De l'équité en matière de sante
L’honneur de participer à ce sommet unique en son genre se double pour moi d’avoir à analyser une question majeure de notre temps, celle de l’équité en matière de santé. Certes l’équité et la justice en général, le souci constant de la médecine dès l’aube de la civilisation humaine d’être au service de tous les hommes, ont été au centre des préoccupations des sages-philosophes, comme des hommes politiques désireux d’assurer la vie harmonieuse au sein de la cité : les choses ont bien changé depuis. Les formidables bouleversements de notre savoir médical, son interférence avec nos conceptions de la vie, le progrès technique universel, l’explosion de notre habileté industrielle, les exigences de la haute finance, l’émergence unique en son genre des droits de l’homme ; tout cela nous fait considérer la santé plus qu’un don de Dieu, comme un droit inaliénable de l’homme, de tout homme. Nous avons poussé très loin la démocratisation des soins médicaux conçus comme un fait majeur de notre temps ; sans que nous ayions les moyens, même dans les pays les plus aisés, de répondre à l’attente de nos concitoyens, attente que nous nous plaisons par ailleurs à entretenir.
Aussi, sommes-nous riches ou pauvres, avancés ou en retard, tenus de refaire nos analyses et de les raffiner pour tenir compte tout à la fois des exigences inaliénables de la conscience humaine qui s’exprime certes autrement que les réalités en perpétuelles mutations. En sorte que nos analyses ont besoin d’une révision, voire d’une refonte totale. En sorte aussi que parler aujourd’hui de l’équité en matière de santé. C’est faire preuve autant de lucidité que de témérité. Beaucoup d’ailleurs ne verraient dans le titre que l’inconséquence, voire la mauvaise foi, d’une époque qui aspire au bien-être, à tout le bien-être, au bien-être pour tous. Elle subsume sur le mot de santé un rêve tenace et profond que l’homme porte en lui-même, qu’il véhicule d’âge en âge pour se réfugier dans un paradis fait d’harmonie, d’absence de souffrance, de maîtrise de la maladie, du recul de la mort. Faisons donc un saut dans le rêve pour que l’équité soit la grande valeur fondatrice de l’égalité et de la dignité dans nos systèmes de santé.
Il était quand même temps de poser ces problèmes éthiques et pratiques en termes renouvelés, et de les situer au centre des préoccupations des sociétés comme les nôtres. Notre propos ne saurait être que de placer le débat sur les bases des mutations profondes que connaît l’humanité. Pour mieux appréhender cette problématique en raison même de son urgence, il faut nous pencher tout d’abord sur la notion d’équité pour en saisir le sens, la portée et les implications avant de nous saisir de ce qu’est devenu aujourd’hui le secteur de la santé qui a pris au cours des dernières décades une extension formidable et créé au niveau personnel, national et mondial des besoins sans limites et difficiles à satisfaire. Bien entendu c’est la difficile – voire l’impossible convergence de l’exigence d’équité avec les implications du droit à la santé unanimement reconnu aujourd’hui qui retiendra notre attention.
