Gafsa. L’absence totale de tout encadrement pénalise lourdement, souligne-t-il, la ville d’Oum Larayès où la vie s’arrête dès 14h, avec la fermeture des bureaux de l’administration locale ( délégation, municipalité, poste de police et autre). Jusqu’au lendemain matin, la ville est livrée à elle-même et la population s’en trouve désemparée. A l’inverse, Redeyef où la société civile a sur prendre en main la situation, pas une vitre n’a été brisée et l’activité phosphatière a pu redémarrer.
De son côté, la président de l’Utica, Ouided Bouchammaoui, a rappelé avec amertume la grande illusion de l’investissement industriel à Sidi Bouzid où aucune zone industrielle n’a été aménagée et aucune infrastructure de base ne s’y prête. Acquiesçant aux propos de Kepel, elle a affirmé qu’une nouvelle approche est indispensable pour répondre vite et bien à ces vraies attentes.