CNSS : Un déséquilibre financier global serait difficilement réversible
« L’équilibre financier de la CNSS n’est pas inquiétant à très court terme, mais si aucune mesure n’est prise dans les meilleurs délais, il le sera à moyen terme, affirme à Leaders Hafedh Lamouri, PDG de la Caisse et chercheur universitaire spécialisé en la question. «Une telle situation était prévisible depuis les années 1985, ajoute-t-il. Une étude que j’ai menée en ma qualité d’expert a démontré avec certitude qu’un déséquilibre financier structurel menace tout le système de sécurité sociale en Tunisie. Cependant, aucune réforme profonde n’a été entamée».
Mutations démographiques et difficultés économiques font peser de lourdes menaces. S’il n’existe pas de solution magique valable pour tous les pays, la Tunisie doit concevoir d’urgence sa propre réforme. Plus on tarde, plus les sacrifices à supporter par tous seront encore plus lourds. La spécificité de la CNSS est telle qu’un éventuel déséquilibre financier global serait difficilement réversible et risque de compromettre tout le système de sécurité social en Tunisie.
Comment se présente actuellement la situation financière de la CNSS? D’où vient le déficit chronique et structurel des pensions? Et quelles réformes spécifiques urgentes à mettre en œuvre ? Hafedh Lamouri a bien voulu répondre à toutes ces interrogations.
Malgré la conjoncture socioéconomique difficile par laquelle passe la Tunisie, la CNSS a réalisé des records en recettes durant le premier semestre 2012 grâce à la conscience de tous ses employés des menaces structurelles et conjoncturelles qui pèsent non seulement sur l’avenir de la Caisse, mais aussi sur celui de la Sécurité sociale en général. En effet, les créances recouvrées par la CNSS au titre des trimestres en cours passent de 1.506.723 millions de dinars au mois de juillet 2010 à 1.761.259 millions de dinars en juillet 2012 (l’année 2011 ne peut servir de référence). La CNSS a réalisé ce résultat inattendu dans cette conjoncture socioéconomique difficile par l’application stricte mais flexible de la loi. Il n’y a plus d’entreprises intouchables ni d’interventions en faveur de certains employeurs
L’effet de la conjoncture socioéconomique
La flexibilité dans la légalité se manifeste notamment par l’échelonnement des créances (environ 200 millions de dinars) des entreprises réellement en difficulté, afin de les aider à surmonter le contrecoup de la conjoncture actuelle, car toute entreprise qui ferme représente une perte pour l’économie, un manque à gagner en cotisations et des charges financières supplémentaires pour la Caisse découlant de la prise en charge de certains droits des salariés licenciés. Ainsi les charges financières découlant du paiement par la CNSS des gratifiants de fin de service aux salariés licenciés suite à la fermeture d’un certain nombre d’entreprise sont passées d’un million de dinars en 2010 à 5 millions de dinars en 2011.
Un déficit chronique et structurel des pensions
Ce sont les pensions qui représentent la source d’un éventuel déséquilibre financier de la CNSS. Les prestations payées à ce titre passent de 1311.7 millions de dinars en 2010 à 1483.8 millions de dinars en 2011, soit une évolution de +13.1%. Cette charge pèsera de plus en plus lourd sur l’équilibre global de la Caisse. Ainsi jusqu’au mois de juin 2012, le montant payé au titre des pensions est de 758.5 millions de dinars.
La dernière augmentation du SMIG et du SMAG coûtera à la CNSS environ 7.7 millions de dinars par mois au titre de la révision des pensions en raison de leur indexation sur le salaire minimum garanti.
Le déficit chronique de la branche pension prend une vitesse préoccupante. Il est passé de 190.1millions de dinars en 2009 à 210.8 millions de dinars en 2010, et à 309,9 millions de dinars. La courbe de la dégradation du rapport démographique évolue de loin plus rapidement que celle de l’amélioration des recettes, outre les facteurs conjoncturels tels que le taux de chômage et l’amplification du secteur informel qui échappe à la CNSS...
La discordance entre les ressources de la CNSS qui se tarissent et les dépenses (pensions) qui augmentent risque de compromettre l’équilibre financier global de la Caisse à partir de 2014/2015.
Un équilibre financier maintenu à très court terme
Malgré le déficit inquiétant des pensions, la CNSS assurera son équilibre financier à très court terme, et ce, indépendamment du résultat financier de 2011 non encore définitivement arrêté (prévu déficitaire d’environ 70 millions de dinars). La tendance de l’amélioration des recettes effectivement réalisées se confirme. En effet, jusqu’au deuxième trimestre 2012, le montant recouvré a largement dépassé les prévisions.