De l’équité à la justice le passage est préoccupant. Penseurs et hommes d’Etat y ont vu à la fois un horizon des valeurs et une exigence de l’universel absolu. Mais très vite il a tourné au grand « casse-tête » auquel tous ceux qui veulent agir « correctement » se trouvent régulièrement confrontés. L’écart des deux niveaux n’a guère échappé à la philosophie grecque et c’est Aristote que nous ne cessons de visiter et de revisiter, qui nous en a donné le premier et de manière lucide et quasi définitive, les dimensions. Générations après générations nous continuons à puiser dans l’Ethique à Nicomaque de grandes leçons : « l’équitable, y lit-on, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général et qu’il ya des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé qui s’y applique avec certitude … On voit ainsi clairement ce qu’est l’équitable, « que l’équitable est juste et qu’il est supérieur à une sorte de juste » (V-15 – traduction Tricot). Voilà ce sur quoi ne cessent de buter tous ceux qui veulent rendre la justice comme on dit et dont les arrêts sont susceptibles d’être « cassés », révisés malgré le préjugé de la chose jugée … L’équité demeure elle maîtresse, souveraine et reine absolue pour jauger nos actes. Le juste veut être conforme au droit et entrer dans les sphères des choses positives, mais comme il se situe au creux de l’histoire, au carrefour même des exigences contradictoires de la société il doit arbitrer entre des critères et des choix multiples. Il n’est finalement qu’un simple compromis exposé trop souvent à la compromission. Aussi voyons-nous Aristote en esprit réaliste et sans illusion sur les hommes, tout en maintenant l’équité comme valeur absolue, comme exigence inaliénable, introduire dans le juste des distinguo subtils dont je vous fais grâce. La justice distributive répartit les avantages de la cité et la justice corrective répare ce qui a lésé tel ou tel citoyen.
La première répartit les biens, les honneurs et les privilèges. La deuxième rétablit l’égalité et veut parvenir à la réciprocité et la commutation institutionnelle entre les citoyens. En sorte qu’un jugement d’équité ne saurait être l’application stricte de la loi et encore moins du règlement. L’équité guide la loi, l’oriente, la rectifie. Elle rend la loi plus proche de la Loi. Celle-là ne cesse de s’adapter à celle-ci. Elle « s’ajuste » sans fin. Elle doit en effet tâcher d’être conforme à l’exigence morale et rationnelle tout en tenant compte des pesanteurs sociales, économiques et autres. Grand débat des fins et des moyens qui laisse le juste comme en suspens et l’on verra par exemple Mohamet quelques siècles plus tard, sans illusions sur les hommes, conseiller de « suspendre » les jugements « irréversibles » et « éviter les sanctions autant que possible », de « chercher des issus juridiques » car « mieux vaut pour le juge se tromper en pardonnant que se tromper en punissant ». « Idfdu El hududa ma Wajadtum Lahu Madfaan » (Hadith rapporté par Ibn Maja). “Inna El Kadhi kheirun Lahu an Yokhtia bil Afwi min an yokhtia bil Ikab” (Hadith rapporté par Termidhi).
Cette relativité du juste fera dire quelques siècles plus tard à Leibnitz « summum jus summa injuria » (la stricte application de la justice est la plus grande injustice qui soit). Etudiant ma propre société – la tunisienne, mais on peut généraliser sans fausse pudeur – j’ai montré jadis que la conscience populaire distingue clairement ce qui est « moral » (h’aq) de ce qui est légitime » (mashruû) et celui-ci de ce qui n’est que légal (quanuni) (Criminalité et changements sociaux. Tunis 1964). Quelques années plus tard analysant l’administration de la justice j’ai trouvé que la valeur équité (âdl) se dégrade en justice de tribunal (‘adâla) puis en vulgaire routine judiciaire (‘adlia). (Public et justice, Rome 1967). La norme se perd donc dans les dédales des procédures. « Divine, trop divine » aurait dit Socrate de l’équité ; « humaine, trop humaine » aurait dit Nietzsche de la justice. Plus que jamais peut être, notre conscience post-moderne se trouve partagée entre l’esprit d’équité qui nous guide et la lettre de la loi qui désigne le faisable en disant ce qui est juste et ce qui est injuste et en désignant ce qui est règlementaire et ce qui ne l’est pas.
C’est ce que remet à plat John Rawls dans un livre venu vraiment à son heure (théorie de la justice – 1971) et qui repense la justice à la lumière de nos pratiques actuelles. L’anthropologue sait bien que les valeurs ne fonctionnent jamais à vide et que ce sont les cadres sociaux concrets et eux –seuls- qui leur donnent les moyens de se réaliser. Or l’exercice de la justice et l’équité en matière de santé entre aussi dans ce cadre, ne se fait plus comme au temps de Socrate, de Omar ou de Montesquieu, mais au sein d’une société devenue plus complexe que jamais L’Etat n’est plus celui qu’a construit l’Occident tout au long du XIXème et du XXème siècles, confiné dans le jeu plus ou moins harmonieux des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Deux contre pouvoirs sont venus en compliquer l’exercice : l’économique et celui de l’information.
L’équité, et à plus forte raison la justice, doit compter avec ces nouvelles données. La société post-moderne que ses références soient libérales, socialisantes ou autres, fonctionne comme une vaste « entreprise de distribution de biens marchands (rémunération, gestion et exploitation, d’un patrimoine) et non marchands (avantages sociaux, privilèges et exemption, imposition et non taxation), de services aussi : (citoyenneté, sécurité, éducation, santé … positions de commandement et de prestige, pouvoir à divers niveaux de la vie sociale). Tout cela s’échelonne selon ce qu’en décide l’Etat. Celui-ci et son contrôle est devenu, démocratiquement ou non, l’enjeu d’une forte lutte pour s’assurer au mieux les avantages économiques, sociaux et culturels. Car ce qui est en jeu c’est le contrôle d’une gigantesque distribution, mouvante elle-même. La compétition des groupes sociaux et des groupes de pression est souvent âpre et violente, mais souvent aussi silencieuse, par le biais des budgets, des lois, des règlements ou plus simplement des usages de faits. D’où ces partages forcément inégaux, instables, revus à la hausse ou à la baisse selon l’équilibre des forces, les dialectiques de l’histoire et ce, au triple niveau local, national et mondial. La santé n’est qu’un enjeu parmi beaucoup d’autres. La politique –et donc les politiques de santé – n’est qu’un arbitrage sans fin assuré harmonieusement ou chaotiquement. Elle décide de la place, contractuelle et donc provisoire, de l’équité et de la déontologie en général, et de l’ajustement matériel de la distribution des biens et avantages sociaux, économiques, culturels matériels et non matériels.
De là vient le caractère juste ou injuste de cette répartition. Une société juste, ne saurait l’être que provisoirement, c’est celle en tout cas qui accorde dans les faits à chaque individu les mêmes chances, les mêmes libertés et la même opportunité d’accéder aux biens économiques et sociaux et de bénéficier des progrès matériels et moraux. Dans cette gigantesque distribution – soumise à une continuelle redistribution des cartes, le rôle de l’Etat juste est de favoriser les plus défavorisés sans défavoriser les plus favorisés. Cette redistribution des revenus ne peut se faire sans donner des moyens à ceux qui en manquent ou, comme dira un peu plus tard Amatya Sen en renforçant la « capabilité » des plus démunis. Indien de culture, ce Prix Nobel d’économie, nous presse de repenser la notion de pauvreté et de remettre à l’heure les pendules de « l’inégalité ». Une société juste est celle qui donne à chaque individu les moyens de disposer de ce qui lui permet de vivre selon sa propre culture, ses propres visions du monde et selon les situations concrètes où il vit.
La notion d’équité –trop occultée des débats de nos économistes se trouve réintroduite et de manière positive dans les enjeux politiques et sociaux. L’équité n’est pas une égalité arithmétique mais elle veille à ajuster les droits et les devoirs des citoyens aux situations concrètes. Il n’y a pas de traitement standardisé, mais des efforts qu’il faut faire couronner de succès pour que l’égalité potentielle aboutisse à l’égalité de fait telle qui aspirent les individus.