De même, la CNSS essaye de ne pas toucher à ses réserves qui sont de presque de 9 mois de pensions bien qu’elles soient en deçà des normes internationales (36 mois), mais elle ne peut pas résister à long terme, si une réforme profonde n’est pas introduite pour assurer l’équilibre financier jusqu’ au moins 2030, avec des ajustements actuariels tous les 5 ans afin de s’adapter aux fluctuations et menaces conjoncturelles.
De lourdes menaces
Les menaces qui s’exercent sur la CNSS sont d’ordre structurel, la conjoncture socioéconomique post-révolution n’a fait qu’accentuer ces menaces. A commencer par les mutations démographiques. En effet, bien que les mutations démographiques soient facilement prévisibles sur le long terme et qu’on sache bien depuis au moins 30 ans que la baisse des taux de natalité et de morbidité ainsi que l’amélioration de l’espérance de vie sont irréversibles et engendreraient systématiquement des difficultés structurelles de financement des régimes de sécurité sociale, les anciens gouvernements n’ont pas eu le courage de décider une réforme profonde afin de prévenir la situation critique dans laquelle se trouve actuellement la Sécurité sociale .
Malgré le jeune âge de la population tunisienne, son rythme de vieillissement est plus accéléré qu’en Europe. La population âgée de 60 ans et plus passe, selon l’INS, de 9.2 % en 2004 à 17.7 % en 2029 (il a fallu un siècle pour la France afin de réaliser une telle évolution). Parallèlement, l’espérance de vie connaît une amélioration continue, on s’attend à ce qu’elle passe de 74.6 ans en 2012 à 77 ans en 2029.
La menace démographique sur l’équilibre financier de la CNSS serait de plus en plus sérieuse pour au moins deux raisons :
• les régimes de sécurité sociale gérés par la CNSS sont fondés sur le mécanisme financier de répartition (les cotisations de l’actif financent la pension de l’inactif). Par conséquent, il faut que le rapport démographique d’équilibre, tous régimes confondus, soit au moins de 6/1 (6 actifs pour un pensionné). Or, il est actuellement de 3,59. Par conséquent, le nombre de pensionnés augmente à un rythme beaucoup plus rapide que celui des actifs
• En démographie, les tendances sont difficiles à renverser, voire à ralentir.
Quant aux difficultés économiques et financières mondiales qui se répercutent sur le plan national, elles ont un effet néfaste sur notamment les secteurs économiques fragiles. Leur principale victime est la CNSS qui non seulement perd les recettes en cotisations à cause des licenciements pour raisons économiques, mais elle doit également supporter des prestations sans contrepartie en cotisations des laissés - pour- compte de ces difficultés. Ces interventions de la CNSS pour soigner les blessures des crises économiques ne manquaient pas de légitimité sociale, mais menacent en partie son équilibre financier.
Quand on lui demande quelles sont les réformes profondes à introduire sur les régimes gérés par la CNSS, son PDG, Hafedh Lamouri, commence par rappeler que les gouvernements précédents se sont toujours limités aux mesures les plus faciles, telles que l’augmentation des cotisations qui n’a fait que retarder le déséquilibre financier pour quelques années. Or, les expériences mondiales ont démontré qu’agir sur un seul paramètre tel que les cotisations, l’âge de la retraite ou même la baisse des niveaux des prestations ne pourrait en aucun cas résoudre le problème du déséquilibre financier. C’est en 2012 et pour la première fois grâce au sens de la responsabilité, à la conscience de la gravité de la situation financière de la Sécurité sociale au courage, et à la volonté des partenaires sociaux et du ministre des Affaires sociales, que la Tunisie décide d’entamer une réforme profonde de son système de sécurité. Une première réunion est déjà tenue au mois de juillet au ministère des Affaires sociales avec la participation de tous les partenaires sociaux et des parties concernées ayant pour objectif principal la réflexion sur les pistes de réformes qui s’adaptent à la réalité socioéconomique de la Tunisie. Faire face au défi du déséquilibre actuel de la CNRPS et futur de la CNSS nécessite un grand courage et des sacrifices de la part du gouvernement et de tous les partenaires sociaux, et remporter un tel défi nécessite à notre sens trois conditions :
• N’exclure aucune piste de réforme (pas de tabous dans l’examen des scénarios possibles) • Agir sur le maximum de paramètres : sources de financement, âge de la retraite, niveau des prestations, emploi, modèle de développement économique…
• Accepter et partager des sacrifices par tous les partenaires et ne pas les faire supporter à une seule génération
Les sources de financement
Il est à notre sens temps de réfléchir sur la possibilité d’abandonner le modèle classique de financement et de diversifier les sources.
Les salaires dans le secteur privé, généralement modérés, peuvent-ils continuer à supporter à eux seuls la charge d’un déséquilibre chronique par le biais des augmentations périodiques des cotisations avec un risque de se traduire par un affaiblissement du pouvoir d’achat des assurés sociaux et un alourdissement des charges sociales des entreprises sans pour autant résoudre radicalement le problème d’un futur déséquilibre financier de la CNSS ? Sachant que l’augmentation des taux pourrait entraîner la baisse des totaux par l’effet de la sous-déclaration difficile à contrôler et l’exode vers le secteur informel de ceux qui ne peuvent plus supporter les taux de cotisation bien qu’une comparaison sommaire et isolée des taux des cotisations dans le monde démontre que la Tunisie se situe au juste milieu .