L’équité n’est pas abstraite. Elle est en situation. Le droit à la santé est un de ses enjeux principaux et il est corrélatif à la vie elle-même. S’interroger en effet sur le respect dû à la vie revient en fait à s’interroger sur les secret de la bonne santé, sur les moyens de la préserver ; d’en favoriser l’issue heureux et d’en reporter la fin autant que l’on peut. Or l’absence de dysfonctionnement, la marche « normale » et harmonieuse de l’organisme, l’absence de toute anomalie, appelée maladie, relèvent de très nombreux facteurs qui s’échelonnent tout au long d e la vie et sont tantôt favorables et tantôt défavorables. Si selon Descartes le bon sens est la chose la mieux partagée au monde, il faut convenir que la bonne santé bien au contraire est la chose la moins bien partagée. Qu’elle soit publique ou privée, qu’elle soit physique ou mentale, elle varie en nature et en degré selon les conditions de vie, du sexe, les classes sociales, les disparités régionales, le milieu physique et même chez le même individu elle dépend, de l’âge, de la nature des comportements physiques et mentaux, et de l’usure du temps. Comment parler d’équité à propos d’une notion aussi instable et aussi fugitive ? La bonne santé n’est trop souvent qu’un vœu, le bonheur du moment, un horizon et l’harmonie d’un instant dont il faut profiter avant qu’elle s’évanouisse. Ce que nous appelons santé n’est au sens administratif du mot qu’un défaut de santé qu’il faut au plus vite corriger afin de rétablir un équilibre dont nous savons qu’il est par essence fugace et provisoire. Comme les pompiers appelés trop tard pour éteindre un incendie après coup, le médecin est appelé après coup pour gérer une souffrance, une rupture d’équilibre, un déficit, et pour constater l’absence même de la bonne santé. Ce que nous appelons prévention n’est pas toujours pris au sérieux et il atteint très vite ses propres limites. Le Docteur Knock avait-il vraiment tort de proclamer qu’un « homme bien portant n’est qu’un malade qui s’ignore » ? Avait-il vraiment tort par delà la dérision de rêver de mettre au lit tous les habitants de la ville ? Ne serait-il pas ravi de constater le pullulement des lits d’hôpitaux, de clinique, de dispensaires de toute sorte que se comptent par dizaine de millions dans notre civilisation post moderne ? Comment parler d’équité entre gens au lit et gens en sursis et condamnés à y être mis ? L’équité en matière de santé ne serait-elle qu’un mirage tout au plus le tombeau de nos illusions où nous enterrons jour après jour nos folles espérances ?
Le progrès réel que connaît la médecine est des plus ambigus. D’une part il fait reculer de manière certaine la mort et la souffrance, mais s’exerçant dans les conditions économiques et sociales que connaît l’humanité aujourd’hui, il ne profite pas de manière équitable à tous et il accentue les inégalités. Nous sommes dans un pays qui se flatte, à juste titre, de la prouesse de ses équipes médicales qui ont réussi au cours des cinquante dernières années des avancés énormes. Mais plus on soigne, plus il y a des gens à soigner. Nous nous félicitons de la centaine de greffes réussies de cœurs, de reins ou de foie, et ce dans des conditions difficiles mais maîtrisées. Mais que sont ces succès au regard des milliers d’autres qui attendent, sans compter les dizaines de milliers d’autres qu’on ignore encore.
N’en doutons pas, la médecine – et les soins qu’elle prodigue ont littéralement changé de nature. Ce n’est pas à vous gens du métier que je dirai les paradoxes qu’affrontent les systèmes de santé, tous les systèmes de santé dans notre monde post-moderne. Devenue collective, industrialisée, informatisée, le « big business » s’y est introduit. Elle n’a presque plus grand-chose à voir avec la médecine d’hier et j’espère vous montrer que c’est dans ce « presque » que se trouve l’interstice dans lequel se tapit encore l’équité. Un retour en arrière n’est pas tout à fait inutile compte tenu du sérieux de nos problèmes et de la gravité et de l’ampleur des tâches qui nous défient.
Pendant très longtemps la santé ne préoccupait guère les pouvoirs publics sauf en cas d’épidémies dans lesquels ils ne voyaient que la colère de Dieu. La santé, mauvaise surtout, suscitait la compassion, et relevait de l’initiative privée ou de l’apostolat. Les princes y allaient parfois de leurs dons. La santé ne relevait pas de l’équité mais de la charité. La relation interhumaine d’amour ou de devoir était au creux du désir de soulager les souffrances humaines. L’Inde, la Perse et la Grèce ont inventé la médecine. Ce fut là un de leurs très grands mérites historiques. Les arabes ont eu –entre autres- celui de réaliser l’importance de leurs découvertes, d’en avoir hérité les principes et les méthodes, d’avoir fait fructifier le legs et de l’avoir à leur tour enrichi de découvertes décisives. Ils ont eu aussi le mérite d’avoir inventé l’hôpital, structure spécialisée dans la dispense des soins ambulants ou cliniques avec ses pièces pourvues de lits séparés afin d’éviter la contagion, d’autres communes, des réfectoires, des lieux de loisir et la musique conçu comme thérapie. Ils ont séparé la médecine de la pharmacie, fait place aux apothicaires et aux aides-soignants, aménagé des salles de soin, des bains et des lieux de massages.
C’est bien à Samarcande, Baghdâd, Alep, Kairouan, Cordoue que l’institution a fonctionné à plein rendement. Pas une seule grande cité de l’islam qui n’ait en son Miristan, tékya (son machfâ ou son moustachfa) centres hautement spécialisés et efficaces pour abriter les impotents, les personnes âgées ou les futures mamans. Le fonctionnement de la fondation médicale et son entretien étaient couverts de manière durable par un waqf (bien habous). Soigner était un acte de solidarité avec les autres hommes qui n’avait d’autre but que de susciter la satisfaction et la rétribution de Dieu (thawâb) et le Coran proclame que « seul le bel-agir de Dieu » peut récompenser « le bel-agir de l’homme » (hal jazâul ihsani illa al ihsân – Coran : S. LV , v. 60). En Occident aussi les couvents spécialisés vivaient de la charité et l’apostolat y était aussi fondé sur la solidarité interhumaine et l’amour. Ce n’est pas le lieu de nous étendre sur ce sujet. Le regretté Professeur Sleim Ammar dans son beau livre « En souvenir de la médecine arabe » et dans son érudit « Médecin et médecine de l’Islam », dont hélas seul le tome 1 a été publié et dont la suite dort toujours chez ses héritiers - a donné de très amples détails sur l’organisation et le fonctionnement de l’hôpital, hospice ou asile en terre arabe et musulmane.
La rencontre de la médecine grecque et de la foi musulmane a donné au médecin arabe un profil exceptionnel. Il était à la fois philosophe savant, humaniste, érudit, encyclopédiste en un mot. Nous persistons en Tunisie à appeler « Hakim » notre médecin. Oui il est le sage par excellence.
La soif d’absolu s’exprime bien en effet dans l’idéal total qui l’anime : idéal fait de compassion, de solidarité de science et d’efficience. Ainsi furent Avicenne, Razi, Abu Imrâne, Ibn Al Jazzâr et tant d’autres. Arrêtons-nous un instant sur de ce dernier qui donna à l’Ecole Médicale de Kairouan son lustre. Autant que les autres il a su faire passer la médecine au ras de la vie quotidienne, en Ifriqia, et en Sicile. Il rayonna jusqu’à Salerme fondée comme on sait au XIIème siècle par trois médecins : un juif, un chrétien et un musulman. Il eut surtout le souci de moduler la médecine selon le patient et de la mettre en « situation » pour ajuster la thérapie selon le malade pris dans son contexte économique et social. Le premier il a développé la médecine selon le type même du soigné. Il a le premier écrit un « traité de gériatrie » (Tibb al machâikh) , un autre de pédiatrie (Tadbir al sibyân), un autre d’urgence pour les voyageurs (Zâd al mussâfir) un autre enfin qui nous intéresse ici au premier chef « pour les pauvres et les déshérités » (Tibb al fuquarâ wal masâkin). Cet ouvrage est d’une étonnante modernité. « J’ai constaté écrit-il comme pour se justifier, que plusieurs personnes dont des pauvres et des déshérités sont incapables de profiter des prescriptions de mes précédents ouvrages en raison de leur pauvreté et de leur faible pouvoir d’achat et ne peuvent acquérir les produits qui sont à la base même de leur traitement. J’ai écrit alors à leur intention un autre ouvrage comportant des médicaments disponibles qu’il est facile de se procurer sans trop alourdir leurs dépenses et au moindre coût. Il sera alors aisé aux médecins de soigner tous les malades y compris les pauvres et les déshérités ». (Ibn Al Jazzâr. Traité de la médecine des pauvres et des déshérités. Ed. R. Jazi F. Al Asli – Carthage 2009, p.428). Il ignorait bien sûr les médicaments génériques, mais il a inventé en tout cas les médicaments de substitution. Ce souci authentique qui animait Ibn Al Jazzâr est celui là même qui anime notre présent sommet.