Cependant, une telle comparaison serait-elle fiable sans évaluer la part des salaires et par conséquent des cotisation dans les coûts de production et le poids de ces cotisations sur le pouvoir d’achat ? Il est peut-être temps de réfléchir sur la possibilité d’introduire de nouvelles sources de financement en passant du schéma classique bipartite basé uniquement sur les cotisations à un financement pluripartite adopté par un grand nombre de pays en étudiant le scénario de la parafiscalité et ses répercussions sur les plans micro et macroéconomique! (La France a institué une contribution sociale généralisée : la part de la parafiscalité dans le financement de la Sécurité sociale est actuellement de 28%).
Le Danemark a depuis 1994 opté pour la TVA sociale, solution adoptée également par l’Allemagne depuis 2007. Des taxes supplémentaires sur certains produits et services tels que le tabac, l’alcool, la pollution par certaines usines, les cartes de télécommunications pourraient être examinées comme nouvelle source de financement !
L’âge de la retraite
Quant à l’âge de la retraite fixé actuellement à 60 ans, il n’a pas bougé depuis l’indépence, bien que l’espérance de vie s’allonge alors que la durée d’activité professionnelle n’a pas suivi la même évolution.
Bien au contraire, elle s’abrège par le recul de l’âge moyen d’entrée dans la vie active.
Malgré la confirmation par les études internationales de l’absence de relation de causalité entre chômage et recul de l’âge de retraite, on a toujours peur en Tunisie que l’allongement de l’âge de la retraite aggrave le chômage. Nous avons démontré dans une étude comparative que les pays où l’âge de la retraite est particulièrement élevé (65 ans et +) n’ont pas le taux de chômage le plus élevé et vice-versa, ce qui confirme que l’investissement est le moteur de l’emploi.
En outre, sommes-nous certains qu’un retraité à l’âge de 60 ans en bonne santé n’occupe pas un emploi salarié non déclaré à la CNSS vu le niveau généralement modéré des pensions dans le secteur privé et les difficultés pratiques et juridiques du contrôle du travail salarié des pensionnés ? Les comparaisons unifactorielles de l’âge de la retraite avec d’autres pays ne risqueraient-elles pas d’être boiteuses, si elles ne prennent pas en compte tous les facteurs exogènes et endogènes telles les conditions de travail et de vie, l’espérance de vie, le rapport démographique actif /pensionné, les taux de financement des pensions, les modalités de revalorisation des pensions ?
Le niveau des pensions
S’agissant du niveau des pensions, il est assez élevé en termes de pourcentage du salaire d’activité. Il peut atteindre un plafond de 80% de 6*SMIG avec la possibilité d’adhésion au régime complémentaire pour les salariés non agricoles.
Cependant, comment réviser ce taux à la baisse sans porter atteinte au pouvoir d’achat des pensionnés et aux droits acquis? Comment passer de la conception de fait de la pension comme une sorte de prolongation du salaire d’activité à la conception de la pension taux de replacement de ce salaire tout en préservant le pouvoir d’achat des pensionnés ?
L’emploi et le modèle de développement économique
Enfin, l’emploi et le modèle de développement économique sont deux composantes qui ne dépendent pas de la CNSS ni même des politiques nationales dans les économies mondialisées, cependant, certaines mesures pourraient aider à améliorer la situation financière de la CNSS telles que la promotion de l’emploi décent, la limitation de l’ampleur du secteur informel et de toute forme précaire d’emploi telle que la sous-traitance, la réduction du taux de chômage… Certe, le taux de chômage actuel a un effet encore plus négatif sur le financement de la CNSS, mais même si on atteint le plein-emploi (chose impossible), on ne pourra pas assurer l’équilibre financier global de la CNSS, d’où la nécessité, comme nous l’avons indiqué, d’agir sur plusieurs paramètres en même temps.
Enfin, trois conclusions à tirer :
1• A la différence des autres caisses, un éventuel déséquilibre financier global de la CNSS serait difficilement réversible et risque de compromettre tout le système de sécurité social en Tunisie vu le nombre de ses assurés sociaux actifs qui dépasse les deux millions (sans compter les ayants droit et les étudiants), celui des pensionnés qui atteint les 540 mille et la masse financière qu’elle gère et qui dépasse les deux mille millions de dinars par an.
2• Plus on retarde la réforme, plus les sacrifices à supporter par toutes les parties deviennent lourds.
3 • Il n’existe pas une solution magique valable pour tous les pays et tous les régimes de sécurité sociale.
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