La médecine, à son honneur, a toujours été de cœur et d’intelligence. Il a fallu que les grandes mutations qu’elle a connues au XIXème siècle, pour que le débat justice ou charité envahisse la philosophie et la morale dans le cadre d’une laïcité pertinente certes, mais qui a très vite tourné court dans ce genre de réflexion. Ce problème est aujourd’hui largement dépassé. Mais l’essentiel demeure pour notre propos : la nature de la relation soignant-soigné. Car les soins ne sont jamais une simple réponse technique à la maladie et au défaut de bien être d’autrui. Ils instaurent une relation humaine fondatrice du secours amical, bien veillant et efficace. Voilà qui doit être placé au creux de l’exigence d’équité.
Or, vous le savez mieux que moi, l’évolution en toutes directions de l’humanité a complètement bouleversé le paysage médical. Avec des différences notables dans leur vision du monde, le rythme de leur histoire, les pesanteurs de leurs structures, toutes les nations du monde se trouvent aujourd’hui, du point de vue qui nous intéresse, et à des degrés divers, confrontés à des problèmes de même nature, finalement.
La santé comme besoin fondamental de l’homme est toujours envisagée comme un bien à réaliser coûte que coûte, et définie comme le fonctionnement normal de l’organisme en l’absence de maladie et l’élimination de la souffrance, ce qui implique la compréhension et l’action sur les innombrables facteurs qui s’échelonnent tout au long de la vie et qui sont en perpétuelle interaction avec le milieu environnant. La santé qu’elle soit physique ou mentale, individuelle ou publique est à préserver à chaque défaillance. Ainsi définie dans un sens on ne peut plus vaste, la santé et les besoins en soin ont littéralement explosé au cours des dernières décades.
L’urbanisation croissante et démentielle a fait de l’hygiène l’obsession commune. L’explosion démographique a donné à la santé maternelle et à la mortalité infantile une place inattendue. Les coûts du progrès économique comme ceux du progrès social ont mis la santé au premier rang de nos priorités dépassant trop souvent ceux de l’éducation et de logement, et même parfois de l’alimentation elle-même.
Parallèlement les progrès extraordinaires de la recherche et du savoir-faire médical ont permis d’apporter des réponses appropriées et efficaces mais hautement coûteuses qui ont presque partout dans le monde dépassé, et de fort loin, le niveau des ressources disponibles. La gestion des allocations publiques et celle des familles est devenue un véritable puzzle impossible à construire. Enfin et en parallèle les revendications légitimes ou inconsidérées des masses de plus en plus exigeantes transforme les soins en droit aux soins ; et portent les exigences de plus en plus loin.
Toutes les sociétés du monde vivent aujourd’hui et souvent dans l’urgence et dans le drame, ce genre de tension. Le droit à la santé –inséparable du droit à la vie- tient rarement compte des ressources de l’Etat et des revenus des familles. Et les pouvoirs publics interviennent de plus en plus, compte tenu de leurs obligations, dans la vie privée pour inciter les citoyens voire les obliger à se garder en bonne santé …
La santé donc n’est plus une simple affaire personnelle ou de famille. Les sentiments, sans disparaître bien sûr, y tiennent une place de plus en plus ténue. La relation humaine pourtant essentielle n’est plus qu’un facteur parmi beaucoup d’autres. Nous passons d’une santé « clinique » à une politique universelle de la santé. Certes le médecin de famille et le médecin de campagne survivent encore mais pour combien de temps ? Le docteur ne se rend plus aux malades ; ceux-ci se rendent à l’hôpital ou à la clinique. Les soins hospitaliers remplacent les soins à domicile. C’est en termes de politique de santé qu’il faut maintenant parler. Et quelle pourrait être la place du souci d’équité dans une politique de santé ?
Notons tout d’abord qu’une bonne politique de santé est impensable sans une bonne santé du politique. Un Etat faible, incohérent inquisitoire ou répressif ne saurait mettre en œuvre une véritable politique de santé qu’exige une approche lucide et la courageuse mise en œuvre de ses composantes théoriques, juridiques, administratives, médicales et techniques. Un système de santé englobe les professionnels médicaux et para-médicaux, les établissements de soin et leur entretien, les appareillages multiples et sophistiqués ainsi que leur maintenance, la tenue de statistiques fiables, le recours à l’informatique, la production et la répartition des médicaments, des rapports compliqués et souvent inégaux avec les laboratoires … Elle doit tabler sur une population active de l’ordre de 15%, autant peut être que les enseignants – un équilibre instable entre l’offre et la demande, une place spéciale et vigilante aux grands événements comme les épidémies ou les maladies émergentes , la santé de la femme et de l’enfant, celle des personnes fragiles comme les handicapés ou les gens du troisième âge.
Or certains des éléments fondamentaux de la politique de santé, souvent impondérable ou imprévue échappent à beaucoup d’Etats. En sorte que le médecin n’est plus seul après Dieu. Son rôle est occulté, son statut amoindri, son prestige écorné. La relation bilatérale soignant-soigné si essentielle dans le processus même de la guérison est si déterminante pour situer l’équité à l’horizon de nos politiques. L’équilibre de ses nombreux facteurs dans l’ensemble des processus thérapeutiques, est noyé dans tout un réseau de rapports anonymes avec l’administration, les caisses, les laboratoires … Les soins sont devenus de masse, les établissements encombrés, les traitements en chaine et souvent déclinés sur des imprimés standardisés … La confiance si importante se perd et la relation soignant-soigné a changé en durée, en qualité et en efficience.
Un système de santé aussi équitable que possible suppose l’adhésion sociale, la gestion efficace et l’humanisation inséparable de l’équité. La première dit l’ordre des priorités dans les dépenses publiques ou des familles pour dire ce qui est plus urgent de satisfaire la santé, l’éducation, le logement, l’environnement ou les loisirs. Ces choix ne peuvent être imposés d’en haut mais définis avec les intéressés eux-mêmes et assumés par eux. La deuxième doit garantir l’utilisation la meilleure des ressources humaines et matérielles pour éviter la surcharge du personnel, les gaspillages en tout genre et l’usure prématurée des appareillages dont souffrent tant de systèmes de santé. Enfin l’humanisation véhicule avec elle l’équité. Elle ménage les interstices par lesquels les jugements d’équité rendent possible la pratique de l’équité. Celle-ci est conçue, agencée et mise en œuvre par les médecins dont il faut redéfinir les rôles et les statuts. Elle est le phare et les médecins en sont les gardiens. Aussi doivent-ils être formés en conséquence.
(*) Texte de la conférence inaugurale prononcée à l’occasion de la Tenue à Tunis du 9ème sommet mondial des comités nationaux d’éthique médicale, le 26 septembre 2012.
Abdelwahab Bouhdiba